Sommeil, veille, éveil paradoxal, transe... que se passe-t-il vraiment dans ces divers états de conscience ?
Croire
que nous ne pouvons connaître que trois états de conscience (veille, sommeil et
rêve) serait ignorer non seulement les recherches les plus récentes menées par
des scientifiques mais également les expériences vécues depuis l’Antiquité la
plus éloignée. Platon parle déjà d’un état de recueillement tel qu’il nous entraîne
hors du corps et nous permet d’appréhender, d’approcher l’état de mort avant
qu’il ne survienne réellement.
Le
Vedanta, à ces trois états les plus connus, ajoute turya, un état de sommeil profond mais conscient : corps et
esprit sont plongés dans un intense repos tandis que la conscience demeure en
éveil. Cela suppose donc la présence
d’un quatrième état dont la réalité expérimentée ne fait aucun doute mais dont
la nature demeure encore loin de toute explication clinique.
Ce
quatrième état peut prendre un visage un peu différent appelé parfois
« hypnagogique » par les anglo-saxons. Il a été décrit par toutes les
cultures, et presque toujours en lien avec une philosophie ou une métaphysique.
A quelque référence supérieure qu’il soit rattaché, ses effets sont toujours considérés
comme positifs : retrait des sens, absorption plongeant la conscience dans
une sérénité, une félicité ineffables. Le constat en est dressé aussi bien par
le bouddhisme zen que par la mystique chrétienne, l’hassidisme juif ou le
soufisme musulman.
Nous
considérerons chacun de ces quatre états de conscience en évitant toute
interprétation autre que psychologique et physiologique.
1. Le sommeil
Il
permet une régénération des fonctions psychiques et organiques. Le besoin en
oxygène est diminué. Dit proche de l’état de mort, excluant toute conscience de
soi, comment dès lors permet-il par exemple à la mère de s’en extraire lorsque
son enfant pleure doucement – alors qu’un son beaucoup plus intense comme le
tonnerre la laissera sans réaction ? Le sommeil n’est donc pas de même
nature qu’un coma ou qu’une narcose chimique. Si la perception de
l’environnement est annihilée, il semble permis à certains signaux d’alerte d’accéder à la
conscience du dormeur. Cette « conscience de derrière la conscience »
peut être développée par le yoga. On comprend dès lors qu’il soit possible de
parler de « sommeil conscient ».
L’endormissement
vient avec l’immobilité musculaire et une modification de l’activité électrique
cérébrale[1].
Plus les ondes cérébrales ralentissent, plus le sommeil gagne et se fait
profond (ondes delta de 0.5 à 4 hertz
alors qu’à l’état de veille active les ondes (ondes béta) peuvent atteindre 35-40 hertz). D’où le nom de « sommeil
lent » qu’on lui donne aussi.
2. Le sommeil paradoxal
Il
est appelé ainsi parce que l’activité électrique du cerveau est semblable à
celle de la veille, donc fort intense, alors qu’il est aussi profond que le
« sommeil lent » : un dormeur en pleine phase de sommeil
paradoxal est difficile à réveiller. Si on y parvient, le dormeur peut alors
facilement raconter le rêve d’où on l’a tiré.
Cette
phase de sommeil, celle du rêveur, a fait beaucoup (et depuis fort
longtemps) réfléchir sur la nature de cette « réalité » que
vit le dormeur. Ce qui est vu (souvent en couleur), ce qui est éprouvé, est
aussi intense – et parfois davantage – qu’en état d’éveil. Qu’on relise La vie est un songe de Calderon !
Un rêve n’est pas plus absurde au regard de celui qui rêve que l’est le réel
aux yeux du veilleur. Schopenhauer parle d’un livre dont nous feuilletons
certaines pages au hasard : certaines nous sont déjà connues, d’autres
nouvelles : mais c’est toujours le même livre. Les rêves font partie
d’une même expérience qui ne paraît différente que lorsque s’éveille le
dormeur.
Physiologiquement,
le sommeil paradoxal est caractérisé par des phénomènes précis :
respiration irrégulière, mouvements rapides des yeux derrière les paupières,
relâchement musculaire, excitation sexuelle. Le besoin en oxygène augmente, le
rythme du pouls varie. La sensation de désir l’emporte sur celle de besoin
contrairement à l’état de « sommeil lent ».
3. La veille
Le
cerveau perçoit toutes les informations qu’il est capable de capter. Il les
décode, les évalue, les intègre après comparaison avec celles qu’il connaît et
répond de manière appropriée.
La
vigilance peut cependant n’être qu’apparente, dans certains cas de maladie ou
de fatigue extrême. Qui, à la suite d’un voyage épuisant (et parfois au volant
d’une voiture) ne s’est jamais surpris à dormir quelques secondes alors
qu’aux yeux d’un observateur l’éveil ne faisait pas de doute ? On connaît
aussi cette pathologie atteignant certaines personnes qui semblent habitées par
plusieurs personnalités (revoyez le film Dédales
de René Manzor !) Le sujet change d’identité tout en étant, pour chacune
d’elles, conscient de son moi provisoire.
4. L’éveil paradoxal
Ce
terme est proposé par le dr Bernard Auriol. Ce dernier cite Mélinan (auteur de Notions de psychologie appliquée à
l’éducation) faisant observer que si l’état de veille nous permet de juger
de la réalité de l’état de rêve, en revanche «nous ne nous réveillons
jamais de ce que nous appelons la veille. »
En
d’autres termes, le même Mélinan constate qu’ « il n’y a pas de
quatrième état qui soit à la réalité ce que la réalité est au rêve »
et se demande si le passage de la vie à la mort ne pourrait pas être un réveil
de l’éveil.
Ce
questionnement, ni original ni nouveau, a été prolongé par bon nombre de
chercheurs (Wallace, Benson, Caycedo). Tous confirment qu’il existe bien une
autre manière d’être en état de veille. Bernard Auriol propose de la qualifier d’ « éveil
paradoxal » plutôt que de « quatrième état » afin de « bien
marquer la symétrie de cet état de conscience dans sa fonction d’oubli, de
remise à zéro, de désencombrement, de « purification », par
opposition à l’enrichissement imaginaire et à la mise en mémoire liés à l’état
de sommeil paradoxal. » Il semblerait même que le corps, au niveau
cellulaire, récupère mieux en cet état que pendant le sommeil !
Quels
sont les signes physiologiques de cet état ?
Si
les fonctions biologiques demeurent, le sujet peut devenir insensible à des
bruits intenses alors qu’il réagira vivement à un son ténu. Le tonus musculaire
se limite à la tenue de la posture. Le tonus des vaisseaux périphériques est
diminué et équilibré, la tension artérielle chute, les ondes thêta dominent, l’activité
électrique du cerveau diminue : il se met en veille lente. La respiration
se ralentit et devient régulière (phases d’apnée possibles). Notons que la
pratique du prânâyâma (dont l’aptitude à ralentir la respiration) accélère le
processus et en approfondit les effets. Le besoin en oxygène diminue, le
mouvement diaphragmatique se fait extrêmement léger. Sur le plan psychique, le
sujet réussit plus facilement à prendre de la distance par rapport aux
préoccupations habituelles de l’état de veille qui ne l’affectent plus. La
pensée s’unifie, l’intuition l’emporte sur la volonté d’informations
caractérisant la veille. Un sentiment d’intégration remplace celui de
séparation à cause duquel la veille nous maintient en alerte, prêts à la lutte.
Se crée alors la sensation de bien-être, voire de béatitude – et plus parfois
! – si souvent évoquée par ceux qui pratiquent la « méditation ». Les
interprétations des différents maîtres des différentes cultures
apparaissent à ce stade : le spirituel et le mysticisme prennent alors le relai
du physiologique.
Et la transe ?
Elle
constitue un état modifié de conscience et apparaît elle aussi à des âges fort
reculés et dans les contextes culturels et religieux les plus divers. Le sujet abandonne
la part rationnelle de sa conscience et, franchissant une frontière, passe dans
un au-delà de lui-même qui, suivant les interprétations, correspond à un
au-delà de la réalité habituelle qui nous entoure. Temps et espace sont
transcendés, ainsi que sa propre personnalité qui s’efface et se laisse posséder
par un « guide » ou une divinité.
La
parenté avec le rêve est assez étroite : comme le rêveur, celui qui est en
transe endosse une identité différente et vit des situations dont il ne garde
généralement aucun souvenir. Cependant les connaissances scientifiques de cet
état sont réduites.
La
transe hypnotique s’apparente à un état d’attention modifiée mais, en principe,
avec intervention d’une personne restant en communication avec le sujet. Ce
dernier voit sa sensibilité accrue et, devenu sensible aux suggestions qui lui
sont transmises, se met à parler ou à agir différemment de son habitude.
L’hypnose sera utilisée par Mesmer dans un but thérapeutique. Ses caractères
physiologiques (fixation de l’attention sur un support visuel ou sonore,
diminution ou exclusion des stimulations externes…) ne permettent pas
d’explication très claire. Le sujet semble plongé dans un sommeil partiel à
travers lequel lui parviennent des messages – ceux, par exemple, modulés par la
voix monocorde de l’hypnotiseur. Il s’agirait donc d’un état intermédiaire,
situé entre la veille et le sommeil, avec des phases de suggestion permettant
des modifications physiologiques impossibles en état de veille. Certains
spécialistes rattachent cet état à une forme d’éveil paradoxal.
En conclusion…
Les
quatre états de conscience fondamentaux (sommeil, sommeil paradoxal, éveil et
éveil paradoxal) possèdent chacun leurs caractères propres. Ils ne sont pas
pour autant cloisonnés. Il existe des états mixtes – et, fréquemment, lorsque
nous passons de l’un à l’autre, par exemple de la veille au sommeil. De même,
suivant notre situation mentale et physiologique, nous pouvons passer sans l’avoir voulu, dans un état différent
(l’onirisme caractérise un état de sommeil paradoxal qui n’est pas tout-à-fait
celui du rêve…).
L’état
le plus riche et le plus intriguant est sans aucun doute celui nommé ici
«éveil paradoxal ». Lui-même prend des formes extrêmement variées.
Il suffit de parcourir les témoignages des maîtres spirituels qui, tous, ont
pratiqué sous une forme ou une autre ce qu’il est convenu d’appeler la méditation. Une question cruciale se
pose alors – et non seulement aux adeptes du yoga – question à laquelle les
réponses divergent radicalement : est-il possible d’assimiler les
expériences les plus extrêmes comme l’éveil, l’illumination et ses dérivés, à
un processus biochimique exclusivement cérébral – donc purement
scientifique et rationnel ? Le Coran dont les paroles ont été transmises
par l’ange Gabriel à Mohammed, l’apocalypse de Jean ne seraient alors que les
fruits d’une conscience humaine - sans doute hors-norme mais humaine, toute
interprétation d’ordre métaphysique n’étant qu’un ensemble de projections à
dominante culturelle nées du désir de se rassurer et d’inventer un sens à notre
brève existence. Le divin, quelle que soit la conception qu’on en ait, ne
serait au final que le pur produit de ce désir un peu pitoyable et non une
réalité de nature transcendante, objective et extérieure à la créature.
Face
à ce mystère métaphysique nous restons seuls : personne ne peut nous
convaincre vraiment. C’est là sans doute ce qui fait notre misère… mais aussi
l’intérêt que peut représenter notre démarche si nous décidons de nous faire
«chercheurs de vérité ». Cette quête, que personne ne peut accomplir
à notre place, peut suffire à rendre notre vie pleine, à lui donner sens et
direction, pourvu qu’elle se fasse dans un monde ouvert et non dans un repliement
qui augmenterait notre solitude – ou plutôt la durcirait d’un égoïsme
névrotique, annihilant toute possibilité de découverte et de transformation. Car
il ne suffit pas de modifier nos états de conscience pour modifier radicalement
et définitivement ce qui reste en nous de minéral - le poids de nos peurs, de
nos doutes et celui des désirs qui les accompagnent et qui nous plaque au sol,
empêchant toute légèreté et, a fortiori, toute libération[2].
[1] Situé
dans le bulbe rachidien, il existe un autre système qui reçoit des signaux de
fatigue en provenance du système nerveux parasympathique
[2]
Celui qui a vécu une « expérience » de
conscience (avec ce qu’elle comporte de fugitif, contrairement à un
« état ») – décorporation,
mort apparente, illumination ou « petit samâdhi » - est l’heureux
dépositaire d’une connaissance accidentelle sur laquelle il peut s’appuyer pour
aller vers une connaissance essentielle. Mais, pour ce faire, il peut se
tromper, s’engager sur une voie d’égarement, se couper des autres et de
lui-même, s’enfermer dans une nostalgie pathologique et le rejet de tout ce qui
lui apparaît désormais comme décevant et indigne d’être vécu.
G D
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