Rencontre sur le Mékong

lundi 22 avril 2013

YAMA ET NIYAMA (2) - Ahimsa (non-violence)


YOGA ET VIOLENCE

"Liberté, que de crimes ne commet-on pas en ton nom !"  Cette exclamation d'une victime anonyme de la Terreur met en évidence un paradoxe : la violence ne vise pas toujours à combattre les libertés : elle s'exerce également dans le but de les préserver. Bref, on n'en sort pas ! Face à ce phénomène social immémorial, que peuvent faire les individus, en particulier ceux qui pratiquent le yoga, plaçant ahimsa (non-violence) comme principe essentiel du comportement individuel ?



Le but de notre réflexion n'est pas d'examiner les divers aspects de ce phénomène ou d'en faire une présentation historico-sociologique. Nous pointerons plus raisonnablement quelques aspects qui, peut-être, permettront aux pratiquants de yoga d'y voir un peu plus clair en eux.

Violence : phénomène biologique ?
On parle volontiers d'"instinct de violence". Cela revient en gros à prétendre que toute forme de vie dans la nature s'exerce "violemment". Si c'est le cas, l'humain étant un vivant au même titre que tout animal, pourquoi ne pas conclure que la violence lui est naturelle, inscrite dans son ADN ? Autant dire qu'on ne peut rien y faire !

Soyons clair : on ne trouve dans la nature aucune violence. Le terme de "violence" ne convient pas ici – malgré l'emploi qui en est fait parfois dans certains dictionnaires. On rencontre, dans la nature, une agressivité nécessaire à la survie de l'agresseur, lui-même victime potentielle. L'agneau ne mange que la quantité d'herbe nécessaire à sa survie et le loup ne mange que ce qu'il lui faut d'agneau pour vivre également ou alors c'est qu'il se sent menacé et réagit de façon déséquilibrée. On ne connaît en tout cas aucun génocide animal…
Les rivalités amoureuses ou territoriales qui font s'affronter les animaux (de l'insecte aux primates les plus évolués) ne sont pas violence mais, là encore, agressivité, énergie de vie déployée et mise au service de l'espèce. Konrad Lorenz note que  les affrontements animaux débouchent d'ailleurs rarement sur la mort de l'adversaire, des rites d'apaisement évitant la plupart du temps une issue fatale[1].

Violence, phénomène social
 Il y a violence dès qu'un individu s'affranchit des règles d'une société. "Une" société n'est pas "la" société. Ce qui peut être considéré comme violent dans une société ne l'est pas forcément dans une autre[2]. On ne peut donc parler de violence en termes généraux : tout dépend des normes imposées par une société donnée, sachant que les croyances dans lesquelles on a été éduqué sont parfois - et à tort - perçues comme "naturelles".
Le problème est d'autant plus complexe si l'on considère que la violence peut être privée (y compris familiale) ou collective, criminelle ou non (suicide, accidents), dirigée contre le pouvoir (révolutions, terrorisme, grèves) ou exercée par le pouvoir contre les citoyens (terrorisme d'état, violence industrielle ou économique, guerres).
Les visages que prend la violence sont multiples : agressions physiques (sexuelles ou autres), ou psychologiques en sont les plus fréquentes.

Nous ne nous arrêterons pas sur ces diverses manifestations de la violence, elles nous condamneraient à de longues analyses. En revanche insistons un peu sur la forme la plus quotidiennement pernicieuse qu'elle ne manque pas de prendre sans même qu'on en soit conscient. Il s'agit de violence psychologique, évidemment.

La comparaison est souvent violente.
Écoutons cette mère de famille confier à une amie : "Je ne comprends pas que mon fils soit aussi agressif. Je ne me souviens pas avoir été violente avec lui, je ne lui ai même jamais donné une claque" et de préciser qu'elle lui donne souvent l'exemple de sa sœur, si douce, si calme… A aucun moment cette mère, animée des meilleures intentions, ne se serait doutée que ce type de comparaison est une forme de violence. Que se passe-t-il dans notre tête lorsque nous sommes amenés à nous comparer à quelqu'un que nous estimons plus favorisé ? Rancœur, amertume, jalousie… autant de réactions violentes.
Et même si, conscient de ce processus mental, je tends ma volonté dans une attitude toute de stoïcisme et de compréhension, donc de douceur (ce qui est en soi une attitude juste éminemment respectable) il y a violence en moi. Et il est bon d'en être conscient. Tant qu'il existe un état de dualité, il y a conflit, inévitablement. Quand bien même je réfrène les effets de cette violence née de la confrontation de deux réalités ressenties comme incompatibles, l'empêchant de s'extérioriser, elle est là, inexpugnable semble-t-il. Je dois cohabiter avec cette intraitable et encombrante locataire, me demandant comment faire pour l'exproprier…

La plus insidieuse forme de violence est celle qui m'apparaît le moins comme telle. On connaît l'attitude par laquelle en douceur, je peux manœuvrer pour imposer mes désirs à quelqu'un. Cela va du cadeau intéressé aux paroles bienveillantes, au chantage sentimental : "Mon fils, si tu aimais vraiment ta mère…" en passant par la tristesse montrée ou par la maladie inconsciemment désirée. Culpabiliser l'autre est un des moyens d'expression favoris de la "violence douce". Qui n'a jamais dit ou entendu : "Ton indifférence me fait mal…", ou : "En colère, moi ? Non. Un peu déçu, simplement…" ?
La violence comparative s'exerce souvent à notre encontre dès que nous refusons ce qui est ou ce que nous sommes, dans le désir d'autre chose que nous estimons préférable. "Je suis vraiment nul, j'ai oublié de…" "Ce n'est pas possible ! Hier je m'installais facilement dans cette posture." "C'est pénible… L'autre jour mon attention était nettement meilleure…" Nous nous traitons souvent comme notre meilleur ennemi…

Violence : phénomène intrinsèquement humain
Il serait dangereux de penser que la violence, même la plus inadmissible, est le fait exclusif de quelques natures perverses ou monstrueuses (ce que pensent encore certains quand on évoque l'idéologie nazie ou d'autres plus récentes).
Après une expérience réalisée à l'université de Yale, Stanley Milgram conclura : "…des gens ordinaires, en faisant simplement leur travail et sans hostilité particulière de leur part, peuvent devenir agents dans un processus destructeur terrible. De plus, même quand les effets destructeurs de leur travail deviennent absolument évidents et qu'on leur demande d'exécuter des actions incompatibles avec les normes fondamentales de la morale, relativement peu de gens ont des ressources intérieures suffisantes pour résister à l'autorité.[3]"
De même que, paraît-il, nous avons tous en nous un cancer qui sommeille, nous abritons tous le pouvoir de nous comporter de façon terrible si certaines circonstances se manifestent et font s'éveiller en nous les monstres endormis.

Pourquoi tant de violence ?!
Freud, après avoir lié violence et sexualité, constatant les horreurs de la première guerre mondiale, chercha ailleurs l'origine de la tendance à l'agression – ou "instinct de mort". Il a beaucoup de peine à expliquer quoi que ce soit pouvant justifier ce qu'il considère comme une pulsion de destruction dirigée tantôt contre autrui, tantôt contre soi : "… le but final vers quoi tend tout ce qui est organique […] doit être un état ancien, un état initial que le vivant a jadis abandonné et auquel il tend à revenir par tous les détours du développement" et : "Le caractère insistant du commandement "Tu ne tueras point" nous donne la certitude que nous descendons d'une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le désir de tuer, comme peut-être nous-mêmes encore[4]."
Autant dire que l'inventeur de la psychanalyse ne fait ici que supputer… sans rien expliquer.

Alors, pourquoi tant de violence ?
Mieux vaut, pour comprendre, nous tourner vers les grands Sages qui ont souvent répondu longuement à la question du pourquoi. A les écouter, notre violence, liée à l'ego (le "libéré vivant" ne connaît plus la violence), vient de notre besoin de sécurité psychique. Nous voulons être "sûrs de", à tous les niveaux, à commencer dans le domaine des relations avec autrui. Or la sécurité permanente n'existe pas. La violence est donc une réaction directement liée à la peur – qui est "non-acceptation de ce qui est" (Krishnamurti).

Comment y mettre fin ?
En conflit avec nous-même, il est inévitable que nous soyons en conflit avec les autres. La violence du monde (terrorisme, guerre…) n'est rien moins que notre propre violence. Militer "contre" la violence dans le monde en manifestant, par exemple, est un acte social sans doute respectable mais qui ne met fin à aucune violence. En revanche si nous travaillons à mettre fin à la violence qui est en nous, nous participons du même coup – et efficacement cette fois – à diminuer la violence extérieure, celle du monde.

Comment l'individu que je suis peut-il alors mettre fin à sa violence ? L'idéal de non-violence (Krishnamurti le dit et le redit) n'est pas une solution tant que la violence est en nous (elle entre en conflit avec cet idéal et crée donc de la violence – on tourne en rond.)

Une fois de plus, c'est l'attention (sans pensée, sans jugement) qui s'impose. "La première chose à faire c'est […] la regarder comme si vous la voyiez pour la première fois […] La question n'est pas de savoir comment faire pour ne plus être violent. Nous sommes violents c'est un fait, et demander : "Comment vais-je faire pour ne plus l'être ?" ne sert qu'à donner forme à un idéal de non-violence, ce qui me paraît tout-à-fait futile. Mais si on est capable de regarder de front la violence et de la comprendre, alors peut-être sera-t-il possible de l'éradiquer totalement.[5]"

Ce n'est certes pas si simple… Ce qui l'est cependant c'est, dans un premier temps, de nous prendre aussi souvent que possible en flagrant délit de violence. Seule ce type d'attention peut nous aider à nous connaître. Seule l'observation peut m'aider à supprimer le conflit qui s'installe entre ce qui est et ce que je voudrais qui soit.
Si je suis capable d'identifier ma violence, de la reconnaître pour ce qu'elle est, de percevoir le mécanisme à l'origine de telle réaction violente, alors je supprime – en tout cas je réduis – l'efficacité de ce mécanisme que je reconnaîtrai immédiatement la prochaine fois, l'empêchant de se remettre en marche. Cela demande de l'énergie et de la patience – deux qualités mises en avant par Patañjali…

                                                                                                                                             GD



[1] Notons au passage que les humains pratiquent également ce type de comportement. Il suffit d'observer deux conducteurs de voiture s'apostrophant, donnant du geste et de la voix. La plupart du temps l'affrontement s'en tient là. Même chose pour le théâtre et son rôle très ancien de catharsis : représenter le meurtre sur scène sert à "purger" le spectateur de toute velléité d'assassinat – il vit sa violence par procuration en quelque sorte. On pourrait aussi considérer certains sports comme des dérivatifs évitant les comportements brutaux.
[2] Au XVIIe s. Pascal déclarait : "Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà."
[3] S. Milgram Soumission à l'autorité, éd, Calmann-Lévy, 1974. Coll. La guerre et ses théories, PUF
[4] S. Freud Essais de psychanalyse – Considérations actuelles sur la vie et sur la mort.
[5] Krishnamurti, Le livre de la méditation et de la vie, Livre de Poche

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