Rencontre sur le Mékong

dimanche 13 août 2017

DU BON USAGE DE LA SOLITUDE



Le terme de "solitude" recouvre trop de significations pour qu'on puisse se  satisfaire de son sens général lorsqu'on souhaite examiner d'un peu près les états qu'il suppose. Nous adopterons donc la terminologie de la philosophe Hannah Arendt (1906 – 1975) qui permet d'y voir beaucoup plus clair en établissant des différences entre "solitude", "isolement" et "esseulement"[1]. La distinction entre ces états qui interrompent l'appartenance au monde ou/et la relation avec autrui, peut passer inaperçue – d'autant plus qu'on glisse facilement de l'un à l'autre sans y prendre garde.

DIFFÉRENCIONS

Solitude
Quelles que soient les relations et la qualité de partage qui m'unissent à autrui, je suis seul avec moi-même, prisonnier de ma singularité. Pourtant, être seul avec soi-même c'est être avec quelqu'un (soi-même !) Donc je ne suis jamais vraiment seul dans la solitude, je suis "deux en un" – ce qui faisait déjà dire à Caton : "Jamais je ne suis plus actif que quand je ne fais rien, et jamais je ne suis moins seul que lorsque je suis avec moi-même". Acceptons donc ce paradoxe : "être seul" ce n'est pas "se sentir seul".

Isolement
Quand j'écoute attentivement quelqu'un, que je m'applique à communiquer avec lui, il n'y a plus dédoublement interne. Il s'agit alors d'un état d'"isolement". Je ne dialogue plus avec moi mais avec un autre.
Il en va de même si j'ai l'esprit occupé et concentré à cause d'une tâche qui m'absorbe et que je ne souhaite pas voir interrompue. Dans ce cas "Je ne suis plus pleinement et explicitement en possession de moi-même" (Hannah Arendt), je ne dialogue ni avec moi-même ni avec autrui.
Cet état d'isolement parfois nécessaire, s'il devient permanent, est souvent ressenti négativement par l'entourage. Il est fréquent de le voir apparaître chez des personnes que des occupations absorbantes poussent à établir une distance avec autrui. Si elles  sortent de leur retrait pour mettre en œuvre le fruit de leur réflexion, tout est pour le mieux. En revanche, si elles s'y enferment elles sont coupées de ceux qu'il leur est de plus en plus difficile de considérer comme des "semblables".

Esseulement
L'auteur n'est pas très explicite sur cette catégorie. Pour elle, l'homme esseulé n'est en compagnie de personne : ni des autres ni de lui-même. L'angoisse qu'il ressent alors le pousse vers les autres mais cette compagnie le renvoie encore davantage à son isolement : il les fuit et se fuit, tout en ne supportant pas d'être seul avec lui-même. Son recours sera une action de nature tyrannique qui exclut autrui en le condamnant à l'isolement. Nous laisserons de côté cet état s'appliquant surtout dans le monde de certains dirigeants peu équilibrés – en particulier politiques.

LE CHOIX NÉGATIF DE LA SOLITUDE

Avant d'aborder le thème de la solitude dans un contexte spécifiquement yogique, il paraît éclairant d'examiner rapidement ce qu'en pensent deux grands philosophes dont l'analyse met en évidence des situations où la solitude est un palliatif, un compromis bancal permettant de supporter une vie sociale insatisfaisante.

La solitude-isolement ou fuite d'autrui
S'isoler d'autrui pour être plus heureux (ou moins malheureux)... Il ne s'agit pas simplement d'une démarche égoïste mais philosophique que certains penseurs estiment nécessaire, en tout cas aux esprits supérieurs.

Seule la solitude permet d'être vraiment soi – donc libre, la société étant contraignante vis-à-vis de tout individu. C'est pourquoi, fort de ce constat a priori incontestable, Arthur Schopenhauer affirme : "Chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s'y pèse à sa vraie valeur"[2].

Comme l'affirme encore le philosophe, "on ne peut être à l'unisson qu'avec soi-même."
Mais cet accord parfait avec autrui, cette communion, ne peuvent-ils pas être réalisés au moins avec l'être aimé ? Non. Qui, à vrai dire, n'a jamais fait l'expérience de cette impossibilité ? Aussi ténue soit-elle, une dissonance entre l'autre et soi-même apparaît toujours. Nous sommes peut-être semblables mais non identiques. Aussi grand soit-il, l'amour que nous pouvons éprouver pour l'autre, doit s'accommoder d'innombrables désaccords. Et si l'on est de bonne foi, si l'on regarde au plus profond de soi, il faut bien avouer que, même dans une relation pleinement amoureuse ou amicale, c'est d'abord à soi que l'on veut du bien (exception faite, peut-être, pour l'amour envers son enfant). Dès lors on ne peut parler d'accord parfait. Cette prise de conscience est perturbante… A tel point que, toujours selon le philosophe, on est contraint d'admettre que la paix du cœur, la tranquillité de l'esprit, la félicité de l'âme ne sont possibles que dans la solitude, dans la retraite absolue…

Ce point de vue est contestable. D'abord parce que le rejet d'autrui ne permet jamais d'être en accord avec soi-même. Battre en retraite – donc s'isoler – pour éviter la vérité de l'amour, quelque douloureuse soit cette vérité, elle ne peut que mener à la déréliction et non à la sérénité.
Certes, l'amour implique la solitude. Mais, cette solitude, il convient de la transcender et non de la fuir. Parce qu'elle est nous grandit et nous nourrit. La fuite ne peut que nous laisser dans l'amertume. A ce propos André Comte-Sponville, dans L'amour la solitude, cite Rilke :  
"Rilke a trouvé les mots qu'il fallait, pour dire cet amour dont nous avons besoin, et dont nous ne sommes que si rarement capables : "deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s'inclinant l'une devant l'autre"… Cette beauté sonne vrai. L'amour n'est pas le contraire de la solitude : c'est la solitude partagée, habitée, illuminée – et assombrie parfois – par la solitude de l'autre."  Comment dire mieux ce qu'est l'amour sinon acceptation sublime de l'autre comme autre ?

La solitude comme retrait égocentrique et mépris d'autrui. Nietzsche
Notons sans trop nous y arrêter, le point de vue de Nietzsche dont la posture n'est pas sans rappeler le comportement de certains esprits dont l'ego est souffrant. Nietzsche, mais pour d'autres raisons, va dans le même sens que Schopenhauer et prône l'isolement : Zarathoustra méprise la foule, constituée d'êtres inférieurs qui ne sont pas en quête de dépassement et incapables d'accéder à l'état de "surhomme". Ayant tué Dieu, le héros se retrouve seul ; prophète du surhumain, il choisit donc de fuir les hommes, leur préférant même les animaux. Seul l'isolement peut, selon lui, répondre à son sentiment de supériorité et mener au point culminant de l'esprit capable de saisir le monde comme totalité. "Pourquoi ai-je vécu si longtemps parmi leur bruit [des hommes] et leur mauvaise haleine ? Ô bienheureuse solitude qui m'enveloppe ! Ô pures odeurs autour de moi !" (Ainsi parlai Zarathoustra)
Nous sommes dans ce cas de figure où l'être maladivement orgueilleux ne supporte pas la compagnie de ceux qu'il ne considère plus comme ses semblables. Comment ne pas alors déclarer que tout misanthrope, même intellectuellement génial, retourne contre lui le pouvoir d'une intelligence qui ignore la compassion ?  Existe-t-il une seule forme de supériorité qui puisse légitimer le refus de considérer autrui, avec ses différences, comme son semblable (qui n'est pas son "identique") ? L'Histoire ne manque pas d'exemples tristement connus où un homme au fort charisme et les valets à sa solde jouent les élus. Réfugiés dans leur névrose individuelle ou collective ils ne se rendent pas compte que  "L'homme isolé est un homme vaincu" (Alain) et s'acharnent à exclure, voire à détruire ceux qui ne leur ressemblent pas…

LE REFUS DE LA SOLITUDE : UN MAL CONTEMPORAIN ?

Au niveau social.
L'urbanisation galopante, l'importance accordée à la profession, à la rentabilité, à la consommation, la course à la réussite matérielle, à l'image sociale, renforcent l'individualisme et l'isolement. Les distances ont diminué mais ne nous ont pas rapprochés. Quand autrui ne devient pas un rival, il demeure une menace potentielle.
Les réseaux sociaux ne font que hurler le contraire de ce qu'ils affichent. Si je cherche à collectionner des "amis" facebookiens c'est que je suis en déficit d'amitié réelle et que tout inconnu est un ennemi possible à rallier ou, au mieux, un anonyme dont l'identité m'importe peu mais dont l'annexion va faire nombre et me rassurer. Je confie alors à ce nombre le sens de mon existence. Plus d'inconnus (d'"amis" !) me rejoignent, plus je suis unique ! Je suis, je me fais suivre, donc j'existe ! Je ne peux être isolé puisque je suis cerné ! Quant à la qualité de la relation, elle demeure à un niveau affligeant… Inutile de dire que, malgré les réseaux sociaux (et à cause d'eux si je m'en remets à leur fonction miraculeuse), je peux me sentir désespérément seul. Me reste heureusement (?) un recours : l'inscription sur Meetic ou autre plateforme de rencontres...

Au niveau individuel.
Plus que jamais nous souffrons d'être ligotés dans un réseau de paradoxes : sans la présence de l'autre je me sens seul ; avec les autres j'ai besoin d'être unique ; mais j'en souffre car je ne peux alors communier ; et si je communie, les désaccords inévitables accentuent mon sentiment de solitude, etc.
En amour, on l'a évoqué, c'est pis encore. Plus je veux "communier" (en fait : "posséder") plus je me sens seul à cause de nos différences ; plus je veux "fusionner" (en fait : "effacer l'autre"), plus je me sens rejeté… Et si je me "sacrifie", que je me soumets aux fantasmes de l'autre pour réaliser cette fusion, mon isolement devient encore plus insupportable…
Bref, la relation de nature amoureuse, aussi idéale soit-elle, non seulement ne rompt pas la solitude innée mais elle l'accroît. Et tant que cette solitude, née de la différence et de la distance nécessaires entre l'autre et moi, n'est pas vécue à un niveau sublimant la sphère émotionnelle, il n'existe pas d'issue, quels que soient les sites qui se targuent de favoriser le rapprochement entre individus – rapprochement souvent limité au plus élémentaire : l'accouplement ­– ce qui ne résout rien.

Au retrait en soi, beaucoup, actuellement, préfèrent la fuite en avant et ne se supportent que si autrui est omniprésent – y compris par le biais de la rumeur permanente d'une radio ou d'une télévision. Le sujet demeure à la surface de l'être.
Consommer permet aussi de s'éviter soi-même. Toute pratique consumériste est un dérivatif existentiel. Peu à peu, dans le refus de se vivre comme être pensant, les "idéaux" sont rabougris, englués dans des désirs superficiels, dans le factice posé comme modèle. Les modèles humains authentiques laissent place aux idoles creuses ou gadgets de toutes sortes.

Ou bien alors, l'intellect occupe tout l'espace mental.  On se gave de connaissances. On se rue à la conquête du pouvoir extraorienté que peut assurer le savoir. Derrière l'écran de fumée de ce savoir se cache une profonde vacuité doublée d'impuissance… Kant le dit très bien : il ne suffit pas de connaître pour penser.
De ce point de vue, la tête de linotte ou la grosse tête en sont au même point. La pensée les a désertées. Parce que l'enjeu de la pensée, c'est la quête incessante du sens.

LA SOLITUDE COMME MOYEN D'UNE QUÊTE

Nous en arrivons à ce qui paraît le mieux correspondre à la pensée yogique.
Nous l'avons suggéré plus haut : sans rapport à soi, sans le "souci de soi" on ne fait pas l'expérience de soi-même. J'ai besoin d'être témoin de moi-même, de me mettre suffisamment à l'écart de moi, d'examiner mes faits et gestes, lucidement, implacablement, afin de me mettre en accord avec qui je suis. Le débat intérieur, impliquant la pensée de nature dialogique – donc ne pouvant s'exercer si je suis ne serait-ce que verbalement relié à autrui – dépend de mon aptitude à entrer en solitude. Il n'y a qu'elle qui me permette non seulement de penser mais de me penser et de découvrir quel sens donner à ma vie.

Il s'agit donc non d'une fuite mais d'une quête : celle de la découverte intime du sens que nous allons pouvoir attribuer à notre vie – ce qui nous permettra de trouver le sens que nous attribuerons à la vie : celle du monde et celle d'autrui.

Ce peut être la décision de tout laïc qui, appelé par une nécessité impérieuse, va s'isoler afin d'être seul, va "faire retraite" durant une période plus ou moins longue – que ce soit dans un monastère, un appartement, voire un hôtel tranquille. Cette solitude aide à "faire le point", à se "recentrer", à (re)créer des connexions avec l'environnement,  donc à établir dans l'existence de nouvelles priorités qui aident à poursuivre avec plus de sérénité et donc à mieux communiquer avec l'entourage, sachant que "La solitude et la communication ne doivent pas être les deux termes d’une alternative, mais deux moments d'un seul phénomène." (Merleau Ponty).

Un autre degré est celui concernant la démarche propre aux ordres religieux, en particulier celle des moines (< latin : monachus, homme solitaire), quelle que soit leur religion. Cette recherche est différente par essence de celle des laïcs athées ou agnostiques. La direction qu'ils vont donner à leur cheminement solitaire est orientée par le Divin. Le laïc se cherche souvent une voie pouvant lui apporter moins de stress, plus de tranquillité morale. Le religieux emprunte un tronçon de cette voie mais il décide de la poursuivre aussi loin que possible dans l'attente d'une transformation de tout son être par la pratique des croyances propres à sa religion. La quête de paix, psychologique chez le laïc, a pour but un certain confort mental ; ce n'est pas censé être le cas chez le chercheur spirituel.

Le Mystique ou le Sage qui n'appartient à aucune Église, lui, n'adhère pas (ou n'adhère plus) à des croyances dont il vise plutôt à se dégager afin de s'accomplir dans un rapport direct avec le Divin, au-delà de tout dogme.
Comme le moine, il est animé par une volonté unique.
Le Sage qui choisit l'isolement (c'est le cas de presque tous) ne le fait pas pour quitter le monde. Et s'il le quitte un temps parfois très long c'est pour mieux le retrouver. Et le retrouver autrement. On pourrait dire qu'il le rejoint physiquement lorsqu'il l'a rejoint en lui, spirituellement. Il a rendu effectif cet accomplissement, cette "réalisation" par laquelle il a mis fin à l'ignorance (cf. avidya)  qui l'incitait à se croire "séparé" d'autrui et du Réel.

Le Sage accompli est désormais en union avec l'univers entier et les créatures qui le peuplent, parce que, dans sa solitude, il a restauré une unité, a réalisé pleinement son identité avec le Divin.
Il n'a plus besoin de la solitude parce qu'il n'est plus "deux en un" mais, pourrait-on dire, il est Un. Il peut alors redescendre de la montagne, retourner dans les plaines au milieu des hommes dont il ne sera plus jamais séparé.

QUEL EST DONC ALORS LE "BON USAGE" DE LA SOLITUDE ?

On l'aura compris, même hors de toute démarche spirituelle, la solitude est précieuse. Mais il convient de la considérer plus comme un moyen que comme une fin.
Pour bien penser je dois me mettre à la place des autres, être "deux en un", dialoguer avec moi-même – préfiguration de dialogue avec autrui. Le vrai penseur n'est séparé des autres que pour mieux les retrouver. Je ne dois donc pas m'enfermer : si je pense seulement dans la solitude je ne sais qui je suis vraiment, j'ai besoin du dialogue intérieur mais comme condition du dialogue avec les autres. L'expérience de la solitude est positive si elle n'est pas repli sur soi mais permet de s'ouvrir sur le monde, de passer à l'action, donc de mettre en acte sa cogitation.[3]
L'action donne du sens à la pensée mais, si l'action est nécessaire, elle n'est pas suffisante en soi. Tout dépendra de sa nature et de son adéquation avec le sens qui gouverne l'intention.
Mais il y a sens et sens…

Nécessaires pour agir, la réflexion, la délibération, etc. ne nous permettent pas pour autant de donner un sens de nature spirituelle à notre action. Seule une démarche solitaire visant à échapper aux simples stratégies mentales peut conférer à l'action une portée d'ordre spirituel – ce qui est un des objectifs du yoga. Il s'agit d'envisager que "communiquer" ne consiste pas seulement à transmettre des concepts mais à se faire disponible à l'écoute, dans un état aussi complet que possible d'ouverture, afin de percevoir non seulement la pensée de l'autre mais, au-delà de l'insuffisance des mots, la sensibilité et les émotions masquées ou déformées par les peurs ou les convenances.

On aura compris que, pour la vie quotidienne la plus harmonieuse possible, la communication  avec autrui (et non l'"information" à quoi elle peut avoir tendance à se réduire dans les rapports sociaux actuels), exige de mettre fin à l'isolement passager et à la solitude lorsque celles-ci nous ont suffisamment préparés à accueillir l'autre dans sa vérité. Car la vérité de l'autre ne nous est accessible que si nous avons atteint au moins partiellement notre propre vérité.

Atteindre sa propre vérité, n'est-ce pas là un objectif de choix pour un pratiquant de yoga ? Ce dernier aura donc à cœur d'élever son niveau de conscience en ne perdant pas de vue les yama et niyama de Patañjali applicables au quotidien.
Ce n'est là ni plus ni moins les étapes du processus que mettent en place les grands Maîtres pour se nettoyer de la pollution du mental qui obscurcit l'accès à la seule Réalité déformée par nos sens, masquée par l'intellect – les voiles séparateurs de Maya. N'oublions pas que "Nous ne sommes séparés de l'éternité que par nous-mêmes" (André Comte-Sponville) ; qu'il nous appartient de faire bon usage de notre solitude en ne perdant pas de vue qu'être au monde c'est être avec, et d'abord avec autrui ; que trop s'isoler en se mettant à distance de ce qui n'est pas assez bien, pas assez beau, pas assez bon pour nous, c'est se noyer dans un néant égotique qui n'est pas celui du Sage. Le Néant du Sage a été atteint par un être dépourvu d'ego. Et son Néant est Amour pur.

Gérard Duc





[1] Hannah Arendt, Questions de philosophie morale, dans Responsabilité et jugement, Payot, 2005, pp. 125 à 128, traduction de Jean-Luc Fidel.
[2] A. Schopenhauer : Aphorisme sur la sagesse dans la vie, Trad. Cantacuzène, Ed. PUF
[3] Nous nous abstiendrons ici de prendre pour modèles certains Maîtres qui passent toute leur existence dans la solitude absolue à la recherche de l'Éveil. Les "Fous de Dieu" sont éminemment respectables mais les prendre pour seuls modèles valables risque de décourager. Quand on n'est pas une Ferrari, en attendant peut-être de le devenir, mieux vaut courir dans sa catégorie en progressant.

UNE MINUTE avec C. BOBIN

Il est, parmi tous les auteurs actuels, un romancier-poète dont le souffle me soulève, m'emporte pour me déposer plus près du silence. Je ne parlerai pas de lui mais le laisserai parler. J'espère que, dans les quelques phrases qui suivent, les pratiquants de yoga, comme dans un miroir, reconnaîtront le reflet lumineux de leur propre coeur…


La solitude nous amène vers la plus simple lumière : nous ne connaîtrons jamais d'autre perfection que celle du manque. Nous n'éprouverons jamais d'autre plénitude que celle du vide, et l'amour qui nous dépouille de tout est celui qui nous prodigue le plus. (Lettres d'or)

Rester disponible à l'instant : ne rien prévoir, sinon l’imprévisible. Ne rien attendre, sinon l’inattendu. (Éloge du rien)

L'intellect ne mène pas à la vraie connaissance : on peut ainsi être instruit de tout, et passer sa vie dans l'ignorance absolue de la vie. (L'Enchantement simple)

La terre se couvre d'une nouvelle race d'hommes à la fois instruits et analphabètes, maîtrisant les ordinateurs et ne comprenant plus rien aux âmes, oubliant même ce qu'un tel mot a pu jadis désigner. (Ressusciter)

Le courage de se regarder au plus profond : plus on s'approche de la lumière, plus on se connaît plein d'ombres. (La plus que vive)

Finalement je n'aime pas la sagesse. Elle imite trop la mort. Je préfère la folie - pas celle que l'on subit, mais celle avec laquelle on danse. (Autoportrait au radiateur)
La sagesse, contrairement à ce qu'on raconte, ne vient pas avec l'âge. Sage, ce n'est pas une question de temps, c'est une question de cœur et le cœur n'est pas dans le temps. (La folle allure)

Ne plus penser à rien, c'est commencer à bien penser. (La grande vie)

Quand ils voient un miracle la plupart ferment les yeux. (L'Homme-joie)

J'ai trouvé Dieu dans les flaques d'eau, dans le parfum du chèvrefeuille, dans la pureté de certains livres et même chez des athées. Je ne l’ai presque jamais trouvé chez ceux dont le métier est d’en parler.
On ne peut bien voir qu'à condition de ne pas chercher son intérêt dans ce qu'on voit. (Ressusciter)

L'amour n'est pas un sentiment. Tous nos sentiments sont imaginaires et, si profonds soient-ils, nous n'y rencontrons que nous-mêmes c'est-à-dire personne. L'amour n'est rien de sentimental. L'amour est la substance épurée du réel, son atome le plus dur. L'amour est le réel désencombré de nos amours imaginaires. (L'Épuisement)

L'amour est une épreuve. Cette épreuve est d'ordre spirituel. (La Part manquante)

Vous attendez que l'amour vous comble. Mais l'amour ne comble rien - ni le trou que vous avez dans la tête, ni cet abîme que vous avez au cœur. L'amour est manque bien plus que plénitude. L'amour est plénitude du manque. (Le Très-bas)



YOGA - SRI AUROBINDO - Une rencontre décisive




"Même en Europe, on admet très fréquemment aujourd’hui l’existence de « quelque chose » derrière la surface ; mais on se trompe sur la nature de ce quelque chose et on l’appelle « subconscient » ou « subliminal », alors qu’en réalité il est très conscient à sa façon et qu’il n’est pas subliminal, mais seulement derrière le voile." (Sri Aurobindo, Lettres sur le yoga, T.5)



A l'origine de notre engagement sur la voie du yoga il se produit souvent une rencontre, que ce soit celle d'un être vivant ou celle d'un disparu qui, au détour d'une lecture, se remet à vivre en nous ; un être grâce auquel notre existence prend soudain une direction qui répond à nos aspirations les plus exigeantes. 
Comme beaucoup d'adolescents ou de jeune adulte, le monde réel (celui que nous prenons pour tel) nous déçoit : ce qu'il nous propose ne satisfait pas cette partie de nous qui pressent "autre chose", autre chose d'indicible et pourtant d'essentiel et dont rien, au quotidien, ne nous offre le reflet approché, si ce n'est, peut-être, la beauté de la nature ou  celle d'une œuvre d'art. Comme Rimbaud, tôt découvert, et peut-être comme certains lecteurs, et sans adjuvants artificiels, j'avais vécu de fugitifs instants de grâce qui m'avaient donné l'intuition d'un "autre monde" ô combien radieux ; dès lors, tel le poète, "je croyais à tous les enchantements" et pourtant RIEN de mon quotidien (ni le métier, ni même l'amour et surtout pas la religion telle qu'on me conseillait de la pratiquer) ne comblait le désir orphelin de ces rares instants trop fugaces. La fenêtre entr'ouverte sur la Lumière, se refermait aussitôt et je restais seul, terrassé, avec la nostalgie à chaque fois plus douloureuse que si l'absolue Beauté (comment nommer cette intrusion autrement que par ce terme platonicien ?) accidentellement approchée, existait, elle était intense mais fragile, impossible à fixer. Aussitôt, la question douloureuse était posée : comment recréer à volonté ces moments imprévisibles mais indiciblement heureux ? Comment installer en permanence le merveilleux accident qui permettait de côtoyer… je ne savais quoi, à vrai dire, mais "quelque chose" qui valait la peine de vivre, qui permettait de vivre à une autre altitude ? Fallait-il me résoudre à cette impuissance ?

C'est alors que survint, plus tard, la rencontre avec Sri Aurobindo. C'est Satprem qui me le fit connaître ; Satprem (de son vrai nom Bernard Enginger) le disciple de "Mère", Mirra Alfassa, née à Paris en 1878, d'une mère égyptienne et d'un père turc, amie de Rodin et de Monet et qui vivra trente années auprès de Sri Aurobindo (lui-même né en 1872, à Calcutta, année des Illuminations de Rimbaud…) Quant à Satprem, né en 1923 à Paris, arrêté par la Gestapo à 20 ans, il passa un an et demi en camp de concentration puis, après une brève carrière diplomatique, voyagea, devint Sannyâsin en Inde, rejoignit Sri Aurobindo à qui il consacra son essai : Sri Aurobindo ou l'Aventure de la Conscience (Ed. Buchet Chastel – traduit en une quinzaine de langues).
C'est par l'intermédiaire de cet ouvrage que j'évoquerai ici Sri Aurobindo. Car c'est lui, Satprem, "frère" de Rimbaud (comme le poète, chercheur acharné d'Absolu, extrême dans ses actes, mécontent de tout et de tous – à commencer par lui-même), qui sut trouver le regard ajusté et les mots propres à me rendre sensible à l'intelligence magistrale et aux intuitions fulgurantes de ce visionnaire installé à Pondichéry.

Avec le recul, Satprem et Aurobindo Ghose m'apparaissent comme deux présences indissociables, à la fois différentes, proches et complémentaires. Cela explique qu'ils aient pu me bouleverser quasi simultanément. Le premier, Satprem, est un être d'émotion, un poète (son écriture est d'une beauté envoûtante). Disciple exigeant, il est aux antipodes de la soumission aveugle : impatient d'accéder à la Libération, il se révolte, tempête, se bagarre… et, forcément, ne fait que repousser le Lieu intérieur qu'il aspire à conquérir. Sa quête enfiévrée durera quarante ans avant qu'il ressente un tant soit peu d'apaisement. Ses Lettres d'un Insoumis, éditées en 1994 chez R. Laffont, sont vibrantes de cette énergie parfois désespérée, exaspérée aussi, celle d'un chercheur d'or opiniâtre (il a écrit L'Orpailleur, roman) en qui il est difficile de ne pas se reconnaître si l'on partage la même soif… Son émotion, ses états d'âmes, sa persévérance mise parfois à mal par des moments de doute et de dépression, ses confidences d'une sincérité parfois poignante touchent encore, à la énième lecture…
L'autre présence, Aurobindo, est celle d'un philosophe, métaphysicien, psychologue, poète (Savitri), etc. également homme d'action doublé d'un mystique qui trouva très vite la voie de la Libération lui permettant, dans des milliers de pages (dont beaucoup publiées chez Albin Michel) d'aborder tous les sujets, de répondre à toutes les interrogations existentielles que l'homme se pose sur le sens de la vie et, en particulier, sur celui de sa vie. Le niveau de pénétration prodigieux de Sri Aurobindo ne peut que séduire les plus exigeants : à la sensibilité à fleur de peau de Satprem, il apporte un complément de rigueur, une précision et une justesse d'analyse constantes, propres à convaincre tout lecteur recherchant des propos certes inspirés mais bien ancrés dans le réel.

Il n'est pas question ici de prétendre survoler toute la pensée de Sri Aurobindo, mais d'en évoquer une seule orientation, celle du visionnaire[1] qui croit aux capacités spirituelles (malheureusement sous-exploitées) de l'individu apte à faire évoluer l'ensemble du genre humain : si chacun se mettait à l'œuvre pour se transformer et se rendre réceptif à la force supramentale[2], l'humanité pourrait alors accéder à une dimension de conscience qu'elle ne soupçonne même pas, franchir un seuil évolutif et aboutir à une nouvelle espèce. Transformer la nature humaine en transformant la vie humaine, là est le projet qu'il nous transmet.
Satprem, dans son ouvrage sur Sri Aurobindo, nous éclaire :
"Le règne de l'aventure est terminé. Même si nous allons jusqu'à la septième galaxie, nous irons là casqués et mécanisés, et nous nous retrouverons tels que nous sommes : des enfants devant la mort, des vivants qui ne savent pas très bien comment ils vivent ni pourquoi ni où ils vont. [] Nous sommes donc mis au pied du mur, devant le dernier terrain qu'il nous reste à explorer, l'ultime aventure : nous-mêmes […]
Or, Sri Aurobindo nous fait faire une double découverte dont nous avons un besoin urgent si nous voulons non seulement donner un débouché à notre étouffant chaos, mais transformer notre monde" (Préface)
Et, plus loin :
"Nous sommes les fils d'un monde nouveau dans le crépuscule de l'intellect et des machines […] et nous frappons dans la nuit, nous ne savons pas la route, nous ne savons même pas nos mots ni notre sens, mais nous cognons aux portes de l'avenir, nous balbutions les paroles de l'autre homme, nous délivrons les lumières qui bâtiront le monde de demain aussi sûrement que les anciennes lueurs du singe ont bâti l'homme d'aujourd'hui. Une nouvelle humanité, soulevée dans la lumière, [serait] capable d'une existence et d'une action spiritualisées, ouverte à la direction d'une lumière de conscience de vérité, capable, même sur le plan mental et dans son ordre propre, de quelque chose qui pourra être appelé le commencement d'une vie divine."
Quant à l'instrument de ce changement, le "Yoga intégral" proposé par Sri Aurobindo, quand réussira-t-il à réaliser la transformation ? Il "est un processus d’évolution concentrée, et la progression est géométrique : le premier mouvement de la Force évolutive dans la Matière s’étend obscurément sur des âges ; le mouvement de la Vie progresse lentement, mais déjà à un rythme plus rapide, il se concentre en millénaires ; le Mental peut comprimer encore davantage la lenteur nonchalante du temps et faire de grandes enjambées en quelques siècles ; mais quand l’Esprit conscient intervient, une rapidité évolutive suprêmement concentrée devient possible…
Nous en sommes Là.
Les soubresauts du monde actuel sont sans doute le signe que la Pression descendante[3] s’accélère et que nous approchons d’une vraie solution."

On saisit alors le sens de la quatrième de couverture : "Il y a en Sri Aurobindo un révolutionnaire, un poète, un philosophe, un visionnaire de l'évolution ; il est non seulement l'explorateur de la conscience par le yoga intégral, mais le bâtisseur d'un monde nouveau."
Précisons que ce "monde nouveau", est imminent mais à une échelle de temps que nous ignorons… Tout dépendra de la durée nécessitée par cette prise de conscience générale…

Le regard de Sri Aurobindo fait que la spiritualité est étroitement reliée à des notions "scientifiques", à commencer par celles qui président à l'existence même de l'homme en tant qu'organisme multicellulaire, lui-même cellule d'un organisme plus étendu : le genre humain - lui-même infime partie d'un "corps" aux dimension cosmique et ainsi de suite.  Le pont qui nous relie à l'Absolu doit donc passer par le corps, par la matière et par sa "réhabilitation divine" : "La Matière […] semble inconsciente et inanimée […] seulement parce que nous sommes incapables de percevoir la conscience en-dehors d'une certaine zone limitée, d'une gamme à laquelle nous avons accès." Et Mère de déclarer, en 1930 : "Le vrai changement de conscience est celui qui changera les conditions PHYSIQUES du monde et en fera une création entièrement nouvelle."

Découvrir qu'on ne peut être isolé sur cette Terre, que chaque action, chaque pensée, chaque intention de chaque créature nous relie en conscience au Cosmos et détermine ce qu'il en adviendra, cette "simple" certitude, expérimentée par Sri Aurobindo et Mère dans leur corps, ne peut que remettre à sa juste place l'obsession prioritaire égarant beaucoup d'adeptes du yoga. Vouloir coûte que coûte être libéré, accéder à l'illumination, est un désir infantile de l'ego (= je veux être heureux !) qui empêche tout réel progrès et doit donc disparaître – autorisant alors, peut-être, que la Grâce de l'Éveil nous touche.
Si, comme le dit A. Comte-Sponville, "le monde et la vie nous paraissent absurdes" c'est, finalement, parce qu'ils "ne répondent pas à nos espérances." Mettre fin à nos "espérances" (comprendre : nos attentes, forcément déçues), participer à l'ici et au maintenant en restant ouvert à tout ce qui nous est donné de vivre, y compris le pire,  est un programme suffisamment prometteur pour y consacrer une vie sans stagner dans la nostalgie adolescente de cet "autre monde idéal" qui, au bout du compte est bel et bien ici et nulle part ailleurs. Si nous décidons de transformer notre condition plutôt que d'en déplorer la misère, immanquablement, notre vie se remplit de sens. Les fugaces moments de Grâce ne sont plus dès lors des objectifs à atteindre ou à renouveler à tout prix, mais des clins d'œil que l'énergie de Vie nous adresse pour nous faire comprendre que si nous renonçons à courir après le bonheur tel que nous l'imaginons, "autre chose" de beaucoup plus précieux nous sera peut-être donné. Ou peut-être pas. Mais qu'importe, puisque seule la plénitude du présent peut suffire à nous combler…

Gérard Duc







[1] Nombre  de ses réflexions trouvent un écho actuel dans les recherches les plus en pointe de la physique – à commencer par la non-séparativité maintenant irréfutable. Il faut dire aussi que le jeune Indien fit ses études à Cambridge : sa démarche intellectuelle, ses schémas mentaux, sont adaptés au mode de la pensée occidentale contemporaine.
[2] Dans la terminologie de Sri Aurobindo il s'agit de l'Énergie supérieure (appelée parfois Divin). "Le Supramental […] est omniprésent dans le cosmos matériel, mais il y est voilé ; il est derrière le phénomène effectif des choses et s'exprime secrètement, mais en employant comme agent d'exécution son propre terme subordonné, le Mental." (Sri Aurobindo)


[3] Celle du "Supramental". Cette force supraconsciente ne s'élève pas, comme c'est le cas dans le yoga de la kundalini, mais descend.