La Kena Upanishad (traduction de référence revue par J. Herbert et contenue dans Trois Upanishad de Shrî Aurobindo, Albin Michel)
Où il est posé une devinette : de qui les dieux détiennent-ils leur pouvoir ?
Les idées contenues dans cette Upanishad :
"Kena" est le premier
mot de cette Upanishad. Il signifie "par qui ?" La question concerne
donc l'identité de ce qui fait agir notre mental, de ce qui permet le dynamisme
de la vie, de ce qui permet le langage, la vue, l'audition - en un mot la
nature de l'agent qui permet la vie
mentale et la vie physique.
Le texte est composé de quatre
sections. Les deux premières sont en vers et traitent du suprême Brahman (=
"Cela"), fondement de tout ce qui est et que nous ne pouvons
concevoir. Les deux suivantes sont en prose et proposent un apologue, un récit
visant à montrer que tout pouvoir vient de Brahman. La réponse est ainsi donnée
de façon illustrée à la question initiale : à qui doit-on notre vie et pouvoir
sur le monde ?
Première section :
Versets 1 à 4 : la question ici
posée est celle du mental et de ses instruments qui le mettent en contact avec
le monde extérieur. Le mental est-il tout puissant, est-il ce qu'il y a de plus
suprême ou bien n'est-il que la
manifestation perceptible d'une puissance qui se dérobe à lui ? L'ouïe, la vue
permettent de percevoir ce qui s'entend ou se voit mais ne sont qu'instruments
au service du mental, lui-même n'étant pas l'agent suprême. Il nous cache
l'essentiel et pourtant, grâce à lui, nous pouvons avoir l'intuition qu'il
existe quelque chose de plus réel que lui. Cependant nous ne pouvons exprimer
par la parole l'identité de ce "quelque chose". Mais nous pouvons
nous mettre en quête de sa nature, "pénétrer
en soi et atteindre au Brahman" comme le dit Shrî Aurobindo.
Versets 5 à 8 : quatre versets reprennent ce qui a déjà été évoqué pour
montrer que le Soi, Cela, est agent du mental, des sens, du souffle de vie sans
être agi par eux.
Deuxième section :
Versets 1 à 5 : Le mental, la parole, les sens ne peuvent nous
permettre d'atteindre la connaissance de Brahman. Cependant c'est par eux que
nous devons passer pour approcher cette Connaissance. En effet, les moyens
d'investigations que nous possédons, s'il ne nous permettent pas de connaître
le Soi, peuvent en tout cas nous aider à en appréhender l'existence. Il s'agit
pour cela d'"élargir" nos facultés ou acquérir d'autres facultés que nous ne possédons pas
encore. Les moyens permettant d'arriver au Transcendant par des outils limités
seront indiqués dans la quatrième section.
Troisième section :
Non par un
discours mais par des actes, le Suprême, qui a revêtu la forme d'un dieu
personnel, Ishvara, va montrer aux dieux que leur pouvoir vient du Brahman.
Agni (le feu), Vâyu (le vent), Indra (le roi des dieux), persuadés de se
suffire à eux-mêmes, plongés dans l'ignorance, vont expérimenter leur propre
impuissance face au Divin : "Je n'ai
pu discerner Cela" sera le constat que feront Agni et Vâyu. À Indra il
sera donné de connaître ce qu'est Brahman grâce à la Femme, Umâ (appelée aussi
"fille des Himalayas").
Quatrième section :
Des trois
dieux, c'est Indra qui "fut le plus
près de toucher Cela". C'est
Uma qui lui révèle la nature de Cela. Il s'agit bien sûr d'une allégorie
représentant la Lumière de la Connaissance, fruit de la méditation. Ce fruit est "délice", ânanda, joie
ineffable de qui connaît enfin la Vérité.
Le message :
Brahman est l'Inconnaissable.
Notre mental, nos sens ne peuvent suffire à le découvrir si nous nous limitons
à leur usage habituel. Ce que nous permet de saisir notre mental n'est pas le
Brahman ; cependant nous pouvons l'employer afin d'acquérir une Connaissance
plus élevée. Il convient de chercher au-delà des formes phénoménales. En
éliminant tout ce qui peut se faire passer pour Lui, en ne nous laissant pas
prendre au piège des apparences, nous pouvons avoir accès à la suprême Vérité.
Les implications :
Remarquons que de leur
affrontement avec Brahman, les dieux n'ont pas capitulé devant plus fort
qu'eux, ne se sont pas contentés de se retirer en adorant. Ils ont compris que
Brahman est leur véritable nature et qu'ils pouvaient le réaliser. Ils étaient
imbus de leurs propres pouvoirs et cela les empêchait de progresser, d'aller
plus avant dans leur recherche du Divin. Ils ont donc d'abord dû passer par
cette prise de conscience de leurs limites pour ensuite accéder à ce qui en eux
était plus profond. Comprenons et appliquons : quelle que soit l'intensité de
notre démarche spirituelle, de notre comportement, de nos "états de grâce",
peut-être même des pouvoirs qui peuvent se faire jour, gardons-nous de croire
que "c'est arrivé" ! La conscience de nos manques est essentielle
pour aller plus avant.
Les moyens d'accéder à l'Être
véritable sont mentionnés au 8ème verset : austérité, conquête de
soi (= connaissance et contrôle de soi), œuvres (= action). C'est dire que
Brahman ne s'atteint pas par une vie superficielle.
L'ascèse, d'abord. Cela peut-être
conçu comme le refus de se laisser toujours aller au plus facile, au plus séduisant
de la vie, refus de chercher toujours à
satisfaire l'ego (vital, mental et physique - pour employer la terminologie de
Shrî Aurobindo). La connaissance de soi, ensuite. C'est par exemple être
conscient que le mental n'est que reflet d'un "supramental", d'une transcendance autrement plus proche ne notre nature profonde. C'est être
conscient que ce n'est pas "moi" qui fait mais la Force qui est
"derrière" ou plutôt "au-dessus", "au-delà" ; que
je suis un réceptacle de cette Force et que je dois chercher à la laisser
s'exprimer, agir à travers moi afin qu'elle me transforme peu à peu.
Le "travail", l'action,
enfin. C'est la démarche active par laquelle je tendrai sans cesse vers cette
transformation. Ce peut être les différents yoga ou toute autre voie apte à
nous sortir de l'erreur, de l'ignorance.
Le verset
4 mentionne un point intéressant : "Cela
est désigné ainsi : c'est comme cet éclair qui éclate sur nous, ou comme ce
battement de paupières…" Nous pouvons songer à ce que K. Dürckheim
appelle le "numineux", qualifiant ainsi l'émergence souvent
inattendue du Brahman en nous, Illumination soudaine et fugace qui nous emplit
de stupeur et de félicité (traduite par "Délice" dans l'Upanishad) avant de disparaître. A nous de
tirer parti de cette irruption de la Connaissance, de la prendre comme tremplin
pour mener notre quête aussi loin que possible.
G D
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire