Rencontre sur le Mékong

vendredi 1 mai 2020

ENSEIGNER LE YOGA...

Enseigner plus grand que soi : une utopie ?

Tout professeur de yoga conscient ne peut que réfléchir avec humilité à la manière de transmettre au mieux. Avec sérieux et lucidité donc, mais aussi  avec légèreté, sans perdre de vue que nul ne possède la Vérité et que chaque cours devrait nous apprendre à reconsidérer notre manière d'enseigner.


Le nombre croissant des différents types de yoga impose la nécessité pour un élève de trouver un enseignant dont la pratique réponde à ses attentes ­– quand attentes il y a. On commence souvent le yoga pour une vague raison en lien avec la santé physique ou psychologique. On a entendu dire que cette pratique assurait le bon fonctionnement du corps et permettait la détente mentale. Aussi, au début, la plupart des élèves demeurent focalisés sur cette perspective. Si le professeur se limite aux mêmes objectifs privilégiant le "bien-être", les élèves s'en satisferont probablement. En revanche, si l'enseignant a lui-même été formé selon les principes d'un yoga originel, comme celui de Patanjali, s'il poursuit une quête le portant toujours plus vers l'Essentiel, il visera à amener progressivement ses élèves à découvrir qu'il existe des couches plus profondes de l'être constituant sa richesse spirituelle.

De ce point de vue, enseigner le yoga n'est pas anodin... Si apprendre aux élèves à ne pas nuire à leur corps ou à leur mental peut suffire à certains professeurs, la vraie question surgit lorsque l'enseignant ambitionne d'aller au-delà des techniques corporelles d'assouplissement et de détente. Accéder à ce qui constitue l'Être des élèves engage une plus grande responsabilité. Sans basculer dans l'extrême (ce que la loi qualifie de "délit d'emprise"[1] caractérisant par exemple les agissements de certains pseudo Maîtres), s'il transmet non seulement ce qu'il sait et ce qu'il sait faire, mais aussi qui il est, tel professeur de yoga peut fort bien être tenté d'imposer ses convictions et, plus ou moins consciemment, se nourrir d'un pouvoir dont il ne mesure pas toujours la perversité potentielle.

Certes, qu'on le veuille ou non, on enseigne toujours qui on est. Les écoliers que nous étions ne s'y trompaient pas. Souvenons-nous : parmi les "bons professeurs" rencontrés, tel nous laissait admiratif sans pour autant nous conquérir. Il se peut toutefois, c'est exceptionnel, que nous ayons été subjugué. Quelque chose se passait alors qui allait au-delà de l'explicable… La matière concernée, l'allure extérieure du professeur n'importaient pas. Ce qui nous séduisait, c'était que le professeur ne faisait pas qu'enseigner les mathématiques ou la philosophie : il était, en tout cas il incarnait – et joyeusement –, les mathématiques ou la philosophie.
Sans en être forcément très conscient, c'est la congruence entre son savoir, ses actes, ses paroles et sa manière d'être avec soi et avec autrui qui nous faisait adhérer à ce qu'un tel enseignant nous transmettait. Cela reste d'actualité. Un enseignant a forcément des faiblesses mais, s'il les assume, elles ne nuisent ni à son authenticité (dont elles sont d'ailleurs un signe) ni à l'ascendant qu'il exerce sur nous. Ceux qui, dans leur scolarité, ont eu la chance de connaître un "maître" savent à quel point il a sans doute contribué à les faire devenir ce qu'ils sont devenus et, probablement, ont compris que son pouvoir tenait à son authenticité, au fait qu'il ne jouait pas à enseigner, ni à apparaître meilleur qu'il n'était, ni à nous infliger ses connaissances.
Néanmoins, transmettre la littérature ou les sciences appartient au champ de l'intellect. Que, dans ces domaines, le professeur ne soit pas un "maître" (il en est peu d'ailleurs) n'importe pas au premier chef. S'il est efficace professionnellement et se montre humain, il ne fait courir aucun danger à ses élèves.

En revanche, enseigner le yoga peut présenter des conséquences autrement plus cruciales. Lorsque l'enseignant vit son rôle de passeur comme la nécessité personnelle de transmettre non seulement le faire mais aussi les convictions qui gouvernent son existence, ce qui le porte et donne du sens à sa vie, il doit impérativement être au clair avec ses motivations et ses objectifs, savoir précisément au service de qui il agit – ses élèves ou lui-même… Les élèves en recherche de sens (il y en a) sont en état d'accueil ; profiter de cette disponibilité voire de cette vulnérabilité pour asseoir un besoin névrotique de pouvoir est évidemment condamnable.
Transmettre les enseignements qui ont construit notre personnalité et que nous estimons essentiels, impose d'abord une bonne connaissance de soi-même. Le projet socratique du "Qui suis-je ?" peut constituer la recherche de toute une vie. Si, néanmoins, nous avons la conviction intime d'avoir accédé un peu à cette connaissance, nous avons tout intérêt à nous défier des travers auxquels peut nous mener notre ardeur, même – et surtout – si elle se nourrit de certitudes…

Il convient d'abord d'écarter la tentation de tout prosélytisme. Comme dit J.-Y Leloup, nous ne pouvons donner à manger de la viande à une chèvre ou de l'herbe à un lion... Nous devons alimenter les uns et les autres en tenant compte de leur nature… A chacun de mettre de côté son propre régime alimentaire – ses propres convictions – pour privilégier les attentes des élèves et ne pas leur imposer, même avec bienveillance, ses propres points de vue. Présenter comme exemplaire et définitive une croyance, même résultant d'une expérience personnelle, est un acte de violence. Et un manque d'humilité si nous perdons de vue l'existence de ce qui nous dépasse…
Nous n'avons pas à défricher devant les élèves un chemin à suivre en prétendant que c'est le bon, celui qui mène à "La Vérité". Le connaissons-nous, d'ailleurs ?  Notre rôle est de leur donner les outils qui pourront les aider à tracer leur propre route. Chacun doit trouver, à son niveau, le moyen de favoriser chez les élèves l'émergence d'une plus grande sensibilité à ce que le yoga contient d'irremplaçable et de précieux.


Pour cela, nous avons à disposition les vérités fondatrices et universelles que les grands Maîtres ont mises en lumière. Non pas des articles de foi, des croyances, mais des "lois", au même titre qu'en physique il existe des "lois" permettant de comprendre le fonctionnement de notre réel. De ce point de vue les grands Sages sont des "Scientifiques de la spiritualité". Ils ont en effet transmis des vérités souvent plus fiables que des vérités scientifiques et qu'on peut transmettre en confiance sans pour autant les asséner ni les présenter comme irréfutables.
Pour exemple de ces vérités, prenons-en deux ou trois, fondamentales, que beaucoup d'élèves débutants ignorent et dont pourtant, non seulement les sages de toutes époques et toutes cultures mais aussi les scientifiques actuels les plus éclairés (astrophysiciens, biologistes, neurobiologistes, etc.) montrent le bienfondé :
      nous ne sommes pas limités à un corps et à un esprit ;
      nous ne sommes pas des organismes séparés fonctionnant en vases clos ;
      tous les éléments constituant l'univers partagent la même énergie dont la nature reste encore à découvrir mais dont les effets apparaissent de plus en plus évidents…
Nous rejoignons, à travers ces exemples, un des aspects fondamentaux du yoga : la notion d'unité. Unité des éléments qui constituent l'individu mais aussi unité de notre existence personnelle avec l'existence de tout ce qui nous entoure, de l'atome aux amas galactiques, des réalités les plus grossières aux plus subtiles auxquelles et par lesquelles nous sommes tous reliés.
Cela signifie-t-il qu'il convient de présenter en cours ce type de notions sous forme d'exposés ? Certainement pas. Comment procéder, alors ? En semant quelques brèves réflexions qu'on laisse à chacun le soin de faire germer en soi ? Pourquoi pas, sachant que si ces graines, soigneusement choisies et jetées avec parcimonie, tombent sur un terrain fertile, il appartiendra à l'élève lui-même de les faire fructifier. Mais inutile de gaver les élèves : ceux qui ont très faim savent fort bien le dire et poser les bonnes questions en-dehors du cours.

Il existe un autre moyen plus indirect d'amener les pratiquants à découvrir ou à approfondir ce que le professeur ressent comme primordial mais qu'il hésite à formuler oralement. Cet autre moyen c'est celui évoqué au début de cet article. Il consiste à se contenter d'agir au niveau physique (prises des asana, pratique du prânâyâma, etc.) en demeurant soi-même, avec une tranquille assurance exempte de toute préoccupation et de toute intention autres que celles nécessitées par la pratique du cours en train de se dérouler.
Revenons à ce professeur de maths ou de français qui incarnait dans la joie son enseignement. Sa manière d'être dépassait le simple niveau des notions abordées. Il n'y a pas de recette pour être, mais, en particulier dans le cadre du yoga, il existe des attitudes faciles à adopter : connaître le niveau des élèves, rester à l'écoute, disponible et attentif à chacun sans rien exiger, être authentique, "oublier" ses propres convictions mais les mettre en actes par une qualité de présence aimante et agissante, ne pas chercher à convaincre ni à persuader verbalement. Rester connecté aux attentes et à la nature de son public peut donc suffire. Ainsi l'élève, se sentant respecté et libre de penser et d'être qui il est, sensible à la fermeté sereine et inspirante de son enseignant, sera peut-être amené naturellement à s'étonner, à se questionner, à réfléchir de plus en plus sur les raison de sa propre transformation et, peut-être, à découvrir par lui-même des vérités qu'il n'aurait pas entendues si elle lui avaient été transmises en concepts articulés et plus ou moins bienvenus.
Cette façon "silencieuse" de procéder permet à tous les enseignants de transmettre efficacement leur art, en fonction de leur niveau, de leur propre pratique intérieure, sans se mettre en porte-à-faux avec eux-mêmes à cause d'un discours maladroit, prétentieux, bisounours ou grandiloquent… bref, inadapté et nuisible à l'efficacité du cours.

De manière plus générale, et la majorité le sait bien, aucun professeur sérieusement formé, et spirituellement mature ne devrait chercher à présenter sa pratique comme modèle à imiter. Nous sommes encore des explorateurs ! A quel titre imposer une voie comme étant la voie à suivre ? La seule voie que nous puissions faire emprunter à nos élèves est celle qui leur permettra d'avancer dans l'exercice de leur propre liberté.
Le rôle du professeur est donc de suggérer et non d'imposer.
Même sur le plan physique, il n'exigera rien de son élève, sinon la nécessité de ne pas porter atteinte à la santé de son corps par des pratiques agressives. Il est tentant pour un spécialiste de prescrire ce qu'il sait, il lui est difficile de rester en retrait… Nous avons rencontré de ces professeurs à l'ego boursouflé, agissant comme des mandarins omniscients, ordonnant à leurs élèves[2] de placer ainsi et pas autrement tel bras, telle jambe, le bassin, la tête et ce, sans aucune raison destinée à prévenir un quelconque dommage… Respecter la liberté des élèves, même sur le plan physique, leur laisser découvrir par eux-mêmes qu'il "serait préférable de…", les conseiller sans les contraindre c'est refuser d'infantiliser, c'est permettre aux apprenants d'accéder individuellement à la conscience toujours plus affinée, intime et intuitive de leur corps.

Sur le plan psychologique ou, à plus forte raison, spirituel, ce comportement respectueux se justifie encore davantage. Cela ne signifie pas que le professeur doit rester en retrait, inhibé par la peur de mal faire. Ce ne serait pas mieux que de singer le maître idéal tant admiré ! Rester soi-même prime. Il est des professeurs bavards et d'autres silencieux (Swâmi Satchidânanda ne disait rien, il montrait) ; des sérieux et des rigolards. Ce n'est pas cela qui est important. Ce qui est important c'est la qualité et la pertinence du "bavardage", la qualité et la pertinence du silence. Et aussi du moment auquel il convient de parler, de rire ou de se taire. Cela ne s'apprend pas vraiment, ne se calcule ni ne se prépare avant le cours. Il ne s'agit pas d'une technique à appliquer. Cette maîtrise s'acquiert si on reste ouvert à ce qui se passe en soi et autour de soi, si on est soi-même centré.
Chaque professeur débutant a expérimenté avec surprise le phénomène consistant à être déçu par un cours pourtant soigneusement préparé et correctement mené alors qu'un autre de ses cours, davantage "improvisé", aura créé une intensité de présence d'une qualité presque palpable. Que s'est-il passé ? Cette "magie" est facile à comprendre, mais sa mise en œuvre délicate à reproduire systématiquement. Elle s'explique par le fait que si le mental du professeur domine, il fait barrage à ce qui est plus important que lui.
C'est elle, cette qualité d'être, cette capacité à lâcher prise sans lâcher la bride[3] qui, au bout du compte fait la différence entre un cours "honnête" et un cours vraiment réussi, un cours nourrissant ou stérile.

En dernière analyse, trouver le geste, l'attitude, le mot ou le silence ajustés dépend de la qualité de la connexion établie entre le moi et Cela qui nous habite, qui sait mieux que nous, Cela devant quoi nous pouvons nous effacer pour Lui laisser la liberté d'agir à travers nous.
Ce n'est pas moi, professeur, qui suis capable de donner un bon cours. C'est la faculté que j'ai développée de "m'abandonner à", de me "laisser traverser par" et de laisser agir Cela dont, finalement, je ne suis que le "canal". Mes connaissances, mon savoir et mon savoir-faire sont dès lors au service de Cela qui est plus grand que moi. En un mot, je renonce à être la vedette de ce qui se joue…
"Je est un autre", disait Rimbaud. Pourquoi ne pas laisser s'exprimer ce qui, dans ce "Je" du professeur est de même nature que le "Je" des élèves ? Ainsi la communication peut s'établir d'être à être, sans la nécessité d'un discours volontariste qui fait écran ou, pis, égare. Il est assez facile de laisser s'exercer cette perméabilité, de nous placer dans cette Conscience universelle (on peut la nommer autrement) dont nous ne sommes pas la source et de lui faire confiance, sachant qu'elle nous relie tous et, comme dans la nature, agit toujours pour notre bien.
On pourrait juger ambitieuse voire prétentieuse cette manière d'exercer son enseignement. Elle ne l'est pas puisqu'au bout du compte il s'agit non d'acquérir un surplus de capacités mais de "renoncer à" ;  non d'imposer un pouvoir soufflé par l'ego mais d'effacer ce besoin tenace de vouloir maîtriser ce qui ne dépend pas de nous pour laisser s'exprimer ce qui nous habite et peut prend en charge l'essentiel de notre action. Cet objectif n'est certainement pas impératif mais, à notre sens, il constitue une direction vers laquelle nous pouvons nous orienter joyeusement si le yoga joue dans notre existence un rôle essentiel.

Gérard Duc



[1] L’emprise mentale dans le Code pénal :
Juridiquement, l’emprise mentale a fait son entrée dans le code pénal [en 2001] sur le vocable de « sujétion psychologique » [] qui définit le délit d’abus de faiblesse avec trois conditions cumulatives :
1/ Un sujet : la victime placée « en état de sujétion psychologique ou physique »,
2/ Un auteur qui exerce une manipulation mentale et qui doit se matérialiser selon le vocable du texte pénal par « l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer le jugement »,
3/ Un résultat : le délit ne sera caractérisé que si la personne, ainsi placée sous sujétion est « conduite à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables ».

[2] … "pour leur bien" diraient-ils ! oubliant quelles limitations a pu accumuler l'éducation restrictive dont ils ont probablement été les victimes…
[3] Il va de soi que ce lâcher-prise nécessite la maîtrise technique du cours – mais n'est-ce pas un préalable à tout enseignement de qualité ?

INDE : POURQUOI ELLE ?

VOYAGE INTÉRIEUR (et imaginaire) D'UN ENFANT DU SIÈCLE

où pourquoi aller chercher en Inde ce que nos philosophies et cultures occidentales contiennent peut-être aussi ?



"Les religions prétendent résoudre [les] grands problèmes avec une certitude inspirée ou révélée, mais l'énormité même de leurs divergences montrent qu'elles aussi font un choix entre diverses idées, entre divers aspects de la Vérité… et procèdent à une construction sur la base d'une expérience spirituelle limitée." (Srî Aurobindo)

Lorsqu'on est enfant, les adultes – en particulier les parents – ont forcément raison et leur discours est admis inconditionnellement… Puis l'adolescent qui réfléchit un peu développe son esprit critique, observe que les vérités présentées comme définitives divergent et il se met à douter. Cela peut le perturber, d'autant plus si elles relèvent de sujets dont dépend le sens de sa vie, en particulier celui des croyances religieuses[1]. Il se dit alors que, dans le domaine concernant le Divin, s'il est une Vérité (et il doit y en avoir une !), celle-ci ne peut qu'être unique. Or chaque religion propose/impose comme absolues des vérités différentes voire contradictoires… De quoi semer le trouble dans un jeune esprit. De quelle autorité supérieure peuvent se prévaloir la famille, les professeurs, les proches, pour prétendre qu'ils détiennent la lumière concernant l'existence ou l'inexistence de Dieu, son éventuelle nature, etc. ? [2] Qui a raison ? Qui d'ailleurs pourrait avoir raison ?

Pour peu qu'il s'intéresse aux idées, notre jeune personnage (imaginons qu'il soit chrétien) se met à chercher, découvre la pensée du Siècle des Lumières, les penseurs rationalistes du XIXe s., les existentialistes du XXe s., Freud, les écrits de scientifiques matérialistes ou non, les philosophes chrétiens ou athées… Face à des critiques contradictoires pourtant fondées en raison, confronté aux divergences inhérentes aux croyants ou incroyants de tous bords, il perd tout repère. Refusant d'admettre les abus divers commis par les adeptes d'une foi (ses professeurs lui ont parlé des Croisades, de l'Inquisition, de la colonisation espagnole de l'Amérique, etc.) il en arrive assez logiquement à considérer que "sa" religion semble avoir été créée pour enrichir les puissants, servir leurs intérêts les plus bas, anesthésier les foules, opprimer les étrangers, servir les maîtres de l'économie et de la politique… De là pour lui à déduire avec Voltaire que c'est l'homme qui a créé Dieu et non le contraire, il n'y a qu'un pas… Pour peu qu'il ait côtoyé quelque prêtre pratiquant sa foi de manière hypocrite ("Faites ce que je dis, pas ce que je fais…") c'en est fini une fois pour toutes.

Du moins le croit-il alors… Parce qu'au-delà de la religion institutionnalisée et instrumentalisée, si cet esprit continue à s'interroger sur le mystère de la Création, s'il est sensible à l'arrière plan métaphysique ignoré ou combattu ou tout le moins revu et corrigé par l'ordre ecclésiastique, tout peut encore changer. Car il découvre alors une profondeur et une élévation de pensée qui n'a guère de rapport avec l'étroitesse et les turpitudes d'un Christianisme historiquement prosélyte, avide, cupide et souvent brutal. Ce sont les grandes figures mystiques qui le fascinent, même – et surtout – celles qui, comme Maître Eckart, furent condamnées parce qu'elles n'étaient pas prisonnières du dogme et visaient à établir et à entretenir un contact direct avec le Divin.[3]

Seulement le doute demeure… Ce qu'il a découvert de dégradant entache ce qui aurait pu satisfaire son désir d'authenticité et sa soif d'absolu – dans la mesure où cette soif l'habite encore… Certes, il réussit à ne pas réduire la spiritualité originelle aux contrefaçons mais en même temps la parole officielle reste dérangeante et dogmatique : les écrits des Pères de l'Église, ceux des théologiens, lui paraissent par trop autoritaires, déconnectés de la réalité et s'égarant en considérations fumeuses et théoriques. Et puis, s'il retient la parole première "Aimez-vous les uns les autres…"[4] comme devant constituer le fondamental de toute religion authentique, il a beau replacer les actes horribles du passé dans leur contexte historique puis songer à Mère Teresa et autre modèles exemplaire, en considérant la manière méprisable dont cette religion est encore récupérée par des esprits pervertis, il demeure sceptique…

Pour peu que, devenu adulte, sa quête de vérité et ses investigations l'aient mené à la rencontre des spiritualités orientales – dont l'Hindouisme –, il va se trouver très vite en présence d'une religion sans dogmes, certes se réclamant des Veda, mais laissant à chacun la possibilité de suivre son svadharma (son propre devoir). Au-delà du polythéisme initial (plus apparent que réel) et des courants qui en font la complexité, il se rend compte que l'Hindouisme est tolérant puisqu'il reconnaît que les "moyens ou les manières d'accéder au salut (moksha) sont multiples" [5]. Quant aux êtres qui l'ont incarné (Râmakrishna, Vivekânanda, Ramana Maharshi, Ma Ananda Moyi, Râmdâs, Aurobindo, etc.), capables d'entrer en communion intime avec l'Absolu, ils lui apparaissent exemplaires. De plus leurs propos sont intelligibles et parlent autant au cœur qu'à l'intelligence.

Il découvre aussi :
-       que la pensée qui se rattache à cette croyance propose un ensemble de connaissances spirituelles, empiriques et scientifiques, jamais enfermées dans des dogmes étroits et limitants.
-       que le Divin (le Brahman) des hindous n'est pas perçu comme le Dieu personnel des chrétiens dont la tendance anthropocentrique le désole.
-       que les découvertes de l'Hindouisme sur la nature de l'esprit, la perception, le comportement humain et la conscience permettent à chacun d'être responsable de son devenir sans préalablement aliéner sa liberté en se soumettant à des interdits multiples et des croyances rigides.
-       que l'Hindouisme et le yoga qui en est issu, proposent une démarche expérimentale intime alors que le Christianisme impose réponses et injonctions souvent déconnectées des réalités humaines de l'individu.
-       que la volonté d'atteindre la "Réalisation" de l'absolu suppose une attitude active, passant ni par l'attente d'un avènement miraculeux ni par le mental, mais par une pratique impliquant tout l'être, y compris le corps[6] et qui peut trouver son accomplissement dans cette vie même. Pourquoi attendre la problématique résurrection des morts, une Apocalypse ou l'intervention d'une Grâce hypothétique venue de l'extérieur ?

L'Église officielle pourchassait tous ceux qui osaient s'écarter d'une lecture naïve de l'Ancien et du Nouveau Testament qu'elle avait elle-même dénaturés (y compris les documents de Qumran). Notre adulte détourné de la foi sait cela et sait également que, sur le plan mystique, le Dieu chrétien ne se réduit pas à ce qu'en ont fait les religions. Cependant, en passant par l'Inde et les textes hindouistes (en particulier les Upanishad), il a eu facilement accès à ce qui lui paraît être le plus vraisemblable concernant la nature de Dieu : omniscient, omniprésent, à la fois transcendant et immanent, éternel, Un-sans-second, impossible à représenter, à imaginer, le Brahman sans attributs, sans formes – ou avec attributs et formes puisqu'il peut se manifester sous l'aspect de dieux personnels (Ishvara, et la trimurti : Brahma, Vishnou, Shiva, etc.) En cela il comprend d'ailleurs que si l'Hindouisme pratiqué par des fidèles crédules est polythéiste, il s'agit en réalité d'un monothéisme.

A ceux qui lui objecteront que l'Hindouisme est essentiellement individualiste il nommera les six darshana ou courants de pensée[7] philosophico-théologiques, ayant comme principe la non-violence – ou non-nuisance – (ahimsâ, premier des cinq yama), la compassion, la générosité donc l'amour du prochain qu'incarnent on ne peut mieux les grands maîtres de cette religion.

En un mot, il aura trouvé dans cette vision une métaphysique cohérente, claire, et la possibilité d'une démarche spirituelle accessible, authentique, débarrassée des discours impérieux ou lénifiants et des bonnes intentions dont l'enfer chrétien est pavé.  

Cependant, le temps passant encore, notre personnage sera peut-être amené à revenir sur les croyances simplistes de sa jeunesse, à en dépasser les noirceurs, à les approfondir et à nuancer sa perception. Il constatera alors que, si nombre de points les opposent, la plupart des religions ne sont pas toujours incompatibles et surtout, que sur le plan mystique, les convergences sont multiples.[8]

Certes, beaucoup de discordances demeurent, dont la théorie de la réincarnation, incompatible avec celle de la résurrection[9], même si nombre d'études décèlent dans le nouveau Testament des indices laissant penser que la notion de métempsychose était familière aux apôtres eux-mêmes. En voici quelques exemples parmi d'autres :
‪Jésus (Mt 11,14) dit à propos de Jean-Baptiste : "Et lui, si vous voulez m’en croire, il est cet Élie qui doit revenir ; et encore : Élie est déjà venu, et ils ne l’ont pas reconnu." (Mt 17,12). Enfin : "Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle "? (Jn 9,2).[10]

* * * 

Pourquoi aller chercher en Inde ce que nos philosophies et cultures occidentales contiennent peut-être aussi ?
Tous ceux et toutes celles qui orientent leur spiritualité pour "cause d'Inde" et pour avoir découvert ses penseurs, sont légion. Nous avons évoqué l'Hindouisme parce que le yoga en est issu, mais nous aurions pu aussi bien parler de l'attirance que représente par exemple le Bouddhisme.
Sous forme d'un portrait, nous avons imaginé une seule réponse, certes caricaturale, donc peu nuancée (on ne retrace pas un cheminement à ce point intime en deux ou trois pages) ; des explications, il y en aurait sans doute bien d'autres, plus subtiles, plus argumentées. Pourtant aucune d'elles ne pourrait prétendre justifier de manière générale les raisons d'une trajectoire intérieure que même ceux qui l'ont empruntée s'expliquent difficilement.
Chaque religion est le produit d'une culture. Il peut donc paraître surprenant que nous-mêmes, produits d'une culture, nous puissions nous détourner de la religion qui s'y rattache. D'autant que c'est souvent à l'issue d'une recherche sincère, souvent longue – et parfois douloureuse car vécue comme rupture. Que répondre à cela ? Pas grand-chose de convaincant. D'autant que, fréquemment, cette découverte intuitive peut prendre le visage resplendissant d'une évidence inentamable bien qu'irrationnelle. Aucune réponse pleinement satisfaisante ne peut alors faire écho au "pourquoi".
Plus étrange encore le phénomène que l'on peut expérimenter lors de la première lecture d'un texte hindouiste : la sensation de redécouvrir un patrimoine spirituel intime jadis rencontré. Comprendront de quoi il est question ici tous ceux qui, "par hasard", au fond d'une vieille malle oubliée au grenier, ont un jour retrouvé un livre complètement effacé de leur mémoire et que, pourtant, ils reconnaissent entièrement…

Par peur de trop de longueur, ont été mis de côté les découvertes scientifiques  actuelles, en particulier la physique post-quantique. Il se trouve que nombre de ses hypothèses corroborent les théories ô combien éclairées d'anciens textes métaphysiques de l'Inde. Nul doute qu'il y aurait aussi, dans cette convergence, de quoi expliquer l'intérêt qu'on peut porter à cette sagesse orientale et à la voie royale qu'elle propose aux humains – sans pour autant les détourner de ce qui, à l'origine, constituait le dénominateur commun de toutes les religions, religions dont nous pourrions finalement nous dispenser si nous étions capables de mettre en acte une seule chose : l'amour du prochain.

G. Duc


[1] Cf. Srî Aurobindo : " C'est une étrange croyance, couramment acceptée, qu'il suffit d'enseigner aux enfants les dogmes de la religion pour les rendre pieux et moraux. C'est une erreur européenne, dont l'application ou bien conduit à l'acceptation mécanique d'un credo sans effet sur la vie intérieure et sans grand effet sur la vie extérieure, ou bien crée des fanatiques, des piétistes, des ritualistes, d'onctueux hypocrites."
[2] "Au cours de l'histoire, il est souvent arrivé que l'une ou l'autre des religions imparfaites ait été prise trop au sérieux et ait été considérée comme bonne et vraie en soi, au lieu d'être prise comme un moyen de parvenir à la fin dernière de toute religion." A. Huxley
[3] Maître Eckhart, privilégiant une vision métaphysique de l'Unité fut condamné en 1329.
[4] Jean, 13-33 "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples…"
[5] Cette dernière déclaration appartient au cadre de la foi hindoue, défini en 1966 par la Cours suprême de l'Inde, la plus haute juridiction du pays. Il y est également précisé que "malgré le nombre des divinités à adorer, on peut être hindou et ne pas croire qu'il faille adorer les idoles".
[6] Sont considérées par l'Église catholique comme déviations : adultère, relations sexuelles pré-maritales, actes d'homosexualité…
[7] Sâmkhya, Purva-Mimamsa, Uttara Mimamsa, Yoga, Vaisheshika, Nyâya.
[8] C'est ce qui a d'ailleurs incité Arnaud Desjardins à écrire En relisant les Évangiles.
[9] La Bible n'affirme nulle part que la réincarnation est une réalité, mais aucun passage ne le nie explicitement. Pourquoi ?

 "L'explication est donnée par un membre même de l'Église. Le père Jérôme, qui vécut de 347 à 420 après J.-C. et à qui l'on doit la Vulgate, traduction de la Bible en latin à partir du grec, écrit que «La doctrine de la réincarnation a été dans les temps les plus anciens communiquée à un petit nombre d'élus, comme une vérité qui ne devait pas être répandue dans la masse du peuple" (Christopher Vasey)
[10] Clément d'Alexandrie, Origène, Pères de l'Église, étaient partisans de la réincarnation, admise par le Christianisme primitif. Leur enseignement sur la préexistence des âmes fut condamné au 2nd Concile de Constantinople en 553.