NATURE ET YOGA
L'immersion dans la nature : quelques repères espace – temps
Il
n'y a pas qu'en Inde que les premiers mystiques se sont réfugiés dans la nature
pour y prier leur Dieu. Les "anachorètes" grecs, à la fin du 3e
siècle ap. J.-C. se retirent dans la
solitude afin d'accéder à la sainteté, ce sont les "Pères du Désert".
Le premier ermite, Antoine le Grand, égyptien, abandonne sa condition
socialement privilégiée à l'âge de vingt ans pour s'établir dans le désert
(région de Thèbes) aux environs de 300 après J.-C.
C'est
au début du XIXe siècle en Europe que la nature apparaît comme la manifestation
la plus tangible du Divin. Chateaubriand, Hugo, Lamartine en font le cadre et
le sujet de leurs méditations sur le devenir humain et sa proximité avec Dieu.
Pour
le Judaïsme, Élohim – Dieu – est caché par la nature qui le voile. Mais le lien
entre Lui et la nature demeure indéfectible : le Talmud affirme
que "comprendre la Nature
c'est comprendre Dieu" car "il n'y a pas un grain d'herbe qui bouge sur Terre sans que
Dieu le veuille".
Le
chamanisme (originaire de Sibérie mais répandu sur les cinq continents), forme
de panthéisme, considère que la nature possède une énergie dotée de conscience.
L'Esprit créateur serait présent dans chaque atome constituant la création –
qu'elle soit animale, végétale, minérale.
Il
est probable que sur tous les continents, les civilisations, dès leur
apparition, considérèrent la nature comme divine ou comme reflet du Divin. Arrêtons-nous
un bref instant sur l'Inde – pays d'origine du yoga.
Les
Hindous ont toujours été proches de la nature, vénérant montagnes, forêts,
rivières comme émanations conscientes de la Déesse mère. Le cosmos lui-même est
habité par des êtres conscients. Un ancien hymne védique, le Purusha-sukta,
décrit l'« Homme Cosmique » : tout ce qui existe dans le monde appartient à
cette forme universelle.
Vishnou
a pour taille les océans, pour os les montagnes, pour cheveux les nuages, pour
respiration le vent, pour veines les rivières et pour poils les arbres. Ses
yeux sont le soleil et la lune et lorsqu'il bat des paupières, on passe du jour
à la nuit.
Les
Vedas rendent fréquemment hommage à la nature considérée comme une Mère
généreuse que nous devons respecter.
L'Isha
Upanishad affirme que tout ce qui existe est interconnecté et procède d'une
origine divine. La création est donc sacrée. Cette conception est admise par
tous les courants : Hindouisme, Bouddhisme, Jainisme et Sikhisme. Ce sens du sacré est la base de la relation
que l'Inde entretient avec la nature. Dès lors, planter des arbres, forer des
puits, installer des réservoirs d'eau, particulièrement sur les lieux de
pèlerinages, constitue autant d'actions méritoires.
L'immersion dans la nature :
au-delà du temps et de l'espace
Quels que soient les lieux, les époques, aux yeux des personnes
insatisfaites par la médiocrité des entreprises humaines, la nature apparaît la
plupart du temps comme un contre-modèle positif : bien éloignée des aspirations
exclusivement matérielles de l'humain et libérée de ses cortèges de
perversions, elle représente gratuité, pureté, et finalement, perfection. Se
rapprocher d'elle c'est donc se rapprocher de l'absolu, du Divin.
Si nombre
de mystiques quittent la compagnie des hommes ce n’est pas tant pour fuir les
vanités de ce monde que pour favoriser une rencontre plus essentielle. Cette
rencontre avec le Sens, avec ce que nous sommes vraiment, ils l’attendent en
partie de la communion entre leur solitude "habitée" et la nature
parce que celle-ci est proche de l’innocence primordiale et garde en elle
l’empreinte de l’absolue Perfection, reflet de notre propre perfection encore à
réaliser. Le milieu naturel peut donc se faire le vecteur par lequel l'être
imparfait que nous sommes peut vivre une transformation. Certes, cette
transformation ne sera possible que par le travail personnel – il ne suffit pas
d'être au contact de la Perfection pour devenir parfait… Cependant, sa
proximité ne peut qu'influencer positivement et faire progresser celui qui cherche.
Contempler
le visage du Divin à travers un animal ou d'une fleur est plus facile que de
chercher à le saisir dans la plupart des productions humaines – l'art y
compris. En effet, même dans ce dernier cas, le contact avec la Présence est
moins direct, moins étroit et moins immédiat : dans "art" il y a
"artifice", intervention de l'intelligence ou autre faculté mentale
qui sépare, alors que rien ne s'interpose entre l'œuvre de nature et l'amoureux
contemplant cette œuvre. Insistons : toute œuvre d'art est humaine, imparfaite
donc, même si elle est inspirée.
La
présence de la nature est aussi une incitation à se fondre dans l'invisible
Réalité qui préside à son existence. Elle éveille en nous le désir "d'être
en tout" (l'expression est du poète Guillevic). Qui, devant un paysage
sublime n'a pas expérimenté l'exaltation presque douloureuse qui nous pousse à vouloir
accomplir l'union cosmique, véritable expansion du moi et désir de rejoindre ne
serait-ce que le temps d'un éclair le centre éblouissant de toute Vérité –
celle du monde et la sienne propre – sujet et objet ne faisant plus qu'un ?
Ce sont sans doute les poètes
qui ont le mieux exprimé ce sentiment, indicible par le langage rationnel mais
que le verbe poétique arrive à suggérer. En effet, toutes les explications,
aussi intelligentes soient-elles, disent beaucoup moins que quelques vers
inspirés.
"Parfois je crois surprendre
un écho dans l’oreille de ces mots murmurés, que des voix de jadis, depuis
longtemps perdues, disaient presque en silence : ainsi suinte la pluie de
campagne en automne à travers les feuilles mortes, avec tant de patience, à la
lisière du petit-bois de chênes gris et touffus où le Ruisseau-Rouge chuchote,
puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre, à pas de souriceaux, comme
fait la semence, par le chemin profond, la sente aux orties noires."
(Claude Vigée, Les orties
noires)
Ce
sont eux, les poètes, qui, par des mots, traduisent au plus près l'expérience
originelle que peut vivre un être humain, yogi ou non, lorsqu'il s'immerge dans
un milieu naturel et qu'il réussit à boire à la source même la divine liqueur qu'il
sécrète :
"L'alouette au sommet de sa tour flambe
seule, veillant l'air bleu, dictant au ciel son allégresse. Et par ses yeux le
poème connaît le verbe, illuminé de verreries, puis le beau rythme dont les
arches assoient le pont sur le fleuve silence. Et l'habitante au fond de moi,
la secrète intangible admire les mots soudain en ordre sans comprendre. Je ne
suis rien que l'instrument qu'on accorde à la lumière."
(Philippe
Delaveau, Calendrier de la poésie
francophone)
"Marcher parfois longtemps dans la
prairie du vent.
Ses bottes malmènent les fleurs,
l’herbe aux rêves de voyage.
Puis le petit village près d’un bois.
L’harmonica d’une eau rapide qui se cache
pour voir le ciel et l’ombre, et les
cailloux
entraînés de ferveur, sur leurs genoux qui
brûlent.
Entendre alors la persuasion très tendre
et douce d’un oiseau qui solfie les mesures
d’une clairière. Deux fois peut-être. Puis
se tait. Se dissout
dans la perfection pure et simple du silence."
(Philippe
Delaveau, Marcher)
Parfois,
le contact avec la nature est beaucoup plus directement signifiant du point de
vue spirituel, parce que, derrière la création, on perçoit la présence d’un Créateur.
"Les feuilles tombent,
tombent comme des lointains
comme si aux cieux dans des
jardins éloignés,
tout flétrissait
elles tombent en gestes de refus.
Et dans les nuits la lourde terre
tombe
depuis toutes les étoiles dans la
solitude.
Nous tous nous tombons. Cette
main là tombe
et vois les autres aussi : cela
est en elles toutes
et pourtant il est quelqu’un, qui
retient toute cette chute
dans ses mains avec une douceur
infinie."
(Rainer Maria Rilke, Automne)
La
nature non seulement permet un contact plus direct avec l’Essence mais, dans la
contemplation qu’elle provoque, elle
nous apprend l’instant présent, au creux duquel se blottit l’éternité :
"Une bande de nuages au loin.
La moitié grise et blanche de la lune
est suspendue sans fil à un azur
si seul et cristallin qu'il paraît
ne pas avoir de fin ni pressentir la nuit.
C'est la soirée parfaite. On dirait
que tout doit continuer, intact, ainsi."
La moitié grise et blanche de la lune
est suspendue sans fil à un azur
si seul et cristallin qu'il paraît
ne pas avoir de fin ni pressentir la nuit.
C'est la soirée parfaite. On dirait
que tout doit continuer, intact, ainsi."
(R. Paseyro, Instant in Jardin de
Marie-Thérèse)
Curieusement,
ce sont donc les poètes, plus que les yogi, qui expriment au plus près le
pouvoir que la nature peut exercer sur les âmes qui cherchent du sens par
d'autres voies que celles de la raison discursive. Ainsi le contact entre le
regard qui contemple et ce qui est contemplé est double : je suis autant
regardé par la fleur (un yogi dirait : je suis regardé par Cela[1] qui habite la fleur) que je ne la regarde.
" Nous
devons faire en sorte que la rose
Que nous venons de créer rien qu'en la regardant
Nous crée en même temps " (Jarroz, Huitième Poésie Verticale).
Que nous venons de créer rien qu'en la regardant
Nous crée en même temps " (Jarroz, Huitième Poésie Verticale).
Cette façon de
percevoir est forcément le signe d’un lâcher prise et d'une véritable communion.
Le contemplatif s’oublie pour laisser exister en lui Cela qui habite le monde ; ce faisant il revêt
sa propre identité et, dans cet oubli de soi pour le Soi, il est pleinement. N'est-on pas au centre même de ce que vise le yoga ?