Conclusion
A quoi bon la poésie ?
Nos sociétés
actuelles "rejettent la poésie comme elles marginalisent la
spiritualité ", avance Nathalie Nabert, universitaire
et poétesse. La poésie (Malherbe le disait déjà au XVIIe s.) ne
sert à rien. Cette "perte du désir de poésie " va de pair avec
la "perte du désir de transcendance". Pourtant les grandes crises
(nous y sommes !) nourrissent ce désir. L’abondance matérielle nous éloigne du
spirituel. Le manque matériel nous y ramène car il nous fait prendre conscience
de notre fragilité.
La
non-reconnaissance de la poésie, que le poète vit dans une relation plus
profonde avec ses poèmes, une sorte de tête-à-tête, peut être déchiffrée
comme le signe d’une crise spirituelle : ce n’est pas la société qui
condamne la poésie, mais l’existence de la poésie qui révèle la misère de
l’époque, son mal profond, son incapacité à être.
Les poètes,
heureusement, même s’ils ne sont pas lus,
continuent à
écrire. Ce sont des gens comme nous mais peut-être plus sensibles, plus tournés
vers l’intériorité, plus aptes à exprimer ce que nous n’arrivons pas à
formuler. Leur mérite est entre autres de mettre des mots sur ce que nous
vivons aussi mais confusément, que nous pressentons obscurément en nous. De ce
point de vue les poètes, même les mâles, sont des sages-femmes. Ils nous aident
à accoucher. Cela dit, eux-mêmes, en tout cas les contemporains, ne s’assignent
pas de mission particulière. En fait ils sont devenus poètes parce qu’ils
l’étaient en naissant : ils n’ont pas eu plus le choix qu’une poule a le choix
de pondre des œufs !
On demandait à
Ph. Delaveau ce qui le pousse à écrire. Voici sa réponse :"Je n’ai
pas été poussé, comme on dit qu’un voilier, sur le bassin du Luxembourg, est
poussé du bâton vers la margelle. C’est la poésie au contraire qui m’a tiré à
elle, […] Mais je reste persuadé, au départ, de la réalité d’un appel : je
crois à la notion de vocation en art – au sens religieux. Chaque
poète, chaque artiste, est appelé à une quête, en recevant une
certaine intelligence de la langue et du monde pour découvrir les
conditions de son propre langage. Il reste alors à descendre au fond de
soi pour découvrir ces matériaux nécessaires, ou à être disponible
aux sources qui nous traversent, qui nous apportent d’étranges
et lumineux éclats du monde. […] On connaît le raccourci toujours
mythique : "un jour il entra dans un musée et en sortant, il était
peintre. " Si les choses sont toujours plus compliquées, il n’empêche
qu’il y a quand même du vrai dans ce coup de foudre pour un art, par lequel un
être découvre la nature d’un appel."
Voici maintenant
la réponse de Juarroz à qui on demandait ce qu’était pour lui
la poésie : "La poésie est pour moi la plus grande plénitude
de vie à laquelle je puis accéder. Je ne connais aucune expérience vitale de
plus grande intensité. La poésie est mon identité. " (Poésie
et création).
Il dit avoir voulu "dessiner les pensées
comme une branche se dessine sur le ciel. Si la poésie et la pensée étaient
comme un arbre contre le ciel, peut-être que quelque chose d’aussi limpide
qu’un oiseau viendrait s’y poser. " (Poésie et création).
Pour Rilke,
voici ce que sont les poètes :"Nous sommes les abeilles de
l'Univers. Nous butinons éperdument le miel du visible pour l'accumuler dans la
grande ruche d'or de l'invisible."
Pour Charles Juliet (né
1934 à Jujurieux dans l’Ain - je n’ai malheureusement pas eu le temps de
l’évoquer davantage) le poète vise à…"Extraire la vérité de ses propres
tréfonds Retrouver une forme d’unité dans la parole ."Quoi
qu’il en soit, tous ont de leur art une haute idée. Nous avons vu (du moins
j’espère l’avoir montré un peu) que cette activité à laquelle ils s’adonnent
est plus qu’un métier.
C’est une
véritable vocation (être appelé) voire une ascèse, en tout cas une démarche
tout en profondeur qui engage leur vie et leur âme. De ce point de vue, ce sont
des repères, des phares qui peuvent éclairer notre chemin. Ce sont des
passeurs, des miroirs aussi, en qui nous nous reconnaissons. Leurs messages
n’ont certes pas la clarté des discours philosophiques.
Échappant aux
raisonnements discursifs, les poètes ont ce pouvoir d’utiliser le langage pour
lui faire dire plus qu’il ne dit habituellement. C’est pour cette raison qu’ils
sont proches des chercheurs spirituels qui, eux aussi, ont fait le choix d’une
quête qui, dans ses formes visibles, ou rationnelles n’a rien de transparent
aux yeux des non avertis.
Écoutez ce court
extrait, il est de C. Vigée, et il me semble qu’il résume bien la
dimension énigmatique de cet art mystérieux :
"Persiste
une faible pulsation de lumière verte égarée dans la neige, comme une trace où
s'allument la joie et la détresse qui peuplent cette vie unique. Au détour du
chemin, Partout, nous guettons le chaos :mais jamais nous ne serons de sa
compagnie. dans notre fragilité extrême, l'ultime don du corps, à la lueur
naïve qui, d'esprit, le couronne. Jusqu'à sans fin nous resterons, vieux
jardiniers de l'avenir, fidèles à la rose blanche qui empourpre nos
nuits." (mars
2004)"La rose blanche qui empourpre nos nuits " Qui dit
que le blanc est froid comme la mort ? Penser hors des clichés. Créer des
rencontres de mots surprenantes comme des étincelles, réconcilier les
inconciliables nous fait approcher qqch d’apparemment impossible et que,
paradoxalement, nous trouvons tout-à-coup évident…
La condition
humaine est d’ailleurs telle que toute réflexion la concernant mène à la
conscience d’un paradoxe : nous ne sommes pas grand-chose au vu du cosmos
qui nous enveloppe, et pourtant, comme disait Pascal, fragiles roseaux, nous
sommes plus grands que la nature qui nous domine parce que nous avons la
pensée. Le tout est de savoir ce que nous voulons en faire : des armes
nucléaires ou de la vie.Depuis ce rien que nous sommes, au regard du tout, nous
avons cependant la possibilité de nous accomplir. Nous ne pesons pas
grand-chose dans la création. Et pourtant notre légèreté est peut-être notre
chance et notre force
Écoutez une
dernière fois C. Vigée (Les pas des oiseaux dans la neige)
"Deux
étoiles filantes sur la montagne obscure : déjà leur cœur de braise
agonise et s'éteint. Que reste-t-il de nous quand le temps se retire ?à
peine une buée, ce souffle qui s'efface sur le miroir brisé. L'œil ne suit que
la trace du vent dans les nuées; Et pourtant nous y danserons, chanteurs au bec
léger, crânes d'oiseaux en fête aux frêles osselets déjà remplis de rien :
un peu de cendre blanche sur la langue muette."
Nous sommes des
étoiles filantes. Dans le ciel de cette terre nous ne brillons pas longtemps
mais nous avons pour nous la conscience, donc la capacité de prendre notre
course lumineuse en charge et de la prolonger. Encore faut-il être attentif à
développer cette conscience. Les poètes n’ont peut-être pas trouvé la clef que
proposent certaines disciplines spirituelles pour sortir du bocal (comme dit
Satprem). Le moyen qu’ils ont choisis pour exister (écrire) ne les comble
jamais tout-à-fait parce qu’il ne prend pas en compte toutes les dimensions de
l’être. Cependant ils sont des balises, des repères que nous pouvons utiliser
pour nous aider à voir plus clair sur la route de nos forêts.
A nous de rester
vigilants, de ne pas nous laisser séduire par les blingbling que la vie nous
présente sans cesse. Je nous souhaite de poursuivre notre quête et de ne pas
nous en laisser détourner. Vous savez qu’une des vertus mentionnées par
Patanjali est la constance, la fidélité à la direction empruntée (abhyasa –
l’autre vertu cardinale étant Vairagya – le non-attachement).
Quoi qu’il
advienne, si nous avons pris le départ, persistons dans notre folie, au final
beaucoup moins folle que toute la raison du monde dont on peut voir les effets
édifiants sur les 1ères pages des journaux…
Avant de nous
séparer je vous laisserai sur un dernier extrait de Cl.-H. Rocquet (né 1933), un
poème à méditer. Nous pouvons y trouver une motivation si nous doutons, et que
ce que nous vivons ne nous semble pas justifier les efforts fournis. Les séductions
de la vie mondaine, le confort facile, la paresse exercent sur nous un terrible
attrait. Le travail et les loisirs remplissent nos journées jusqu’à saturation,
ce sont les sirènes de notre époque qui cherchent à nous débarquer et à nous
engloutir.
Comprenez dans ce
texte que Viviane symbolise ce pouvoir de séduction qui fait naître en nous
l’envie de nous perdre dans la possession – qui est une quête pervertie. Envie
terrible qui peut nous occuper une vie durant et qui n’est jamais satisfaite parce
que, finalement, nous ne possédons jamais rien :
MERLIN parle :
"Je
pouvais dire aux sources d'être pierres, au ruisseau qu'il se dresse comme un
arbre. Je disais aux nuages : "Venez ! Descendez ! " Ils descendaient
les flancs de la colline et broutaient l'herbe. Et les troupeaux des vaches
devenaient nuages et s'éloignaient en pleurant sur la mer. Je changeais en nid
les orages et les posais à la fourche des chênes. Hélas ! Je n'ai jamais su
voir l'ordre divin du monde et cette perfection d'une clochette de muguet dans
la lumière de Pâques. Je pouvais dire aux îles de faire voile vers l'abîme.
L'avare qui plongeait dans ses coffres ses mains étreignait des vipères. Le
pauvre avait la surprise au matin d'une table de neige et de pain tiède. Mais
je riais de l'un comme de l'autre. Le vent passant sur le champ d'orge ou de
blé le faisait champ d'ortie ou de ronce, si je voulais. Les maisons prenaient
feu soudain comme des bougies, pour m'éclairer sur mes chemins de nuit. Les
chevaliers luxurieux tombaient dans un sommeil de cristal noir.Ô Viviane rousse
et couronnée de violettes – couleur de mûre et d'encre écolière, amère enfant !
ô Viviane !J'ai préféré l'odeur de ta chevelure à toutes les odeurs de la forêt
et le goût de ta bouche d'airelle à tous les fruits des vergers et des bois, à
tous les fruits magiques. À toutes les clartés de lune et de soleil, à toutes
les aurores, à toutes les étoiles insensées, à toute la sagesse des étoiles, à
tout éclat des comètes, j'ai préféré ton visage et tes yeux, ta lumière charnelle.
De toi je n'ai rien eu, rien, que la distance et le désir, le véhément amour
qui tord le coeur et l'incendie, le brise, et me voici debout dans le tombeau
de ton rire et tu n'as pas eu vers ma misère un seul regard, ô Viviane.– Ainsi
pleurait Merlin dans la forêt de givre." (Cl.-H. Rocquet)
G. Duc
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