Rencontre sur le Mékong

samedi 14 décembre 2013

YAMA ET NIYAMA (5) Brahmacharya - la chasteté -

Yoga sutra, II, 38, Brahmacharya - la chasteté 


Le yoga condamnerait-il ce qui nous séduit le plus ? Si l'on cherche à comprendre vraiment ce que sous-tend ce yama, on n'y trouve rien que de très acceptable...


Ce sutra, comme beaucoup d'autres, est diversement traduit. I.K. Taimni parle de "continence sexuelle" pour "plus de vigueur". On trouve aussi "abstention d'incontinence" (trad. de G. Francis dans le livre d'A. Bailey). Souvent on trouvera aussi "modération" - ce qui met cet état à la portée de tous.
Il semblerait bien que si la chasteté pure et dure est exigée par certains yogi, c'est pour éviter de gaspiller cette énergie fondamentale et l'utiliser sur des plans supérieurs. Comme le dit Taimni "l'énergie sexuelle peut être considérée comme n'étant que la forme grossière de cette énergie plus subtile qui est appelée Oja." Il s'agirait donc d'une sublimation que seuls peuvent réussir ceux qui maîtrisent parfaitement leur instinct sexuel "et pas ceux qui s'abstiennent seulement un certain temps d'en user."
Vu ainsi, le projet est difficile : il ne s'agit pas seulement de refuser l'acte mais également et surtout de contrôler les pensées qui sont à l'origine du désir, de telle sorte "que la plus légère stimulation de nos instincts sexuels n'est possible à aucun moment." Autant dire que cet état  - qui n'est pas un refoulement - n'est pas accessible au premier venu, fût-il un yogi de longue date.

Pour les moins avancés qui n'accèdent pas encore pleinement à brahmacharya, il est toujours possible de ne pas se soumettre systématiquement aux exigences des pulsions sexuelles. Céder à toute envie dès qu'elle se fait jour, c'est se rendre dépendant d'un mécanisme psycho-mental (un de plus !) donc perdre un peu davantage de sa liberté et de l'énergie qu'on a décidé d'orienter vers l'essentiel. 
Gaspiller ce potentiel serait une attitude aussi fausse que d'en nier l'utilité.

Nous n'évoquerons pas l'utilité physiologique de cette faculté que la nature nous a donnée mais l'utilité philosophique et spirituelle. En effet, le plaisir sexuel est considéré par certains auteurs comme les prémices de la béatitude à venir. Sa limite nous ramènerait à nos limites actuelles, notre état d'imperfection. 

En nous gardant de pousser trop loin ce qui n'est qu'une analogie, il demeure certain que pour l'être humain, constamment en quête de bonheur, le plaisir sexuel ouvre par sa fulgurance une zone de conscience extra-ordinaire car l'ego s'éclipse. Tensions, peurs, tiraillement, tout ce qui nous limite s'évanouit. Ce moment d'une infime durée semble contenir l'éternité et laisse en nous le souvenir d'un état non contraint par le relatif. Il nous emporte au-delà des contingences. Que l'orgasme survienne et le mental disparaît avec tout ce qu'il charrie de freins et d'obstacles divers : "je" n'existe plus. La conscience d'être pleinement, absolument, outrepasse toutes les frontières qui enserrent et asphyxient le moi habituel. 
Voici ce qu'en dit Denise Desjardins :
"Est-ce égoïsme ? Est-ce se servir du partenaire pour atteindre un état autre ? Est-ce nier la personne pour atteindre un état autre ? Mini-samâdhi, égoïsme ou partage d'un états de conscience élevé, peu importa le nom qu'on lui attribue. Le fait est là, qui donne une dimension plus vaste à l'être humain (...) L'amour et l'amour sexuel ouvrent une porte vers un monde plus haut, plus vaste. L'appel de l'âtman (le Soi), du fond de la "caverne du coeur" où il réside, trouve son écho dans cet amour qui le reflète." (Mère, sainte et courtisane, La Table ronde, p.66)

Ce point de vue trouve sa justification dans la Brhad Aranyaka Upanishad. Le sage Yâjnavalkya explique que l'élan amoureux est un reflet dévié de l'amour unique dirigé vers le Soi. Ce n'est pas pour l'amour de son mari qu'on chérit son mari, mais pour l'amour du Soi.
Il n'est dès lors pas étonnant que l'acte amoureux soit sacralisé dans de très nombreuses traditions, que ce soit en Inde (où il prend la forme d'un rituel), dans l'Islam ou le Judaïsme (voir A. Chouraqui : La vie quotidienne des Hébreux au temps de la Bible, éd. Hachette), pour ne rien dire du Tantrisme (abordé dans un article de ce blog).

Seulement un risque se cache derrière cette réalité : celui consistant à confondre les moyens et la fin. Sans compter que tout plaisir crée en nous un besoin qui exige réitération et nous emporte dans la roue sans fin du plaisir, donc de la souffrance. 
Comment dès lors, sortir de ce qui peut s'avérer être une impasse ? D'un côté le refoulement qui appelle la négation du désir sexuel ou les mortifications que s'imposent certains ascètes  ; de l'autre côté la quête débridée, parfois frénétique d'un état de bien-être réel mais éphémère et frustrant parce qu'impermanent...

La solution pourrait se trouver dans une attitude toute de bon-sens. Swami Prajnanpad emploie une image : la vie sexuelle est comme une mangue ; elle tombe de l'arbre elle-même lorsqu'elle arrive à maturité. "Le désir d'union physique peut s'élargir, être sublimé par d'autres intérêts (...) La sexualité prend alors une place mineure. Elle peut diminuer, s'enrichir de buts plus grands, sans qu'il soit besoin de la réprimer ou de la supprimer" (ibid)

En un mot, il s'agit ni de brutaliser (plus on réprime, plus on y pense et plus on désire), ni de céder trop fréquemment à ce qui peut devenir une addiction, une obsession et "bien souvent, fausse échappatoire à l'angoisse devant son destin d'homme ou de femme." (ibid)

L'expérience nous prouve par ailleurs que le désir de ne faire qu'un avec l'autre n'est jamais satisfait (et c'est sans doute pourquoi il revient sans cesse), la demande n'ayant pas été comblée en profondeur - ou à peine le temps d'un éclair. L'étreinte, si étroite qu'elle soit, fait disparaître l'autre de notre conscience et nous isole. La fusion totale est donc impossible - elle est tout au plus illusion de fusion.
C'est pourquoi naît parfois la certitude que seule est possible une union sur un plan plus subtil. 
L'acte sexuel aurait alors pour résultat de mener vers la prise de conscience (restant ensuite à intégrer, à expérimenter) que notre plus intime d'unicité, de non-dualité, peut passer dans un premier temps par la voie du corps, mais qu'il ne peut s'y arrêter et doit se vivre aussi sur un plan méta-physique, non dépendant du désir pulsionnel. 

                                                                                                                                     GD


YAMA ET NIYAMA (4) - Asteya - le non-vol

Yoga sutra, II, 37... Le non-vol... sans oublier la convoitise, à la racine du "vol"

  •  "A celui qui ne vole pas, tous les joyaux deviennent accessibles (E. Wood)
  •  "Quand l'abstention de vol atteint son point de perfection, le yogi peut obtenir tout ce qu'il désire" (A. Bailey)
  •  En étant fermement établi dans l'honnêteté, toutes sortes de gemmes se présentent (devant le yogi)" (Taimni)
  •  "Toutes les richesses possibles se présenteront à celui qui est fermement établi dans l'honnêteté" (Y. Mangeart)

Il y aurait beaucoup à dire sur les nuances qui apparaissent d'une traduction à l'autre... Contentons-nous de relever le point commun de ce sutura concernant le non-vol : en gros, le yogi qui s'abstient de voler obtient la richesse. Le côté "carotte" (le bâton n'étant suggéré qu'a contrario) relève probablement d'un souci pédagogique : les sutra s'adressent à des néophytes encore tendres aux désirs et sensibles aux promesses de récompenses.  Ainsi les Maîtres font-ils progresser les ânes avides de carottes que nous sommes...

Il va de soi que le vol dont il est question ne concerne pas seulement l'appropriation illégale de biens matériels. Celle-ci est plus souvent intellectuelle, affective voire spirituelle. L'attitude juste exclut la possibilité par laquelle il peut nous arriver de revendiquer comme propriété ce qui appartient à autrui. Le désir est le moteur qui induit ce type de comportement. Par exemple je veux m'accaparer les sentiments d'une personne quand ce n'est pas la personne elle-même.
Le langage amoureux regorge de ces expressions qui prétendent exprimer l'amour alors qu'elles ne font qu'affirmer la volonté de possession, humainement et spirituellement illicite. Ce n'est pas par hasard que le vocabulaire employé est alors celui de la violence et de la guerre : pour conquérir F. je fais son siège, je m'empare de son coeur ; enfin, elle se rend et je peux la prendre. Désormais elle à moi, captive...

Ce qui pousse à désirer ce que l'autre possède et que j'aimerais bien posséder aussi, c'est la convoitise. Convoiter (de cupidietare, "désirer avidement"), n'est pas voler mais c'est le moteur qui, toujours, précède et pousse à l'acte de voler. La convoitise s'exerce sur des biens matériels ou abstraits et, plus gravement encore, sur des êtres. Convoiter un homme ou une femme c'est le/la considérer comme objet qu'il s'agit d'avoir. C'est ainsi que fonctionne l'amour-passion qui est toute concupiscence, alors que l'amour vrai est oblation, toujours bienveillant.

La convoitise a elle-même sa source dans la jalousie, apparaissant dès que se fait jour une comparaison. Il/elle a plus d'argent que moi ; je vais tenter de remédier à ce déséquilibre en faisant de sorte de me procurer ce qui me manque, et si ce ne peut être légalement, au diable les scrupules ! Le monde professionnel, en particulier le milieu des affaires et celui de la finance, abondent de ces attitudes de requins d'eau trouble.

La comparaison aiguillonne le désir, la volonté de posséder. Il n'est cependant pas nécessaire de passer à l'acte - le vol - pour que ne soit pas observé asteya. Le désir d'appropriation est déjà un manquement à ce yama. Il focalise une énergie tout entière tendue vers autre chose que l'accomplissement intérieur. Il est égarement.

Jésus ne dit rien moins que cela : "Gardez-vous attentivement de toute cupidité ; car même dans l'abondance, la vie d'un homme ne dépend pas de ce qu'il possède." (Luc, 12)

Gandhi, lui aussi, condamne avec virulence la convoitise : "Désirer mentalement quelque chos appartenant à autrui, ou regarder cette chose avec convoitise, est aussi un vol." Il en va de même pour la possession du superflu : "Un objet, même s'il n'a pas été acquis par vol, doit néanmoins être considéré comme dérobé, si on le possède sans en avoir besoin." Cette vision, que d'aucun jugeront marxisante, et pour excessive qu'elle puisse paraître par les temps qui courent, mérite réflexion : "Les créatures n'ont le droit de posséder que dans la mesure où cela leur est nécessaire pour se remplir l'estomac" (Lettres à l'âshram).

Il serait donc un peu hâtif de voir dans cette exigeante tempérance une forme d'austérité justifiée par le lieu, les conditions économiques difficiles de l'époque et la religion concernée (hindouisme). Chacun connaît le passage des Evangiles où Jésus évoque les oiseaux qui n'ont "ni cellier ni grenier" - donc qui ne thésaurisent pas - et que Dieu nourrit. Nos garde-robes, nos frigos, nos comptes-en-banques ne sont jamais trop pourvus... alors qu'à proximité d'autres claquent des dents pour cause de faim et de froid. Songer à cela tandis que nous sommes à la banque, au supermarché ou au restaurant n'est pas très confortable. Comment assumer ce sentiment de gêne, voire de culpabilité (qui n'a rien de spécifiquement judéo-chrétien), s'il m'envahit ? 

La non-convoitise, conséquemment le non-vol, garantit une forme de sobriété, de retenue qui peut se vivre aussi bien dans l'abondance que dans la pauvreté. Montaigne le bien loti exprime pour lui-même ce constat, dans un aveu qu'il fait avec beaucoup de simplicité : "Je n'ai eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pourtant un règlement d'âme, à le bien prendre, également difficile en toute sorte de condition..." (Essais, II) Néanmoins, on comprendra plus facilement l'avidité d'un démuni que la rapacité d'un milliardaire. Comme on comprendra que Jésus mette en garde les riches : "On ne peut à la fois servir Dieu et Mammon" (Luc, 16). Leur préoccupation, orientée (désorientée, plutôt) part la crainte de perdre et le désir d'accroître leurs biens, les détourne des "joyaux intérieurs" - ce qui rend l'accès au "paradis" (à la sérénité, la délivrance) plus difficile que le passage d'un chameau "par le chas d'une aiguille".

La convoitise nous ferme à tout ce qui n'est pas l'objet convoité. Donc à nous-même, à nos véritables richesses intérieures, et à autrui ; ce, particulièrement dans le domaine des sentiments. Comme dit Proust "on n'aime plus personne dès qu'on aime." Comprenons : on n'aime plus personne lorsqu'on convoite quelqu'un. On n'aime pas non plus la personne convoitée. Ou alors on l'aime comme une proie dont on veut se repaître, physiquement ou affectivement.

Parlant de cet amour (qu'on qualifie fort justement de "dévorant"), le même Proust, en une formule ramassée, dénonce la vanité de notre désir qui prétend posséder "l'enveloppe close d'un être qui par l'intérieur accède é l'infini". Ainsi sommes-nous, sous l'emprise de mâyâ : constamment séduits par l'"enveloppe", les apparences, surtout lorsque celles-ci reflètent la beauté parfois sublime de l'Essence. Nous estimons alors pouvoir nous emparer de l'une en possédant l'autre. Belle erreur par laquelle nous croyons que ce qui Est  peut être capturé. Comment ne pas songer à l'attitude ambiguë de certains disciples envers le Maître : leur vénération fascinée est-elle toujours exempte de convoitise ? Ne cherchent-ils pas à s'approprier sinon ses pouvoirs, du moins son état de sérénité, de bonheur inconditionné ?

Admirer sans convoiter est assez rare. C'est sans doute dans la contemplation esthétique d'une oeuvre d'art que nous vivons le plus purement cet état sans désir. L'oeuvre se possède mais non sa beauté. Alors que les plaisirs charnels, sensuels, nous tiennent en esclavage, le plaisir esthétique nous détache du monde, nous libère.

A nous d'en tirer l'enseignement convenable. Vivre chaque moment comme on écouterait une symphonie n'est sans doute pas aisé. Mais se mettre en harmonie avec l'instant présent, accepter ce qu'il nous offre (souffrance ou bonheur) n'est pas impossible. Accepter ce qui nous est donné sans chercher davantage sur quelque plan que ce soit, crée en nous un espace de détente (l'avide est toujours crispé) qui nous rend plus disponible à autrui et à l'Essentiel. Donc à l'amour auquel ne peut que mener asteya.

                                                                                                                                    GD





mercredi 16 octobre 2013

POESIE ET QUETE D'ABSOLU (7) - Conclusion

Conclusion


A quoi bon la poésie ?

Nos sociétés actuelles "rejettent la poésie comme elles marginalisent la spiritualité ", avance Nathalie Nabert, universitaire et poétesse. La poésie (Malherbe le disait déjà au XVIIe s.) ne sert à rien. Cette "perte du désir de poésie " va de pair avec la "perte du désir de transcendance". Pourtant les grandes crises (nous y sommes !) nourrissent ce désir. L’abondance matérielle nous éloigne du spirituel. Le manque matériel nous y ramène car il nous fait prendre conscience de notre fragilité.


La non-reconnaissance de la poésie, que le poète vit dans une relation plus profonde avec ses poèmes,  une sorte de tête-à-tête, peut être déchiffrée comme le signe d’une crise spirituelle : ce n’est pas la société qui condamne la poésie, mais l’existence de la poésie qui révèle la misère de l’époque, son mal profond, son incapacité à être.

Les poètes, heureusement, même s’ils ne sont pas lus,
continuent à écrire. Ce sont des gens comme nous mais peut-être plus sensibles, plus tournés vers l’intériorité, plus aptes à exprimer ce que nous n’arrivons pas à formuler. Leur mérite est entre autres de mettre des mots sur ce que nous vivons aussi mais confusément, que nous pressentons obscurément en nous. De ce point de vue les poètes, même les mâles, sont des sages-femmes. Ils nous aident à accoucher. Cela dit, eux-mêmes, en tout cas les contemporains, ne s’assignent pas de mission particulière. En fait ils sont devenus poètes parce qu’ils l’étaient en naissant : ils n’ont pas eu plus le choix qu’une poule a le choix de pondre des œufs !

On demandait à Ph. Delaveau ce qui le pousse à écrire. Voici sa réponse :"Je n’ai pas été poussé, comme on dit qu’un voilier, sur le bassin du Luxembourg, est poussé du bâton vers la margelle. C’est la poésie au contraire qui m’a tiré à elle, […] Mais je reste persuadé, au départ, de la réalité d’un appel : je crois à la notion de vocation en art – au sens religieux. Chaque poète, chaque artiste, est appelé à une quête, en recevant une certaine intelligence de la langue et du monde pour  découvrir les conditions de son propre langage. Il reste alors à descendre au fond de soi pour découvrir ces matériaux nécessaires, ou à être disponible aux sources qui nous traversent, qui nous apportent d’étranges et lumineux éclats du monde. […] On connaît le raccourci toujours mythique : "un jour il entra dans un musée et en sortant, il était peintre. " Si les choses sont toujours plus compliquées, il n’empêche qu’il y a quand même du vrai dans ce coup de foudre pour un art, par lequel un être découvre la nature d’un appel."

Voici maintenant la réponse de Juarroz à qui on demandait ce qu’était pour lui la poésie : "La poésie est pour moi la plus grande plénitude de vie à laquelle je puis accéder. Je ne connais aucune expérience vitale de plus grande intensité. La poésie est mon identité. " (Poésie et création).Il dit avoir voulu "dessiner les pensées comme une branche se dessine sur le ciel. Si la poésie et la pensée étaient comme un arbre contre le ciel, peut-être que quelque chose d’aussi limpide qu’un oiseau viendrait s’y poser. (Poésie et création).
Pour Rilke, voici ce que sont les poètes :"Nous sommes les abeilles de l'Univers. Nous butinons éperdument le miel du visible pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'invisible."

Pour Charles Juliet (né 1934 à Jujurieux dans l’Ain - je n’ai malheureusement pas eu le temps de l’évoquer davantage) le poète vise à…"Extraire la vérité de ses propres tréfonds Retrouver une forme d’unité dans la parole ."Quoi qu’il en soit, tous ont de leur art une haute idée. Nous avons vu (du moins j’espère l’avoir montré un peu) que cette activité à laquelle ils s’adonnent est plus qu’un métier. 

C’est une véritable vocation (être appelé) voire une ascèse, en tout cas une démarche tout en profondeur qui engage leur vie et leur âme. De ce point de vue, ce sont des repères, des phares qui peuvent éclairer notre chemin. Ce sont des passeurs, des miroirs aussi, en qui nous nous reconnaissons. Leurs messages n’ont certes pas la clarté des discours philosophiques. 
Échappant aux raisonnements discursifs, les poètes ont ce pouvoir d’utiliser le langage pour lui faire dire plus qu’il ne dit habituellement. C’est pour cette raison qu’ils sont proches des chercheurs spirituels qui, eux aussi, ont fait le choix d’une quête qui, dans ses formes visibles, ou rationnelles n’a rien de transparent aux yeux des non avertis.

Écoutez ce court extrait, il est de C. Vigée, et il me semble qu’il résume bien la dimension énigmatique de cet art mystérieux :
"Persiste une faible pulsation de lumière verte égarée dans la neige, comme une trace où s'allument la joie et la détresse qui peuplent cette vie unique. Au détour du chemin, Partout, nous guettons le chaos :mais jamais nous ne serons de sa compagnie. dans notre fragilité extrême, l'ultime don du corps, à la lueur naïve qui, d'esprit, le couronne. Jusqu'à sans fin nous resterons, vieux jardiniers de l'avenir, fidèles à la rose blanche qui empourpre nos nuits." (mars 2004)"La rose blanche qui empourpre nos nuits " Qui dit que le blanc est froid comme la mort ? Penser hors des clichés. Créer des rencontres de mots surprenantes comme des étincelles, réconcilier les inconciliables nous fait approcher qqch d’apparemment impossible et que, paradoxalement, nous trouvons tout-à-coup évident…

La condition humaine est d’ailleurs telle que toute réflexion la concernant mène à la conscience d’un paradoxe : nous ne sommes pas grand-chose au vu du cosmos qui nous enveloppe, et pourtant, comme disait Pascal, fragiles roseaux, nous sommes plus grands que la nature qui nous domine parce que nous avons la pensée. Le tout est de savoir ce que nous voulons en faire : des armes nucléaires ou de la vie.Depuis ce rien que nous sommes, au regard du tout, nous avons cependant la possibilité de nous accomplir. Nous ne pesons pas grand-chose dans la création. Et pourtant notre légèreté est peut-être notre chance et notre force 
Écoutez une dernière fois C. Vigée  (Les pas des oiseaux dans la neige)
"Deux étoiles filantes sur la montagne obscure : déjà leur cœur de braise agonise et s'éteint. Que reste-t-il de nous quand le temps se retire ?à peine une buée, ce souffle qui s'efface sur le miroir brisé. L'œil ne suit que la trace du vent dans les nuées; Et pourtant nous y danserons, chanteurs au bec léger, crânes d'oiseaux en fête aux frêles osselets déjà remplis de rien : un peu de cendre blanche sur la langue muette."

Nous sommes des étoiles filantes. Dans le ciel de cette terre nous ne brillons pas longtemps mais nous avons pour nous la conscience, donc la capacité de prendre notre course lumineuse en charge et de la prolonger. Encore faut-il être attentif à développer cette conscience. Les poètes n’ont peut-être pas trouvé la clef que proposent certaines disciplines spirituelles pour sortir du bocal (comme dit Satprem). Le moyen qu’ils ont choisis pour exister (écrire) ne les comble jamais tout-à-fait parce qu’il ne prend pas en compte toutes les dimensions de l’être. Cependant ils sont des balises, des repères que nous pouvons utiliser pour nous aider à voir plus clair sur la route de nos forêts.

A nous de rester vigilants, de ne pas nous laisser séduire par les blingbling que la vie nous présente sans cesse. Je nous souhaite de poursuivre notre quête et de ne pas nous en laisser détourner. Vous savez qu’une des vertus mentionnées par Patanjali est la constance, la fidélité à la direction empruntée (abhyasa – l’autre vertu cardinale étant Vairagya – le non-attachement). 
Quoi qu’il advienne, si nous avons pris le départ, persistons dans notre folie, au final beaucoup moins folle que toute la raison du monde dont on peut voir les effets édifiants sur les 1ères pages des journaux…

Avant de nous séparer je vous laisserai sur un dernier extrait de Cl.-H. Rocquet (né 1933), un poème à méditer. Nous pouvons y trouver une motivation si nous doutons, et que ce que nous vivons ne nous semble pas justifier les efforts fournis. Les séductions de la vie mondaine, le confort facile, la paresse exercent sur nous un terrible attrait. Le travail et les loisirs remplissent nos journées jusqu’à saturation, ce sont les sirènes de notre époque qui cherchent à nous débarquer et à nous engloutir. 
Comprenez dans ce texte que Viviane symbolise ce pouvoir de séduction qui fait naître en nous l’envie de nous perdre dans la possession – qui est une quête pervertie. Envie terrible qui peut nous occuper une vie durant et qui n’est jamais satisfaite parce que, finalement, nous ne possédons jamais rien :
MERLIN parle :

"Je pouvais dire aux sources d'être pierres, au ruisseau qu'il se dresse comme un arbre. Je disais aux nuages : "Venez ! Descendez ! " Ils descendaient les flancs de la colline et broutaient l'herbe. Et les troupeaux des vaches devenaient nuages et s'éloignaient en pleurant sur la mer. Je changeais en nid les orages et les posais à la fourche des chênes. Hélas ! Je n'ai jamais su voir l'ordre divin du monde et cette perfection d'une clochette de muguet dans la lumière de Pâques. Je pouvais dire aux îles de faire voile vers l'abîme. L'avare qui plongeait dans ses coffres ses mains étreignait des vipères. Le pauvre avait la surprise au matin d'une table de neige et de pain tiède. Mais je riais de l'un comme de l'autre. Le vent passant sur le champ d'orge ou de blé le faisait champ d'ortie ou de ronce, si je voulais. Les maisons prenaient feu soudain comme des bougies, pour m'éclairer sur mes chemins de nuit. Les chevaliers luxurieux tombaient dans un sommeil de cristal noir.Ô Viviane rousse et couronnée de violettes – couleur de mûre et d'encre écolière, amère enfant ! ô Viviane !J'ai préféré l'odeur de ta chevelure à toutes les odeurs de la forêt et le goût de ta bouche d'airelle à tous les fruits des vergers et des bois, à tous les fruits magiques. À toutes les clartés de lune et de soleil, à toutes les aurores, à toutes les étoiles insensées, à toute la sagesse des étoiles, à tout éclat des comètes, j'ai préféré ton visage et tes yeux, ta lumière charnelle. De toi je n'ai rien eu, rien, que la distance et le désir, le véhément amour qui tord le coeur et l'incendie, le brise, et me voici debout dans le tombeau de ton rire et tu n'as pas eu vers ma misère un seul regard, ô Viviane.– Ainsi pleurait Merlin dans la forêt de givre." (Cl.-H. Rocquet)
                                                                                     G. Duc

              

POESIE ET QUETE D'ABSOLU (6) - Poésie et yoga

Des trajectoires voisines



Obstacles rencontrés, épreuves vaincues ou non, font que yogi et poètes sont des frères. Mais des frères séparés.



Plutôt que de recenser ou de passer systématiquement en revue un certain nombre de poètes (ce serait fastidieux et puis combien ? et quel choisir ? vous voyez la prétention !) j’ai pointé quelques-unes de leurs façons de concevoir le problème que pose le fait de vivre et, par rapport à ce problème, ce qu’ils attendent de la poésie.

On s’aperçoit vite 1/ qu’ils  peuvent aller très loin dans l’évocation de ce qu’est le tragique de la condition humaine, 2/ qu’ils ne l’analysent pas comme le ferait un psychanalyste mais l’expriment spontanément, sans distance autre que celui du travail de la forme, du style, 3/ qu’ils captent ainsi, par la magie du verbe, l’essence des choses et du monde, qu’ils approchent la source au plus près.

Ils ne prétendent pas expliquer ce qu’ils ignorent (et les fait écrire – si je sais je n’ai plus besoin de chercher, donc de dire). Ce sont des témoins en quelque sorte. Des témoins de leurs propres métamorphoses, de leurs propres expériences avec les sentiments exalté ou désespérés qui accompagnent leurs tribulations intimes. Et ces témoins, même réfractaires à toute idée de transcendance, rejoignent nos préoccupations les plus spirituelles.

Gérard Bocholier (1947) le dit à sa manière :

                       "Les paroles laissées

                        Sur ces bords par le vent
                        Ne sont pas des adieux
                        Légués à la lumière
                        Des graines seulement
                        De ciel à mettre en terre
."
                       La Venue (Arfuyen, 2006)



La révolte ou le consentement

La quête spirituelle commence souvent par un refus, voire une révolte, une colère qui naît de notre condition limitée, véritable scandale métaphysique : pourquoi ai-je été créé avec la possibilité d’imaginer la possibilité du divin alors que j’ignore même en raison si le divin existe ? Nous le disions au début, nous sommes incomplets, des dieux tombés qui se souviennent des cieux et qui, dans un premier temps s’insurgent contre cet exil. Pensez à Satprem. Examinez votre propre trajectoire…  Bcp d’entre vous ne seriez pas ici si vous étiez satisfaits et repus. Vous refusez de n’être nourris que par ce qui vous est offert. A la vie que vous menez, pour agréable qu’elle soit, il manque une dimension. Vous vous accommodez plus ou moins de ce manque (je suis né, il faut assumer) ou bien vous n’en pouvez plus de le supporter. Si vous pratiquez le yoga, si vous êtes adeptes d’une croyance c’est plus facile. La plupart du temps c’est parce qu’ils ne croient à rien que les poètes sont contraints d’écrire leur souffrance, donc leur colère, leur révolte, c’est pour eux le moyen de l’exorciser en partie. Si j’ai la foi je me réfugie en Dieu et l’écriture sera moins une quête qu’un chant de louange. C’est le cas des poètes croyants mais pas des autres.

Ecoutez ce que dit Jean pierre Parra (vivant) en 5 vers :
"Coeur enserré
dans l’espérance sans fin qui tue
tu attends
cris entendus mis dans la bouche
le Dieu qui tarde"

(Comme un poison lent qui étreint la flamme de vie ISBN: 978-2-35421-069-8)

Les raisons de crier sa colère sont infinies.
La plupart du temps cette colère se dresse contre l’absurdité du monde que nous offrons à nos enfants, contre l’impossibilité qu’éprouvent les artistes méprisés à changer le cours d’une évolution qui appartient tout entière aux hommes de pouvoir et à la modernité. Je prendrai deux ou trois exemples chez Gemma Tremblay (québécoise, née 20 avril 1924 morte 27 avril 1974)

"L’enfant inachevé grommelle près du fourgon
du globe
politisé jusqu’aux moelles
dans les fours crématoires de pollution
l’enfant paie trop cher le don du lait
n’a plus le temps d’empoigner sa vie"

Et, plus loin, du même auteur :
 "Je crie à fendre l’âme
les mains ouvertes sous les gelées matinales
[…]
Comment m’orienter, mes cris étouffent
de mille pieds de neige à déplacer.
[…]
en moi s’éventre un cri qui ne veut pas mourir
la révolte pénètre dans la nuit jusqu’à l’aube "
(Le verbe traqué)


Ou encore, dans un autre recueil (Cratères sous la neige), cette même révolte devant l’absurdité des comportements de notre civilisation :
 "Je ne peux plus te voir grandir pays sans effarement ni douleur j’entends les démolitions d’entre les marteaux les clous joyeux gratte-ciel de vertige ma voix prend forme de l’avenir pressuré. "
"Car je m’insurge contre toi et ta dureté de roc quand tu piétines les comédiens et les artistes "
"Ah ce silence couvert par notre cri notre langage
je sais mais je ne sais plus dire
et je sens bien mon cœur qui flanche à grand coups
mon cœur je le sens qui s’arrête
car la mesure de souffrir inavouable admet sa mesure "

Face à l’inexorable absurdité de l’existence (qu’ils ne cessent de dire dans leurs vers), les poètes ne sont pas tous révoltés. Confrontés même au pire, à la mort de l’être aimé par exemple, une prise de conscience peut s’opérer que la mort des autres nous révèle à nous-mêmes. Elle nous contraint à regarder en face notre vérité. Pour perdurer ici-bas, le grand art, c'est alors de savoir rire en pleurant, de danser avec la tristesse, comme avait osé le faire jadis Mozart aux heures les plus sombres et les plus lumineuses de sa brève existence, restaurant en nous tous, la plénitude joyeuse du cœur, vécue et assumée dans son secret déchirement. 

Comme la révolte, le refus de la révolte devient aussi matière à créer et, à mon avis, va plus avant sur la route de ce qu’on acceptera d’appeler l’évolution intérieure.
A partir de cette acception du vivre-malgré-tout, certains poètes, comme Claude Vigée, (né le 3 janvier 1921 à Bischwiller, et il passe son enfance en Alsace. Chassé par la guerre, il séjourne quelque temps (1940 - 1942) à Toulouse. Il assume alors totalement sa judaïté) peuvent entreprendre la quête du sens et transcender l’horreur de la disparition de l’être cher :
"Voilà plus de sept mois qu’Évy s’est éclipsée. Elle s’est glissée toute nue hors de frontières de notre monde ancien, absentée pour longtemps de la demeure close d’ici et de maintenant. Le mal d’être avec elle sans elle s’est creusé sournoisement un puits d’ombre dans mon corps. Déjà il se tait plus qu’à moitié : il fait la taupe en moi.
Allons, pour t’occuper gentiment chaque matin au réveil tu auras beau dire et faire, questionner, écouter, écrire, regarder partout autour de toi. Où que tu ailles dans ce monde-ci, où que tu t’arrêtes pour fuir, pour explorer, pour oublier le présent, même si tu es en train de dormir ou de rêver les yeux ouverts, jamais plus, jamais plus il n’y aura d’Evy.
Pour toi, comme pour elle, être ici, tête contre tête, c’est fini. Nous ne rirons plus ensemble une seule fois au lit, tous les deux. Mais moi, je veille seul avec le soleil du soir qui incendie le parquet et rampe au bas des murs, en cette longue soirée de fin d’été complice de tous les songes, dans cet appartement parisien soudain devenu suspect, presque trop familier, qui se fait chaque jour plus vide et plus silencieux.
Évy, ce n’est pas seulement toi que je pleure encore ce soir dans mon coin muet de Paris. C’est toute la vie que je pleure, cette vie qui s’en est allée avec toi et ne reviendra plus vers moi. Reste là un vieil homme désolé, qui écoute en ce moment le quintette pour clarinette tardif de Brahms pour traverser la nuit : le chant de ton absence, le clair et merveilleux appel en mineur de la lumière qui s’abîme si doucement dans le noir
. " (25 août 2007, vers minuit)
Une tristesse incommensurable émane des mots mais elle laisse percevoir aussi un dépassement chez celui qui a décidé de continuer et de vivre. Le poète sait ce qui l'a sauvé : "Je suis avant tout un poète. Ce qui m’a maintenu, c’est l’écriture de ces poèmes et la continuité de moi-même que l’effort de création exigeait à tout moment. "
L'écriture n'est pas seulement vitale pour lui, elle le fait re-vivre. Elle est rédemption.
"Je boite mais je vis… et ça m’aide à comprendre que la création n’est pas finie, qu’elle est imparfaite. " 

La solitude

Le chercheur d’absolu lui aussi est souvent devenu tel parce qu’il a refusé de s’installer dans cette misère existentielle, et qu’il sait, au fond de lui, qu’il peut en sortir à condition de se référer à des modes de pensée différents. Ne plus subir ce que le plus grand nombre juge inévitable, non pas crier, tempêter (c’est inutile), non pas courber l’échine (c’est indigne de notre condition) mais agir. Agir y compris dans la posture immobile du méditant.
De toute façon, dans un cas comme dans l’autre (révolte ou action, soumission ou action) la solitude est au rendez-vous : je suis le seul à pouvoir me transformer. Il faut donc mettre à profit cette solitude (parfois recherchée).
Les poètes incroyants, eux, n’utilisent pas cette solitude pour établir un lien avec une transcendance, ils l’utilisent (si l’on peut dire) pour créer, comme si le fait d’écrire (on écrit pour qqun) pouvait briser le cercle de la déréliction qui les enserre..

C’est surtout la solitude métaphysique et fondamentale de l’homme abandonné que chantent les deux poètes que j’ai retenus :
Jean Grosjean (1912 – 2006)

"La brume est accoudée à des tilleuls,
Un merle chante, une feuille s’égoutte.
Le chemin ne sait pas où il s’en va,
Le temps non plus.
Dieu se cache et se tait."

J.-P. Parra
"Coeur enserré
dans l’espérance sans fin qui tue
tu attends
cris entendus mis dans la bouche
le Dieu qui tarde."

Si Dieu se cache, avec lui se cache le sens de la vie.

Roberto Juarroz (1925 – 1995 – argentin) porte gravée en lui la peur profonde de la perte des repères : "le grand accident : la chute du néant dans le néant. ".

Ricardo Paseyro (né 1925 Gendre de J. Supervielle) exprime le même vertige devant notre incapacité à trouver du sens au monde :

Algues
"Peaux cuivrées, noires, blanches ou jaunes
venons-nous des algues primordiales ?
Et les algues, de qui ? De Dieu ? Du chaos ?
Et où retournons-nous ? À Dieu ? Au chaos ?
Pour dormir le soleil nous prête du feu,
pour veiller le ciel nous prête, lui, de l'ombre.
Je crains, à la fois, le réveil et le sommeil."

Cette impossibilité de comprendre (de se comprendre donc de comprendre le monde) se double de l’impossibilité d’être compris.
Comment dire aux autres ce qu’on ressent vraiment ? Comment exprimer l’indicible ?

Si je vous demandais de traduire avec des mots cette aspiration qui vous pousse (ou vous tire) en avant, si je vous demandais d’exprimer de manière fidèle ce que vous avez exactement ressenti durant cette seconde magique ou tout vous est apparu lumineux, simple, évident… ou au contraire quand tout s’est soudain trouvé plongé dans l’obscurité la plus opaque… Quand bien même trouveriez-vous les mots, comment vos interlocuteurs les comprendraient-ils ? Cf. le neti-neti des sages illuminés… Le silence de certains (SatChitAnanda, Chandra Swami)… Le langage apparaît parfois impossible, inadapté parce qu’il crée une distorsion avec le réel et son incapacité à dire vraiment ce qui est. L’expérience vécue seule importe. En parler n’avance à rien.
Mis à part un Rimbaud (et qques autres, inconnus et pour cause) ce n’est pas le point de vue des poètes. Ce qui les désespère c’est l’incommunicabilité, c’est de ne pas pouvoir dire exactement ce qui les anime. Dès lors naît en eux une nouvelle source de frustration, un sentiment d’impuissance qui renforce leur solitude.

Un grand nombre d’entre eux expriment leur incapacité, leur désespoir de dire juste. Cela explique le choix pour certains (les symbolistes, par exemple) d’une écriture quasi incompréhensible, voire hermétique (éviter de laisser le langage à ses limites triviales) ou, à l’opposé, surprenamment, une écriture d’apparence très simple, décrivant de façon quasi concrète et limpide des choses du monde quotidien. C’est alors comme si, les images et la musique des vers prenaient en charge l’indicible. Il revient alors au lecteur, sinon de comprendre, de ressentir les silences, d’en approcher la signification informulable. (cf. idem pour la musique). C’est le cas de Guillevic espérant que par le choix d’une écriture adaptée
"… ce sera la grande révélation
L’éblouissement où nos profondeurs
Se laisseront dévoiler "

Pour vivre malgré tout il faut sauver la fragilité de la lumière, se contenter de faire et refaire sans cesse des petits rituels quotidiens. Parce que, sous la surface transparente des insignifiances du quotidien, du monde minimaliste de la vie, peut alors se laisser apercevoir plus facilement une profondeur. De ce point de vue les souvenirs d’enfance jouent un rôle important parce qu’ils appartiennent à une simplicité qui n’est pas insignifiance mais qui est la marque quasi indubitable de l’innocence perdue donc d’un paradis perdu. Et quoi de plus essentiel (au yeux de ces poètes) que la résurrection en nous de ce paradis quitté ?
René-Guy Cadou (1920 – 1951)
"Odeur des pluies de mon enfance
Derniers soleils de la saison !
A sept ans comme il faisait bon,
Après d'ennuyeuses vacances,
Se retrouver dans sa maison !

La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées,
Sentait l'encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été.

O temps charmant des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d'oiseaux,
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau."

Et ce poème du même auteur (extrait) :
"Je dis les yeux d’enfants
Pareils à des pervenches
Ou à ces billes bleus
Qui roulent sur la mer

On va dans les allées
Comme au milieu d’un rêve
Tant la grand-mère a mis
De grâce dans les fleurs

Et le chat noir et blanc
Qui veille sur les roses
Songe au petit oiseau
Qui viendrait jusqu’à lui"
(Le jardin de Grignon)

Encore qq vers, pour le plaisir :
"II suffit qu'une lampe pose son cou de femme
A la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et 1'odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu'une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin"
(Celui qui entre par hasard)

Le mystique parti en quête de sens, lui, évite de se complaire dans le souvenir. Il essaie de vivre l’instant présent. Il essaie d’arrêter l’inutile ressassement de la mémoire et tente de faire taire  l’interminable monologue intérieur qui empêche l’émergence du silence.
Les poètes ne sont pas des êtres de silence et même lorsqu’ils en vantent les bienfaits ils le font… en parlant. A moins qu’ils nient la possibilité de ce silence comme le regrette Juarroz, comme s’il avait l’intuition qu’il dissimule une issue.

"Il n'y a pas de silence.

Penser n'est pas silence,
une chose n'est pas silence,
la mort n'est pas silence.

Être n'est pas silence.
Aux alentours de ces faits
il n'y a que lambeaux de nostalgie :

la nostalgie du silence
qui peut-être un jour exista.
Ou peut-être n'exista jamais
et peut-être devons-nous le créer ?"

Pourtant, si le silence paraît impossible, cesser de s’agiter est plus accessible et permet de découvrir que  le non-agir permet l’action juste :

Juarroz :
"Aujourd’hui je n’ai rien fait. 
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.

Des oiseaux qui n’existent pas ont trouvé leur nid. 
Des ombres qui peut-être existent 
ont rencontré leurs corps. 
Des paroles qui existent 
ont recouvré leur silence.

Ne rien faire 
sauve parfois l’équilibre du monde, 
en obtenant que quelque chose aussi pèse 
sur le plateau vide de la balance."
(
Treizième poésie verticale, traduction Roger Munier, José Corti 1993

Si on pense yoga : ne pas s’agiter c’est permettre aux choses de retrouver leur place juste.

Consolation par la communion avec la nature

Refusant le modèle offert par nos sociétés médiocres et sans aspiration à d’autres valeurs que matérielles, refusant de spéculer sur la compagnie des humains (on est encore plus seul quand on n’est pas seul), le poète chercheur se tourne vers la nature. Ce n’est pas nouveau (depuis le XIXe siècle avec les romantiques). Notons que nombre de mystiques commencent par quitter la compagnie des hommes. Cependant ce n’est pas pour fuir leurs semblables mais pour favoriser une rencontre plus essentielle. Cette rencontre avec le sens, avec ce que nous sommes vraiment ils l’attendent en partie de leur communion avec la nature parce qu’elle est plus proche de l’innocence primordiale, elle garde en elle l’empreinte de l’absolue perfection et nous renvoie le reflet de notre propre perfection.

De ce point de vue, après les auteurs romantiques du XIXe siècle, notre contemporain, Guillevic exprime dans nombre de ses poèmes : ce qu’il nomme "le désir inépuisable d’être en tout. " D’où sa joie à se fondre dans les éléments de la nature.
"Réjouis-toi comme jamais Du soleil qui vient jusqu’à ta table Te saluer. "
 Les nuages laissent-ils apparaître le soleil ? Il s’exclame : "Crions de joie, crions " : On est loin des cris de révolte devant la bêtise humaine ! C’est ici le cri de quasi bénédiction devant la beauté de l’instant solaire, le cri d’exaltation devant cette aptitude à pouvoir expérimenter la joie de l’union cosmique, de rejoindre pour un instant le centre de la vérité (celle du monde – la sienne. Le sujet observant et l’objet observé ne font qu’un – la vérité est une)

C’est aussi ce que dit un poète encore bien vivant, Lorand Gaspar (né à Târgu Mureş en Transylvanie orientale le 28 février 1925)

"comprendre vraiment ce qu’est être ici
nuage, martinet, homme ou caillou —
c’est ainsi dans les moments les plus simples
que le dire s’enracine en son vivre —
puise la saveur du jour dans la gorge
portée par l’ouverture trouvée,
pour d’autres parmi les herbes renaître –"
(Patmos)

Ou, différemment, Claude Vigée (1921) dans  L'amandier sous la lune

"Sur l'infime épaisseur des mots nous patinons
à reculons depuis l'enfance; nous chantons, nous dansons
vers l'infini sans regard et sans nom.
À peine un éclair sur la glace,
dans une poésie est inscrite la trace
de l'oiseau qui raya la fragile surface.

Parfois je crois surprendre un écho dans l’oreille
de ces mots murmurés,
que des voix de jadis, depuis longtemps perdues,
disaient presque en silence :
ainsi suinte la pluie de campagne en automne
à travers les feuilles mortes, avec tant de patience,
à la lisière du petit-bois de chênes gris et touffus
où le Ruisseau-Rouge chuchote,
puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre,
à pas de souriceaux, comme fait la semence,
par le chemin profond, la sente aux orties noires."

Extrait de Les orties noires, Flammarion 1982

Citons encore le poème d’un contemporain,  Philippe Delaveau (né 1950 à Paris). Chacun peut chercher pourquoi il a sa place dans notre réflexion. Après tout, on pourrait se dire : quel rapport avec notre thème : poètes et quête de l’absolu ? Rien de spirituel, direz-vous. Pourtant…


"Marcher parfois longtemps dans la prairie du vent.
Ses bottes malmènent les fleurs,
l’herbe aux rêves de voyage.

Puis le petit village près d’un bois.
L’harmonica d’une" eau rapide qui se cache
pour voir le ciel et l’ombre, et les cailloux
entraînés de ferveur, sur leurs genoux qui brûlent.

Entendre alors la persuasion très tendre
et douce d’un oiseau qui solfie les mesures
d’une clairière. Deux fois peut-être. Puis se tait. Se dissout
dans la perfection pure et simple du silence"

Parfois, le contact avec la nature est beaucoup plus directement signifiant du point de vue spirituel, parce que, derrière la création, on devine l’invisible présence d’un créateur que l’auteur évoque presque sans la voiler :
C’est le cas avec ce texte de Rainer Maria Rilke, (né1902, Paris) – mais il est vrai qu'il est croyant…

Automne
"Les feuilles tombent, tombent comme des lointains
comme si aux cieux dans des jardins éloignés,
tout flétrissait
elles tombent en gestes de refus.
Et dans les nuits la lourde terre tombe
depuis toutes les étoiles dans la solitude.
Nous tous nous tombons. Cette main là tombe
et vois les autres aussi : cela est en elles toutes
et pourtant il est quelqu’un, qui retient toute cette chute
dans ses mains avec une douceur infinie."

La nature non seulement permet un contact plus direct avec l’essentiel mais, dans la contemplation qu’elle  provoque, elle nous apprend l’instant. L’instant présent, vécu dans son instantanéité et dans lequel se blottit l’éternité.

R. Paseyro 
Instant
"Une bande de nuages au loin.
La moitié grise et blanche de la lune
est suspendue sans fil à un azur
si seul et cristallin qu'il paraît
ne pas avoir de fin ni pressentir la nuit.
C'est la soirée parfaite. On dirait
que tout doit continuer, intact, ainsi."
         Jardin de Marie-Thérèse

Et, pour finir, précisons que la nature lorsqu’elle devient objet poétique, paradoxalement, se met à exister en nous comme sujet et nous permet de devenir davantage ce que nous sommes sans forcément en avoir conscience :
"Nous devons parvenir, écrit Jarroz,
à ce que le texte que nous lisons nous lise. 
Nous devons faire en sorte que la rose 
Que nous venons de créer rien qu'en la regardant 
Nous crée en même temps " 
(Huitième Poésie Verticale).

Cette façon de percevoir est forcément le signe d’un lâcher prise. Le poète s’oublie pour laisser le monde exister en lui. Et c’est seulement à ce moment, dans cet oubli de soi, que le poète va exister pleinement.

Lâcher prise

Voici une notion qui doit éveiller quelque chose chez les adeptes du yoga ! Lâcher prise  consiste à mettre un frein à la volonté qui veut tout régenter, qui veut décider de tout.
Laissons parler G. Bataille (1897 – 1962) "le poète dispose de cette vertu sportive et rare : il pratique l’art du lâcher prise. Au lieu de s’agripper aux éléments du monde observé, ses mots leur insufflent une capacité d’envol […] Et voici que dans le souffle du poème les choses effacent leur contour. Ce faisant, elles tracent en filigrane l’impossible contour du non-lieu et du non-temps qui les a fait naître. Elles s’éveillent à leur propre vacuité. "

Lâcher prise c’est suivre le courant du fleuve plutôt que de nager contre lui ; c’est accompagner une énergie qui nous dépasse plutôt que de s’y opposer ; ce n’est pas capituler : l’oiseau planeur qui se laisse porter par les courants ascendants ne renonce pas à voler !
Bien sûr : renoncer à nos désirs crée une peur :

Écoutons Bernard Jacobiak (né 1932)
"Soudain tout s'est éclairé au-delà de toute attente
mais il a fallu plonger
Le don de la lumière ouvre à l'enfer et aux ténèbres.
-Il faudra les traverser; comme on traverse le désert,
mais sans caravane. -
Qui ne tremblerait pas ?
qui pourrait ignorer le mouvement de recul
et ne comprendrait pas le repli de la cave définitive
du sourd, du muet, du borgne des deux yeux qu'on était ?
Qui, s'il n'avait pas reçu la force inattendue, aurait pu
ne plus s'enrouler en un galet au bord du fleuve d'habitude?"

Vouloir combattre ce qui est, non seulement mène à un épuisement vain, mais nous empêche de rencontrer ce que l’abandon de nos volontés nous permet de discerner et qui est souvent l’essentiel :

Juarroz encore lui, ne dit rien d’autre :
"On dirait parfois
que nous sommes au centre de la fête.
Cependant
au centre de la fête il n'y a personne.
Au centre de la fête c'est le vide.

Mais au centre du vide il y a une autre fête."
(
Douzième poésie verticale, traduction de Fernand Verhesen)

Sortir de soi (pour se mieux se rencontrer)

Lâcher prise c’est s’oublier au profit d’une volonté supérieure à la nôtre – quelle qu’en soit la nature. C’est cesser de s’accrocher à l’image qu’on se fait de soi pour laisser émerger sa vérité profonde (Ishvara pranidhana - surrender). Cette attitude n’appartient pas aux seuls pratiquant de yoga. Elle est connue de tous les mystiques ("que ta volonté soit faite ") mais également d’un poète comme  Pierre Dhainaut (1935 Lille)
"… s’agit-il vraiment de faire éclater des limites ? N’est-il pas plutôt question de les accepter pleinement ? "Nous n’irons pas plus loin que ce rivage "… C’est l’adhésion aux limites, aux frontières, aux obstacles, c’est donc une forme d’introduction dans les limites qui leur ôte leur caractère oppressant et y découvre la présence de l’infini, du large, de la navigation sans cesse recommencée. "
"La poésie a vocation à accueillir le souffle de l’autre, des autres, de l’univers entier. C’est une respiration qui épouse les autres souffles. Elle suppose  donc une ouverture à l’Autre, un renoncement à construire sa propre statue, à marquer ses empreintes. L’écriture oublie l’empreinte que l’on peut tracer de soi-même ; elle n’est pas le prolongement du moi : "nous ne fixerons rien de nous ". Elle cherche moins à connaître qu’à reconnaître : non pas s’emparer de l’autre en le comprenant mais le laisser exister tel qu’il est ; "reconnaissance "… "
"Voix au-devant des voix " : parole, donc, comme rencontre, comme accueil, comme sortie hors de soi : "… ne plus respirer que pour ouvrir avec le nôtre un autre souffle. "  Il faut se libérer du langage qui opprime… des "voix qui se durcissent " ou des "phrases morcelées "…
Pour s’ouvrir à quel langage ? Le corps, par la poésie, "se livre " aux "buissons de cris qui fleurissent sans effort "… La parole poétique comme une évidence, c’est-à-dire comme une manifestation de l’énergie universelle ? Pour que le corps lui-même puisse "incarner " le fleuve ou la pierre ? 
Parole de réconciliation, et suffisamment silencieuse pour être avec le monde et non le posséder ou le réduire à sa propre substance : "ne rien dire "…
Parole fluide, transparente comme le vent ou la pierre clairvoyante. A travers elle se dit une forme de non-dualité entre l’esprit et la matière, l’homme et les objets extérieurs...
Parole mouvante, mouvement apte à épouser le mouvement du monde. Parole comme geste et non comme réceptacle : "syllabe après syllabe, geste après geste. " La parole doit dire la métamorphose, l’éclosion incessante… "

Ces notes de lecture (in Fragments et louanges) pourraient être écrites par un maître yogi – que n’est pas l’auteur en question mais qui démontre bien que certaines intuitions sont universelles et que la sagesse affleure là où on ne l’attend pas forcément. Cela devrait nous inciter à bcp de modestie…
Précisons quand même que ce professeur, fils d’un instituteur du nord, ami des surréalistes, s’intéressa de près au bouddhisme…

La plupart du temps, cette compréhension de l’attitude juste face au mystère constituant notre identité est moins directement exprimée (les poètes évoquent plus qu’ils n’analysent, on l’a dit).

Pourtant c’est clairement que ce problème de notre identité profonde est abordé par Claude –Henri Rocquet (né 1933), poète, bien sûr et ami de LANZA DEL VASTO

"Moi. Qui, moi ? Qui suis-je ? Et qu’est-ce qu’être ? "
Tu recevais cette question comme un coup de foudre – le choc du poisson-torpille dont parle Platon, lorsqu’il évoque la rencontre de Socrate. Un coup de foudre ? mais au ralenti. Un gong t’éveillait. Savais-tu que tu venais de t’éveiller ? Le coup initial en toi résonnerait jusqu’à ton dernier souffle. Il résonne aujourd’hui en moi. Je me le rappelle. Il me rappelle maintenant à moi-même.
Tu recevais cette question, cette foudre, comme une semence.
Question par essence philosophique : "Connais-toi toi même. " Question de la philosophie, de notre philosophie d’Occident, à sa naissance ; et qui fait naître en nous le philosophe, l’homme qui se souvient de soi ; et s’interroge. Question "ontologique " : question de l’être ; de l’être que je suis, qui est mon lien essentiel, nécessaire, avec l’être ; moi, l’être que – si j’ose dire – "j’ai sous la main " : "Dasein " ; et qui pourtant m’échappe, insaisissable, incompréhensible – … jusqu’à ce que je comprenne que je suis à moi-même un monstre incompréhensible, écrit Pascal ; et que, de cette contradiction, sur cette faille, j’édifie ma pensée. […]
Au cours de nos Entretiens, bien des années plus tard, comme je demandais à Lanza ce qu’il dirait à un jeune homme qui le rencontrerait pour la première fois, et l’interrogerait… – "Est-ce que tu sais que tu t’ignores ? " fut sa réponse ; le début de sa réponse. Mais je n’entendis pas les guillemets, je pris pour moi, à l’instant, de plein fouet, sa réponse, sa question ; à nouveau saisi, par la présence ; pris "en défaut ". Je me surprenais absent, distrait. J’étais moi-même ce jeune homme imaginaire, j’étais celui que j’avais été, vingt ans plus tôt. Je me tenais à la surface de moi-même, dans l’écume de la pensée, l’ombre de la conscience. Dans l’oubli naturel de moi-même. Le manque d’attention à soi-même. "
Lanza del Vasto, serviteur de la paix, L’OEuvre, 2011.

Être, ne pas être… on a tellement disserté sur ce sujet de philosophie que tout ce qu’on peut dire apparaît un peu usé. Rien de tel qu’un poète pour ôter la rouille du déjà vu, du déjà lu.

Juarroz nous le prouve en quelques mots. Il n’analyse rien, il recourt à une image et pourtant, sans rien dire de compliqué il dit l’essentiel. Il n’explique rien et pourtant tout est dit – à la manière je trouve des koan du zen :

"Être.
Et rien de plus.
Jusqu'à ce que se forme un puits en dessous.

 Ne pas être.
 Et rien de plus.
 Jusqu'à ce que se forme un puits au-dessus.

  Ensuite,
  entre ces deux puits,
  le vent s'arrêtera un instant."
(Douzième poésie verticale,
 traduction de Fernand Verhesen) 

Trouver un autre souffle (pour mieux être respiré/inspiré)

La notion de souffle est primordiale non seulement dans le yoga mais dans toutes les religions (spiritus, pneuma, ruach, chi, prânâ…) et aussi dans le domaine de l’expression artistique. On dit par exemple d’un artiste qu’il "manque de souffle ". Et puis, bien sûr il y a le phénomène de l’inspiration qui fait qu’un artiste est ou n’est pas "inspiré ". Ce verbe, employé ici à la voix passive montre que le peintre, le musicien ou le poète n’est pas acteur de cette respiration mais qu’il est agi ou non par elle. Sans entrer dans une analyse de ce phénomène complexe, nous pouvons l’assimiler à une forme d’intuition supérieure. Si l’artiste accepte de ne plus être l’artisan de sa création, s’il accepte d’être le creuset en qui une réaction de type alchimique va se faire, alors on peut dire qu’il est le vecteur et non l’auteur de sa production.

Pierre Dhainaut, déjà cité, sans analyser ce phénomène complexe, trouve magnifiquement les mots qui en expriment la manifestation :
" L’importance du souffle :  
"Serait-ce l'engagement vers une libération ? Cette libération semble consister en un apprentissage de la respiration :
[…]
Il semble que se trace une parenté entre le souffle humain et celui de l’univers, entre l’haleine et l’esprit (spiritus). Le vent est de l’ordre de l’invisible comme le souffle humain ressemble au vent. Intuition d’une conscience-énergie ?
"N’espérer de secours / que de la gorge, apprendre à faire corps avec l’air sans réserve en ne respirant qu’à son rythme / au centre, au loin […]. "
Faire sien le double mouvement qui partout et toujours anime l’univers : naissance et  mort, création et destruction, désir et crainte, aspiration et renoncement… Quand je dis : "faire sien " : il s’agit plutôt d’accepter totalement ces deux pôles sans envisager une seule seconde leur relation comme une contradiction. Ne les concevoir que comme complémentaires, ce qui a pour effet, par exemple, d’éroder à la fois le désir et la crainte : "on ne craint plus d’obstacles, il n’y a plus de cibles. " Pleinement assumés, le désir et la crainte, qui bornent l’univers étriqué que s’est construit le moi, s’effacent en tant qu’émotions contraires l’une à l’autre. Ne plus être qu’un balancement, qu’un mouvement respiratoire dont les deux pôles ne peuvent exister que l’un par l’autre.
Épouser, suivre la force paradoxale qui anime le monde. Il s’agit de se laisser porter. Lâcher-prise (tâche difficile pour notre langage et nos gestes quotidiens qui visent toujours au contraire à fixer les contours du moi).
La parole semble s’effacer au profit de la respiration. Ou, plus exactement, elle ne mérite de s’élever que si elle se fait elle-même respiration : 
"…et joie comme inquiétude / nous découvrons leur secret par les lèvres. "
Lèvres ou gorge, organes de la parole, semblent ici surtout organes de la respiration. Glissement de perspective.
"A moins qu’il ne s’agisse d’entrer en soi-même, mais pour en faire éclater les limites et y retrouver l’infini de l’univers, du large. Il s’agirait donc d’apprendre à sortir des limites. Lesquelles ? Celles du moi ? Celles de l’intériorité qui nous sépare du monde extérieur ? Celles d’un langage qui n’est que le prolongement de ce moi qui croit se suffire à lui-même ? " (extraits de : Fragments et louanges)
On le sent ici extrêmement proche des mystiques orientaux pour qui le souffle – le prânâ indien – est beaucoup plus que le résultat d’un phénomène physiologique. 

Mais P, Dhainaut n’est de loin pas le seul à aborder ce sujet. Permettez-moi un saut dans le passé… Au XVIe siècle les poètes de la Pléiade s’interrogent longuement sur le phénomène de l’inspiration, vue comme une manifestation proche de la folie furieuse faisant du poète un exalté. Écoutons Ronsard :
"Mais tout soudain je suis épouvanté
Car son beau nom (Cassandre) qui l’esprit me martyre
Hors de moi-même étonné me retire,
De cent fureurs brusquement tourmenté "
Et, plus loin, il ajoute :
"Fol et béant, je n’ouvre que la bouche
Et, sans parler, ma voix se perd en vain. "

Cette folie est clairement celle des visionnaires de l’Antiquité ou autre Pythie, en proie à l’horreur sacrée, à cette même terreur que connaît Dante guidé par Virgile, au début de la Divine Comédie. Il s’agit d’un véritable contact avec le sacré. Il est intéressant de constater que l’inspiration relie le poète du XVIe siècle aux éléments de la nature, eau air et feu renforçant le réseau des liens qui l’unissent aux forces élémentaires de l’univers. Les poètes de la Pléiade ignorent tout de la nature du prânâ, évidemment. Et pourtant ils en vivent les manifestations puisqu’ils deviennent les réceptacles de cette énergie qui se manifeste en eux. On comprend dès lors que la poésie, qui est le langage des dieux, ait un caractère sacré. Et que la fonction du poète consiste à transmettre aux hommes une vérité d’essence supérieure. Son extralucidité lui permet en effet de percer le mystère des choses et la poésie devient une herméneutique (art d’interpréter les textes sacrés, les messages des dieux), moyen privilégié de connaissance.
Vous sentez qu’il y a là une piste qu’il serait intéressant de suivre puisque une proximité très étroite (une de plus) unit poésie et spiritualité.

Pour revenir à des périodes plus récentes je mentionnerai au passage V. Hugo pour qui le poète est un voyant et un guide inspiré par Dieu et, plus près de nous, la poésie de Rilke qui est aussi une célébration, une hantise du souffle. Le grand souffle qui parcourt et ensemence le monde. Mais avec eux nous basculons du côté des poètes croyants, donc hors de notre propos.

Ce souffle, si important pour l’artiste créateur, s’accompagne souvent d’une quête de la verticalité. Tous les poètes qui nous intéressent, les non religieux donc mais préoccupés – voire obsédés – par  la recherche du sens, visent à une forme d’élévation (pour employer un terme du vocabulaire baudelairien). Y compris d’ailleurs les chantres de la vie simple et quotidienne. Il ne s’agit pas alors d’une ascension grandiose que seule exprimerait un lyrisme plus ou moins grandiloquent. Cette verticalité, le plus souvent, prend son élan sur les choses du réel jugées, par qui n’est pas poète, comme les plus insignifiantes.

Le choix de la verticalité contre l’horizontalité

L’œuvre de Roberto Juarroz (argentin né 1925) porte le titre général de "Poésie verticale ".
Il dit lui-même  qu’il cherche à traduire la verticalité de la transcendance, "bien entendu incodifiable ", précise-t-il. Comprenons qu’il ne s’inscrit dans aucune perspective religieuse ou philosophique. La verticalité s'exprime vers le bas et vers le haut, sans connotation positive ou négative.
Difficile de ne pas s’arrêter à propos de ce thème sur 4  strophes de Baudelaire qui expriment tellement bien le désir du voyage intérieur :
"Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

Dites, qu’avez-vous vu ?

[…]
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !"

Lui aussi voleur de feu, explorateur de l’inconnu, Baudelaire annonce Rimbaud et son fameux Bateau ivre  dont l’expérience de liberté se solde par un échec (il regrette la bourbeuse tranquillité du port) mais qui peut témoigner d’une expérience hors de toute mesure au bout de laquelle se trouvait peut-être l’envol final (nous dirons la libération)

"J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?"

Cette interrogation qui restera sans réponse (Rimbaud se convertira au commerce d’armes et de café…) a qqch de poignant.

On peut songer aussi aux conquérants de Hérédia, flibustiers initialement avides d’or et de vin qui, durant le voyage, au contact de ces deux infinis que sont le ciel et la mer, sont en qque sorte rendus à la verticalité, sont remis debout (donc humanisés parce qu’ils ont trouvé un axe en regardant "monter, du fond de l’océan des étoiles nouvelles ")
Tous ces poètes (il y en a d’autres) donnent raison à Bataille pour qui – je cite - : " la poésie est la voie qui relie la transcendance verticale et l’immanente profondeur. "
Là encore, nous sommes bien d’accord, la verticalité dont il a été question dans ces qq exemples n’a rien de physique malgré les apparences. De même que lorsque Sri Aurobindo évoque la "descente de la force " (idem dans les évangiles ou dans le Coran…) il ne s’agit que de l’expression en termes d’espace (le haut et le bas) d’un phénomène que vit la conscience. Et qui est d’ailleurs plus un phénomène d’expansion que d’élévation.

C’est assez évident lorsque Baudelaire écrit dans son poème, Elévation :
"Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté."
Cette attirance vers l’Azur (qu’il soit en haut ou en bas) n’empêche pas la dilatation de tout l’être dont l’expansion, si elle est possible, lui permettrait d’épouser toutes les directions pour se fondre dans la globalité de l’univers. Là encore on rejoint les expériences mystiques (tous les maîtres en témoignent) par lesquelles les limites entre le moi et le monde peuvent être annihilées parce qu’elles ne sont qu’une illusion du moi. L’être humain procède de la même énergie que ce qui l’entoure et la notion de séparativité est ignorance. Il n’y a pas moi et le monde : je suis le monde et le monde est moi. Il se trouve que certains poètes ont pressenti cette expérience qui paraît folle et que pourtant même les recherches actuelles (en mécanique quantique) sont capables d’envisager très sérieusement. Certains physiciens seraient complètement d’accord avec  Rilke lorsqu’il déclare : Ainsi la vie n’est que le rêve d’un rêve, Mais l’état de veille est ailleurs.

Se fondre dans la totalité…

Restons avec R.-M. Rilke (1875 – 1926), qui n’a rien d’un physicien, et écrit ailleurs :

Inquiétude

"…au fond de la forêt fanée est un appel d’oiseau,
qui sans raison resplendit dans cette forêt fanée.
Et pourtant cet appel rond d’oiseau
se repose dans l’instant qui le créa,
large comme un ciel sur la forêt fanée.
Docilement tout vient prendre place dans ce cri :
le paysage tout entier semble s’y contenir sans bruit,
le grand vent semble s’y lover,
et la minute, qui veut s’en aller,
est blême et muette, comme si elle savait les choses
qui nous obligeraient à mourir,
montant de lui."

Rainer Maria Rilke, né 1900, Berlin-Schmargendorf

G. Bataille déclare que la poésie est un "élan vers la pure intensité […] Elle sait me débarrasser des quantités, des qualités. Par elle, j’apprends l’adhésion à ce qui est. "

Et, plus loin  : "M’extirpant de la réalité convenue [la poésie] est prête à me projeter dans le réel. Le poème dissout les images où je me cogne tous les jours. Ou, plus exactement, il fait coïncider la forme avec le vide dont elle est issue. "
"Que peut la poésie ? Me réveiller de moi-même et de ce qui m’entoure "
 "D’un geste unique la poésie peut me relier à l’univers et à moi-même, tout en me déliant de leur image conventionnelle et figée. Elaborer une religion sans dogme. "
Rappelons que religion signifie "qui relie ".
"Le poème n’est-il pas ce labyrinthe initiatique dont il s’agit d’atteindre le centre vide où, me perdant, j’atteins la plénitude ? "

Juarroz
"Il dessinait partout des fenêtres.
Sur les murs trop hauts,
sur les murs trop bas,
sur les parois obtuses, dans les coins,
dans l'air et jusque sur les plafonds.
Il dessinait des fenêtres comme s'il dessinait des oiseaux.
Sur le sol, sur les nuits,
sur les regards tangiblement sourds,
sur les environs de la mort,
sur les tombes, les arbres.

Il dessinait des fenêtres jusque sur les portes.
Mais jamais il ne dessina une porte.
Il ne voulait ni entrer ni sortir.
Il savait que cela ne se peut.
Il voulait seulement voir : voir.
Il dessinait des fenêtres.
Partout."


G. Bataille ne dit rien d’autre que ce qu’on trouve dans les textes hindouistes : "Le réel et l’irréel : une même et unique pièce de monnaie. De même que l’existence et l’inexistence, l’objet et le sujet, l’être et la pensée : Et surtout, catégories suprêmes d’où naissent toutes les autres : la chose et le rien. Pourquoi y a-t-il qqchose plutôt que rien ? nous ressasse la tradition occidentale. La poésie me délivre de cette fausse question en répondant par la double négative : ni qqchose, ni rien. Qu’y a-t-il d’autre, poursuit-elle, que le geste ou l’énergie d’être, qui est aussi passage (ou non-être), et vision (ou pensée) ? Comme si l’acte de voir coïncidait avec la chose vue et avec l’observateur. "

Si je fais un avec l’univers qui m’entoure je ne peux plus mourir (cf. la Bhagavad Gîta) Par la métamorphose de nous-mêmes et le changement nous comprenons l'invisible et le visible, les 2 faces d’une même réalité que nous rejoignons pour nous y fondre.

La mort elle-même n’a plus rien alors d’effrayant puisqu’elle fait partie de la vie (l’antonyme de mort est naissance)

Rilke : "Cette mort tapie en nous, il nous faut l'apprivoiser, car c'est notre seule grande certitude. Et notre seule possibilité d'être pleinement homme est de se mettre en accord avec elle, avec le monde. "

Il s’agit donc de dépasser les catégories rationnelles ou qui nous paraissent telles... Sans doute est-ce l’obstacle le plus difficile à surmonter. Le regard des autres nous paralyse. Nous ne voulons pas faire de vagues. Nous voulons nous "intégrer ". Agir "comme il faut ". Mais d’où vient ce "comme il faut " ? Agir "normalement " c’est se condamner à attraper la "normose ", la plus sournoise des MNI (maladie non identifiée) actuelles…

…en dépassant les catégories dites normales

Tant que nous restons prisonniers des schémas mentaux transmis par l’éducation (possible – pas possible, juste-faux, bien-mal, vie-mort, etc.) nous ne pouvons pas avancer d’une encablure. Les grands sages et en particulier les maîtres zen ou indiens ne sont pas conventionnels : un Ramakrishna, s’il était encore de ce monde et avait vécu à Genève, aurait été interné séance tenante tant son comportement était hors des convenances habituelles. Les fous de Dieu se comportent souvent en foldingues. Sans aller jusque là, il apparaît que les poètes cherchant du nouveau, comme dit Rimbaud, ne pensent ni n’agissent comme tout le monde pense et agit. Pourquoi ? Parce qu’ils sont eux-mêmes. Parce qu’ils n’ont cure de ressembler aux modèles imposés par une société sans audaces, sans personnalité. La plupart du temps, ils ne sont pas "marginaux " dans le but de l’être ni dans aucun but d’ailleurs. Un sage (je pense à un Deshimaru, par exemple) qui provoque vise à secouer la torpeur que créent en nous les pseudo-vérités et autres opinions convenues. Nous désanesthésier en quelque sorte).  La plupart du temps, cette façon d’être vraiment soi-même demeure invisible aux autres car elle n’affecte pas le comportement extérieur. Elle n’est pas une attitude calculée. Mais il est évident qu’on ne peut pas "devenir qui on est " en tenant compte du regard des autres.

De façon plus subtile, ce sont nos schémas mentaux qu’il convient de remettre en question, au risque de bousculer notre confort intérieur.

R. Juarroz : "La part du oui / qu’il y a dans le non / et la part du non / qu’il y a dans le oui / sortent parfois de leur lit / et s’unissent dans un autre lit / qui n’est ni oui ni non /Dans ce lit court le fleuve / des plus vives eaux. "

Qu’il s’agisse de Bataille ou de Juarroz, on croirait entendre ces traités hindouistes ou bouddhistes (mêmes chrétiens parfois – je pense à St jean de la Croix) qui réconcilient les antagonismes dans une proximité inconfortable que la raison ne peut concevoir, le but étant de montrer que prétendre saisir mentalement, rationnellement certains concepts (dont par exemple celui de la nature du divin) est impossible.

Bataille : "Gigantesque pouvoir : longuement pratiquée, la poésie peut finalement me délivrer de l’émotion, arme par laquelle le mental, tjrs mesurant et mensonger, s’interpose entre le monde et moi, étalant son jeu de nuances. Et m’ouvrir le sentier du sentiment, qui est écoute plus que parole. "

Nous avons en nous le pouvoir de déchiffrer le monde à condition de croire en ce pouvoir. Mais nous devons laisser de côté les catégories préfabriquées et ignorer des limitations qui nous ont été présentées comme évidentes et inévitables. Le prêt à penser condamne toute possibilité de découverte.

Juarroz :
Nous avons aussi trahi l’eau

"La pluie ne tombe pas pour cela
Le fleuve ne coule pas pour cela
la mare ne stagne pas pour cela
la mer n’est pas présence pour cela.

Nous avons une fois de plus perdu le message,
Les voyelles ouvertes
du langage de l’eau,
sa transparence palpable et inouïe.

Nous ne sûmes pas même
boire la transparence.
Boire quelque chose c’est l’apprendre.

Et apprendre la transparence c’est continuer
à apprendre l’invisible."
(Douzième poésie verticale, poème 40, traduction de Fernand Verhesen)

Il s’agit, comme dit C. Vigée, de se "…frayer un sentier vers le lieu de la confiance première. Et puis à forer, par un rebondissement inouï, l'autre chemin, contraire mais parallèle ; un chemin qui serait le frère jumeau du premier. Celui de l'ouverture au temps et à l'espace habités de ce monde, au sein duquel nous nous enfonçons comme un fleuve s'écoule vers l'océan, en y répandant au passage la semence de ses grandes eaux qui étincellent dans le soir montant, et fécondent librement le ventre de la terre.

En supprimant les frontières que nous avons créées, du moins en les repoussant, nous nous désenclavons, nous communions avec tout ce qui nous entoure et la solitude n’existe plus :

Avec Andrée Chedid  nous pouvons alors dire :                     
Pour Matthieu Baumier
 
"Mon pays est partout
Sur toutes les terres du monde
Il est dans l’autre part
Il est dans l’ailleurs
Mon pays est partout
Au bord des alentours
Dans la halte
Et l’étape
Dans le vivre
Et la demeure
Dans le plus loin
Et dans l’ici."
[dans L’étoffe de l’univers, Flammarion, 2010]

Si nous bousculons les idées reçues, nous percevons le monde autrement. Prenons l’exemple de l’obscurité et de la lumière auxquelles on associe presque tjrs la même valeur : obscurité = négative ; lumière = positive. Rainer Maria Rilke :

"Toi obscurité, d’où je suis issu,
je t’aime plus que la flamme,
qui trace les frontières du monde.
Parce qu’elle luit
pour n’importe quel cercle,
hors duquel nul être ne sait rien d’elle.
Mais l’obscurité contient tout en elle :
Figures et flammes, bêtes et moi-même,
comme elle les capture, hommes, puissance.
Et il se peut ceci : une force immense
bouge tout près de moi.
Je crois aux Nuits."

J’ai envie de rester sur ces derniers vers avant de conclure. "Croire aux Nuits " me semble un beau programme. Nous subissons nos nuits parce que nous ne voyons en elles que des menaces. Dans nos tunnels nous attendons tjrs la sortie. Cela nous empêche de scruter l’obscurité et d’en déchiffrer le sens. Si nous croyions au pouvoir de nos nuits nous les scruterions avec plus d’attention et peut-être découvririons-nous un sens qui pourrait beaucoup mieux nous éclairer que la lumière parfois aveuglante du jour.