Enseigner plus grand que soi : une utopie ?
Tout
professeur de yoga conscient ne peut que réfléchir avec humilité à la manière
de transmettre au mieux. Avec sérieux et lucidité donc, mais aussi avec légèreté, sans perdre de vue que nul ne
possède la Vérité et que chaque cours devrait nous apprendre à reconsidérer
notre manière d'enseigner.
Le nombre croissant des
différents types de yoga impose la nécessité pour un élève de trouver un
enseignant dont la pratique réponde à ses attentes – quand attentes il y a. On
commence souvent le yoga pour une vague raison en lien avec la santé physique
ou psychologique. On a entendu dire que cette pratique assurait le bon
fonctionnement du corps et permettait la détente mentale. Aussi, au début, la
plupart des élèves demeurent focalisés sur cette perspective. Si le professeur
se limite aux mêmes objectifs privilégiant le "bien-être", les élèves
s'en satisferont probablement. En revanche, si l'enseignant a lui-même été
formé selon les principes d'un yoga originel, comme celui de Patanjali, s'il
poursuit une quête le portant toujours plus vers l'Essentiel, il visera à amener
progressivement ses élèves à découvrir qu'il existe des couches plus profondes
de l'être constituant sa richesse spirituelle.
De ce point de vue, enseigner
le yoga n'est pas anodin... Si apprendre aux élèves à ne pas nuire à leur corps
ou à leur mental peut suffire à certains professeurs, la vraie question surgit
lorsque l'enseignant ambitionne d'aller au-delà des techniques corporelles
d'assouplissement et de détente. Accéder à ce qui constitue l'Être des élèves engage
une plus grande responsabilité. Sans basculer dans l'extrême (ce que la loi
qualifie de "délit d'emprise"[1] caractérisant
par exemple les agissements de certains pseudo Maîtres), s'il transmet non
seulement ce qu'il sait et ce qu'il sait faire, mais aussi qui il est, tel
professeur de yoga peut fort bien être tenté d'imposer ses convictions et, plus
ou moins consciemment, se nourrir d'un pouvoir dont il ne mesure pas toujours la
perversité potentielle.
Certes, qu'on le
veuille ou non, on enseigne toujours qui on est. Les écoliers que nous étions
ne s'y trompaient pas. Souvenons-nous : parmi les "bons professeurs"
rencontrés, tel nous laissait admiratif sans pour autant nous conquérir. Il se
peut toutefois, c'est exceptionnel, que nous ayons été subjugué. Quelque chose
se passait alors qui allait au-delà de l'explicable… La matière concernée, l'allure
extérieure du professeur n'importaient pas. Ce qui nous séduisait, c'était que
le professeur ne faisait pas qu'enseigner les mathématiques ou la philosophie :
il était, en tout cas il incarnait – et joyeusement –, les mathématiques ou la
philosophie.
Sans en être forcément
très conscient, c'est la congruence entre son savoir, ses actes, ses paroles et
sa manière d'être avec soi et avec autrui qui nous faisait adhérer à ce qu'un tel
enseignant nous transmettait. Cela reste d'actualité. Un enseignant a forcément
des faiblesses mais, s'il les assume, elles ne nuisent ni à son authenticité
(dont elles sont d'ailleurs un signe) ni à l'ascendant qu'il exerce sur nous. Ceux
qui, dans leur scolarité, ont eu la chance de connaître un "maître"
savent à quel point il a sans doute contribué à les faire devenir ce qu'ils
sont devenus et, probablement, ont compris que son pouvoir tenait à son
authenticité, au fait qu'il ne jouait pas à enseigner, ni à apparaître meilleur
qu'il n'était, ni à nous infliger ses connaissances.
Néanmoins, transmettre
la littérature ou les sciences appartient au champ de l'intellect. Que, dans
ces domaines, le professeur ne soit pas un "maître" (il en est peu
d'ailleurs) n'importe pas au premier chef. S'il est efficace professionnellement
et se montre humain, il ne fait courir aucun danger à ses élèves.
En revanche, enseigner
le yoga peut présenter des conséquences autrement plus cruciales. Lorsque
l'enseignant vit son rôle de passeur comme la nécessité personnelle de transmettre
non seulement le faire mais aussi les
convictions qui gouvernent son existence, ce qui le porte et donne du sens à sa
vie, il doit impérativement être au clair avec ses motivations et ses
objectifs, savoir précisément au service de qui il agit – ses élèves ou
lui-même… Les élèves en recherche de sens (il y en a) sont en état d'accueil ; profiter
de cette disponibilité voire de cette vulnérabilité pour asseoir un besoin
névrotique de pouvoir est évidemment condamnable.
Transmettre les enseignements
qui ont construit notre personnalité et que nous estimons essentiels, impose d'abord
une bonne connaissance de soi-même. Le projet socratique du "Qui suis-je
?" peut constituer la recherche de toute une vie. Si, néanmoins, nous
avons la conviction intime d'avoir accédé un peu à cette connaissance, nous
avons tout intérêt à nous défier des travers auxquels peut nous mener notre ardeur,
même – et surtout – si elle se nourrit de certitudes…
Il convient d'abord d'écarter
la tentation de tout prosélytisme. Comme dit J.-Y Leloup, nous ne pouvons
donner à manger de la viande à une chèvre ou de l'herbe à un lion... Nous
devons alimenter les uns et les autres en tenant compte de leur nature… A
chacun de mettre de côté son propre régime alimentaire – ses propres convictions
– pour privilégier les attentes des élèves et ne pas leur imposer, même avec
bienveillance, ses propres points de vue. Présenter comme exemplaire et définitive
une croyance, même résultant d'une expérience personnelle, est un acte de
violence. Et un manque d'humilité si nous perdons de vue l'existence de ce qui
nous dépasse…
Nous n'avons pas à défricher
devant les élèves un chemin à suivre en prétendant que c'est le bon, celui qui
mène à "La Vérité". Le connaissons-nous, d'ailleurs ? Notre rôle est de leur donner les outils qui
pourront les aider à tracer leur propre route. Chacun doit trouver, à son
niveau, le moyen de favoriser chez les élèves l'émergence d'une plus grande
sensibilité à ce que le yoga contient d'irremplaçable et de précieux.
Pour cela, nous avons à
disposition les vérités fondatrices et universelles que les grands Maîtres ont
mises en lumière. Non pas des articles de foi, des croyances, mais des
"lois", au même titre qu'en physique il existe des "lois"
permettant de comprendre le fonctionnement de notre réel. De ce point de vue
les grands Sages sont des "Scientifiques de la spiritualité". Ils ont
en effet transmis des vérités souvent plus fiables que des vérités
scientifiques et qu'on peut transmettre en confiance sans pour autant les
asséner ni les présenter comme irréfutables.
Pour exemple de ces
vérités, prenons-en deux ou trois, fondamentales, que beaucoup d'élèves
débutants ignorent et dont pourtant, non seulement les sages de toutes époques
et toutes cultures mais aussi les scientifiques actuels les plus éclairés
(astrophysiciens, biologistes, neurobiologistes, etc.) montrent le bienfondé :
–
nous ne sommes pas limités à un corps et à un esprit ;
–
nous ne sommes pas des organismes séparés fonctionnant en vases clos ;
–
tous les éléments constituant l'univers partagent la même énergie dont
la nature reste encore à découvrir mais dont les effets apparaissent de plus en
plus évidents…
Nous rejoignons, à
travers ces exemples, un des aspects fondamentaux du yoga : la notion d'unité.
Unité des éléments qui constituent l'individu mais aussi unité de notre
existence personnelle avec l'existence de tout ce qui nous entoure, de l'atome
aux amas galactiques, des réalités les plus grossières aux plus subtiles
auxquelles et par lesquelles nous sommes tous reliés.
Cela signifie-t-il
qu'il convient de présenter en cours ce type de notions sous forme d'exposés ? Certainement
pas. Comment procéder, alors ? En semant quelques brèves réflexions qu'on
laisse à chacun le soin de faire germer en soi ? Pourquoi pas, sachant que si
ces graines, soigneusement choisies et jetées avec parcimonie, tombent sur un
terrain fertile, il appartiendra à l'élève lui-même de les faire fructifier.
Mais inutile de gaver les élèves : ceux qui ont très faim savent fort bien le
dire et poser les bonnes questions en-dehors du cours.
Il existe un autre
moyen plus indirect d'amener les pratiquants à découvrir ou à approfondir ce
que le professeur ressent comme primordial mais qu'il hésite à formuler
oralement. Cet autre moyen c'est celui évoqué au début de cet article. Il
consiste à se contenter d'agir au niveau physique (prises des asana, pratique
du prânâyâma, etc.) en demeurant soi-même, avec une tranquille assurance
exempte de toute préoccupation et de toute intention autres que celles
nécessitées par la pratique du cours en train de se dérouler.
Revenons à ce
professeur de maths ou de français qui incarnait dans la joie son enseignement.
Sa manière d'être dépassait le simple
niveau des notions abordées. Il n'y a pas de recette pour être, mais, en particulier dans le cadre du yoga, il existe des
attitudes faciles à adopter : connaître le niveau des élèves, rester à l'écoute,
disponible et attentif à chacun sans rien exiger, être authentique, "oublier"
ses propres convictions mais les mettre en actes par une qualité de présence
aimante et agissante, ne pas chercher à convaincre ni à persuader verbalement.
Rester connecté aux attentes et à la nature de son public peut donc suffire. Ainsi
l'élève, se sentant respecté et libre de penser et d'être qui il est, sensible
à la fermeté sereine et inspirante de son enseignant, sera peut-être amené
naturellement à s'étonner, à se questionner, à réfléchir de plus en plus sur
les raison de sa propre transformation et, peut-être, à découvrir par lui-même des
vérités qu'il n'aurait pas entendues si elle lui avaient été transmises en
concepts articulés et plus ou moins bienvenus.
Cette façon
"silencieuse" de procéder permet à tous les enseignants de transmettre
efficacement leur art, en fonction de leur niveau, de leur propre pratique
intérieure, sans se mettre en porte-à-faux avec eux-mêmes à cause d'un discours
maladroit, prétentieux, bisounours ou grandiloquent… bref, inadapté et nuisible
à l'efficacité du cours.
De manière plus
générale, et la majorité le sait bien, aucun professeur sérieusement formé, et
spirituellement mature ne devrait chercher à présenter sa pratique comme modèle
à imiter. Nous sommes encore des explorateurs ! A quel titre imposer une voie
comme étant la voie à suivre ? La seule voie que nous puissions faire emprunter à
nos élèves est celle qui leur permettra d'avancer dans l'exercice de leur
propre liberté.
Le rôle du professeur
est donc de suggérer et non d'imposer.
Même sur le plan
physique, il n'exigera rien de son élève, sinon la nécessité de ne pas porter
atteinte à la santé de son corps par des pratiques agressives. Il est tentant
pour un spécialiste de prescrire ce qu'il sait, il lui est difficile de rester
en retrait… Nous avons rencontré de ces professeurs à l'ego boursouflé,
agissant comme des mandarins omniscients, ordonnant à leurs élèves[2] de
placer ainsi et pas autrement tel bras, telle jambe, le bassin, la tête et ce,
sans aucune raison destinée à prévenir un quelconque dommage… Respecter la
liberté des élèves, même sur le plan physique, leur laisser découvrir par
eux-mêmes qu'il "serait préférable de…", les conseiller sans les
contraindre c'est refuser d'infantiliser, c'est permettre aux apprenants d'accéder
individuellement à la conscience toujours plus affinée, intime et intuitive de leur
corps.
Sur le plan
psychologique ou, à plus forte raison, spirituel, ce comportement respectueux se
justifie encore davantage. Cela ne signifie pas que le professeur doit rester en
retrait, inhibé par la peur de mal faire. Ce ne serait pas mieux que de singer
le maître idéal tant admiré ! Rester soi-même prime. Il est des professeurs
bavards et d'autres silencieux (Swâmi Satchidânanda ne disait rien, il
montrait) ; des sérieux et des rigolards. Ce n'est pas cela qui est important.
Ce qui est important c'est la qualité et la pertinence du
"bavardage", la qualité et la pertinence du silence. Et aussi du
moment auquel il convient de parler, de rire ou de se taire. Cela ne s'apprend
pas vraiment, ne se calcule ni ne se prépare avant le cours. Il ne s'agit pas
d'une technique à appliquer. Cette maîtrise s'acquiert si on reste ouvert à ce
qui se passe en soi et autour de soi, si on est soi-même centré.
Chaque professeur débutant
a expérimenté avec surprise le phénomène consistant à être déçu par un cours
pourtant soigneusement préparé et correctement mené alors qu'un autre de ses
cours, davantage "improvisé", aura créé une intensité de présence
d'une qualité presque palpable. Que s'est-il passé ? Cette "magie" est
facile à comprendre, mais sa mise en œuvre délicate à reproduire
systématiquement. Elle s'explique par le fait que si le mental du professeur
domine, il fait barrage à ce qui est plus
important que lui.
C'est elle, cette
qualité d'être, cette capacité à lâcher prise sans lâcher la bride[3] qui, au
bout du compte fait la différence entre un cours "honnête" et un
cours vraiment réussi, un cours nourrissant ou stérile.
En dernière analyse,
trouver le geste, l'attitude, le mot ou le silence ajustés dépend de la qualité
de la connexion établie entre le moi et Cela qui nous habite, qui sait mieux
que nous, Cela devant quoi nous pouvons nous effacer pour Lui laisser la liberté
d'agir à travers nous.
Ce n'est pas moi,
professeur, qui suis capable de donner un bon cours. C'est la faculté que j'ai
développée de "m'abandonner à", de me "laisser traverser
par" et de laisser agir Cela dont, finalement, je ne suis que le
"canal". Mes connaissances, mon savoir et mon savoir-faire sont dès
lors au service de Cela qui est plus grand que moi. En un mot, je renonce à
être la vedette de ce qui se joue…
"Je est un
autre", disait Rimbaud. Pourquoi ne pas laisser s'exprimer ce qui, dans ce
"Je" du professeur est de même nature que le "Je" des
élèves ? Ainsi la communication peut s'établir d'être à être, sans la nécessité
d'un discours volontariste qui fait écran ou, pis, égare. Il est assez facile de
laisser s'exercer cette perméabilité, de nous placer dans cette Conscience universelle
(on peut la nommer autrement) dont nous ne sommes pas la source et de lui faire
confiance, sachant qu'elle nous relie tous et, comme dans la nature, agit
toujours pour notre bien.
On pourrait juger
ambitieuse voire prétentieuse cette manière d'exercer son enseignement. Elle ne
l'est pas puisqu'au bout du compte il s'agit non d'acquérir un surplus de
capacités mais de "renoncer à" ; non d'imposer un pouvoir soufflé par l'ego
mais d'effacer ce besoin tenace de vouloir maîtriser ce qui ne dépend pas de
nous pour laisser s'exprimer ce qui nous habite et peut prend en charge
l'essentiel de notre action. Cet objectif n'est certainement pas impératif mais,
à notre sens, il constitue une direction vers laquelle nous pouvons nous
orienter joyeusement si le yoga joue dans notre existence un rôle essentiel.
Gérard Duc
[1] L’emprise
mentale dans le Code pénal :
Juridiquement, l’emprise mentale a fait
son entrée dans le code pénal [en
2001] sur le vocable de « sujétion
psychologique » […] qui définit le délit d’abus de
faiblesse avec trois conditions cumulatives :
1/ Un sujet : la victime placée
« en état de sujétion psychologique ou physique »,
2/ Un auteur qui exerce une manipulation
mentale et qui doit se matérialiser selon le vocable du texte pénal par
« l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à
altérer le jugement »,
3/ Un résultat : le délit ne sera
caractérisé que si la personne, ainsi placée sous sujétion est « conduite
à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables ».
[2] … "pour leur bien"
diraient-ils ! oubliant quelles limitations a pu accumuler l'éducation
restrictive dont ils ont probablement été les victimes…
[3] Il va de soi que ce lâcher-prise
nécessite la maîtrise technique du cours – mais n'est-ce pas un préalable à
tout enseignement de qualité ?