Rencontre sur le Mékong

vendredi 18 janvier 2013

IGNORER POUR MIEUX SAVOIR


DES VERTUS DE L'IGNORANCE…

Les paraboles du Bouddha sont bien connues. J'ai choisi celle où il raconte l'hypothétique réponse qu'il adresserait à un homme lui déclarant qu'il ne mènerait jamais une existence sainte aussi longtemps que le Maître ne lui aurait pas expliqué si le monde est éternel ou non, si un sage existe ou non après la mort, et si et si…

Le Bouddha compare cette situation à celle d'un homme qui, blessé par une flèche fortement empoisonnée, refuserait de se faire soigner par le médecin qu'on est allé quérir. Cet imbécile (comment l'appeler autrement ?) demande d'abord qui l'a blessé, à quoi ressemble cet agresseur, d'où il vient, avec quel type d'arc il a tiré sur lui, de quel bois est fait cet arc, comment il est décoré, de quelle forme est la flèche, etc. etc. Et le Bouddha de conclure que cet homme serait mort bien avant d'obtenir les réponses désirées…

La lecture de cette parabole est aisée. Le bouddha en précise cependant la portée, déclarant que la "vie sainte […] ne dépend pas de l'opinion qu'on a de l'éternité du monde ou de sa non-éternité", non plus que de toutes les questions d'ordre métaphysique qui, bien souvent, nous absorbent. Ce qui importe c'est que souffrance, vieillesse et mort sont choses inévitables… Le Bouddha est clair : il a expliqué la douleur, dit-il, son origine et la manière de la vaincre. Considérer tout le reste ne permet en rien d'accéder à la vraie connaissance - celle qui procure la sérénité, l'illumination, le nirvâna[1].

Le Bouddha nous demande-t-il d'être ignorants ? Certes non – bien au contraire ! Son programme d'introspection exige une quête incessante de la Vérité. Non pas de ces vérités extérieures auxquelles notre intelligence limitée ne peut avoir accès, mais de notre Vérité personnelle, celle qui constitue le fonds même de notre nature. Cette recherche qui a pour objet notre essence n'est pas plus aisée que celle qui se tourne vers la périphérie. Mais elle est de l'ordre du possible. Pourquoi alors chercher ailleurs qu'en soi puisque là se trouve l'essentiel ? Pourquoi écrire – ou lire – tous ces ouvrages savants et contradictoires traitant de grandes questions insolubles ? Curiosité inhérente à l'humain et dont on dit un peu vite qu'elle fait sa grandeur ? Pas sûr du tout : il est plus facile de chercher à connaître ce qui ne nous met pas directement en danger – donc ce qui nous entoure – plutôt que d'affronter ce que nous sommes, profondément … Se connaître c'est courir un risque. Là est sans aucun doute la vraie grandeur. Descendre au fond de soi n'est pas mince affaire… et sans doute plus périlleuse que toutes les spéculations concernant l'existence ou la nature de Dieu. L'homme a perdu le Sens (pour ne pas dire la boussole) et plutôt que de chercher en soi, il porte des regards éperdus autour de lui, tournoie – parfois intelligemment – dans toutes les directions, tente d'embrasser de sa compréhension le cosmos qu'il veut à tout prix dominer – sinon physiquement, du moins intellectuellement. Contre la verticalité il  a choisi l'horizontalité. Contre la profondeur, la superficie. Il se refuse à une évidence pourtant bien ancienne : si je me comprends je comprends tout…

Faut-il alors cesser de se poser les questions qui nous hantent ? Dans l'absolu la réponse est mille fois "oui"… Mais le problème est que nous sommes dans le relatif et que notre intelligence elle aussi est relative… Elle a besoin de se rassurer. Faire travailler son intellect rassure… et nous divertit – au sens pascalien du terme : nous détourne de l'essentiel. Notre intellect est une moissonneuse-batteuse : il lui faut du grain à moudre. S'il n'a plus à sa disposition les grands champs de la culture, s'il n'a plus rien à battre, les rouages tournent à vide, s'affolent et finissent par se déglinguer. Que faire ? Continuer à moudre… jusqu'à plus faim et s'apercevoir un beau matin qu'on n'a pas progressé d'un iota sur la voie de la sagesse et de la vérité. Vient alors la compréhension juste de cette "sainte ignorance" qui vaut tous les savoirs réunis. Libre à nous dès lors de penser que ce passage par la découverte des grands penseurs (et de leurs théories souvent séduisantes pour l'esprit) était nécessaire comme moyen – et non comme fin ; ou, en d'autres termes, qu'il nous faut connaître parfois beaucoup avant de reconnaître l'inutilité de nos connaissances!

Mais le Jnâna-yoga, dira-t-on… et Shankaracharya ? Vivekânanda ? Fonctionnaient-ils comme des moissonneuses-batteuses ? Il serait bien irrévérencieux de notre part de répondre par l'affirmative… Il est clair que la voie qu'ils ont empruntée est celle de l'intellect mais non de l'intellect au sens où nous l'entendons souvent. Leur intelligence dépassait les limites habituelles, ou plutôt elle était d'une autre nature, non pas quantitativement (dans le sens ou on dit : "il est plus intelligent que toi") mais qualitativement – ou essentiellement supérieure. Leur intelligence, en un mot, et leurs connaissances (par ailleurs fort étendues) n'étaient pas de celles qui font les prix Nobel. Elle était d'un autre "ordre", aurait dit Pascal (encore lui). Et, parce qu'ils avaient préalablement développé des qualités spirituelles, leur aptitude à la réflexion procédait autant de l'intuition supérieure que de l'analyse. Leur esprit avait la capacité non pas d'appréhender une foule de conjonctures plus ou moins brillantes ou farfelues comme le font souvent les métaphysiciens de calibre universitaire, mais d'aller droit à l'essence, comme une flèche va droit au but.

Pour finir, disons que Bouddha ne plaide pas pour l'ignorance, pas plus qu'il n'en fait l'apologie. Il recentre notre quête afin de nous éviter l'égarement. Il nous incite à viser l'essentiel et l'efficacité. Les grands mystiques – et les plus intelligents – n'ont jamais rien dit d'autre. Le "connais-toi toi même" de Socrate est une réplique de cette attitude. Se connaître (dans le sens profond "naître à soi-même", accoucher de sa véritable nature) pour mieux connaître le monde. Et non pas l'inverse… Se connaître dans le but de rencontrer la part de soi commune à tous. Se connaître pour apprendre à aimer cette part et la reconnaître en autrui. Cette démarche ne peut qu'aboutir à l'amour du prochain, et à cette qualité entre toutes précieuse : la compassion – qui n'est pas la pitié mais l'aptitude à discerner la Vérité ultime : nous procédons tous d'une même Réalité – Tat tvam asi.


[1] Les lecteurs de Voltaire - pour ne citer que ce philosophe célèbre entre tous - ne pourront pas ne pas faire le rapprochement ! D'après lui toute spéculation métaphysique est vaine préoccupation. Nature de Dieu (dont Voltaire admet en raison l'existence), origine du monde, existence et immortalité de l'âme sont autant de sujets qui dépassent notre intelligence. Prétendre résoudre ces problèmes n'est que signe de vanité. De plus, la métaphysique engendre deux graves dangers : le fanatisme et l'angoisse paralysante. Là doit s'arrêter la comparaison car Voltaire conseille à chacun de limiter ses préoccupations à des… occupations terrestres : science, commerce, etc. - ce qui n'est pas, loin s'en faut, le cas du Bouddha.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire