La solitude peut devenir une incomparable amie...
Nombreux sont les travailleurs attendant avec impatience que la retraite sonne. En fait de sonnerie, pour beaucoup, c'est la "sonnerie aux morts" qui retentit fort peu de temps après leur cessation d'activité : la réalité d'une solitude inattendue leur a échappé et, avec elle, peut-être, la chance de leur vie…
Bien souvent, d'ailleurs, on entend le futur retraité annoncer : "Quand je
serai à la retraite je pourrai davantage FAIRE…" (s'ensuit alors une liste plus ou moins interminable de projets). Rarement on l'entend déclarer : " Quand je serai à la retraite
je pourrai davantage ÊTRE."
------------------------
La solitude ce
n'est pas l'isolement. Ce dernier, de nature objective et sociale, croît
avec l'âge, la personne âgée se marginalisant progressivement. Souvent en lien
avec les conditions socio-économiques, l'isolement affecte l'état psychologique
et agit souvent de façon déprimante. Se motiver pour s'impliquer avec les
autres, communiquer, entreprendre, devient alors difficile pour qui n'a pas en
soi les ressources d'énergie mentale ou spirituelle suffisantes. Cependant
l'isolement peut être recherché volontairement par qui veut échapper à
l'emprise contraignante du monde environnant.
La solitude est subjective,
c'est un sentiment qui peut être vécu comme une souffrance ou, au contraire,
s'il est recherché, comme source précieuse de recentrage, de rééquilibrage,
l'occasion d'une démarche intérieure nourrissante.
C'est
de la solitude dont nous allons surtout parler, celle qui est subie et celle qui est
choisie.
La solitude subie
Si
au cours de mon existence j'ai pris l'habitude de n'exister vraiment que par
rapport à l'existence d'autrui, il y a fort à parier qu'à un moment où à un
autre je vais traverser une crise peut-être grave ou, pour le moins, vivre dans
un état d'angoisse permanent. Le conformisme, le soin que j'ai pris de ma
"respectabilité", l'importance attribuée aux jugements des autres
(faire bonne figure, comme on dit, c'est se cacher derrière un masque qu'on
finit par ne plus percevoir comme extérieur à soi) peuvent avoir imprimé
profondément en moi une manière de penser et d'agir constamment reliée au
qu'en-dira-t-on, donc à la présence réelle ou virtuelle d'autrui… Le temps
passant, ce comportement devient une seconde nature et, même si je crois agir
librement, je suis profondément – voire définitivement – aliéné.
Que
les circonstances viennent à causer l'éloignement des autres (exil volontaire
ou non, fin d'activité professionnelle ou
associative, etc.) et c'est le désert, le vertige de l'absence, la
dépression[1].
La solitude, celle de la retraite par exemple, est alors vécue comme souffrance
: l'absence des collègues rend évidente l'absence "à soi-même" dans
laquelle on a vécu jusqu'alors sans s'en rendre compte. Le remède auquel on a parfois recours est le bénévolat ou l'activisme plus ou moins forcené qui dissimulent souvent une incapacité à se retrouver seul avec soi-même.
La solitude choisie
Rien
d'autre qu'un sentiment initial et intense de ma propre identité peut me
protéger du vide que peut causer l'absence d'autrui. Seul le soin que j'ai pris
durant ma vie en vue consolider cette identité, d'avoir enrichi non pas tant, comme
on le dit, ma culture générale, mais la connaissance de qui je suis, peut me prémunir contre le naufrage dû à l'effacement partiel
ou à l'absence quasi totale des autres.
On
dit que la retraite se prépare durant les années qui la précèdent. C'est exact.
On
dit aussi que les intellectuels sont mieux prémunis contre cette forme
fréquente de déréliction que les travailleurs manuels. C'est inexact : il n'y a,
fondamentalement, aucune différence entre le retraité qui dévore livre sur
livre, écoute France-Culture, regarde Arte et celui qui construit des modèles réduits,
écoute Radio-Nostalgie et regarde la 1ère chaîne ou autre. Dans les deux cas
on trompe sa solitude par une activité plaisante et plus ou moins absorbante, mais
on ne l'élimine pas. On reste sur le plan quantitatif, horizontal. Or, remplir
le vide qui effraie n'empêche pas le vide d'être toujours présent. On peut
certes s'accommoder de pis-aller, tromper son ennui existentiel avec des hochets
; mais on peut aussi refuser cette fausse monnaie pour aller vers un
comportement plus adapté à la Réalité.
C'est
pourquoi, intellectuel ou manuel, uniquement celui qui a exploré sa "verticalité"
(sa hauteur et sa profondeur !) demeure non seulement
serein lors de sa retraite, mais heureux d'être enfin dans une solitude favorable
à la poursuite de son exploration intérieure. Il ne ressent aucune rupture
entre la vie dite "active" et son nouvel état de retraité. Il vit au contraire un prolongement, une amplification
qualitativement positive de l'état antérieur dont il a pris un soin attentif. Cela ne l'empêche aucunement de lire un livre, d'écouter la station
radio qu'il préfère, de regarder un film, mais ce sera en toute conscience et à
quelques moments choisis, jamais par addiction ni pour cause d'angoisse.
La
solitude ne perturbe donc pas celui qui a appris à vivre avec lui-même mais
seulement celui qui ne sait vivre que parmi les autres, en est devenu dépendant
et ne sait plus vivre avec soi-même.
Échapper
à ce piège ne consiste pas à se centrer sur
soi – on connaît ces solitaires ombrageux et misanthropes – mais en soi. C'est très différent car se
"centrer en soi", "trouver une assise", "être bien
dans son assiette" comme dit fort bien la langue populaire, n'empêche
aucunement de demeurer sociable et permet au contraire de vivre plus
harmonieusement les relations avec le voisinage et les amis. Le détachement
appris durant l'existence active rend plus faciles les échanges vrais et évite
la dispersion. Il rend possible le partage : "être détaché" c'est
se placer à la juste distance, celle qui permet de s'"absenter à soi-même"
pour être davantage présent à autrui et demeurer à son écoute.
Non
seulement ce type de solitude ne perturbe pas mais il construit, il fortifie,
il permet le ressourcement. Pour peu que la nature soit présente, ce
ressourcement, né d'une mise en contact avec des forces souvent imperceptibles
dans l'agitation et le bruit des villes, ne sera que plus intense. Quitter la
constante omniprésence des hommes, c'est quitter le besoin de réussite,
l'importance donnée à son image, la tendance à être systématiquement dans la
séduction et l'arrogance – qui sont les symptômes de nos peurs.
Être
seul, c'est quitter le costume-cravate ou tout autre "uniforme", c'est se dépouiller de toute volonté de
domination (ou de protection) pour se vêtir de naturel, de simplicité. Plus
nous nous délestons de tous les oripeaux à usage social, plus nous nous allégeons. Tels la montgolfière, nous augmentons ainsi les chances, sinon de notre élévation, du
moins de notre cheminement vers plus de liberté [2].
Contrairement
à ce qu'on pourrait objecter, la solitude n'est pas un refuge – au sens où il
s'agirait de fuir le monde pour se ménager une petite vie bien confortable et
tout aussi terre à terre qu'auparavant. Elle peut être cela, certes, si la démarche
demeure "horizontale" et que nous nous fassions consommateur exclusif
de confort (extérieur – intérieur) comme nous étions consommateur d'agitation.
Il s'agit donc de demeurer vigilant, de garder le cap et de ne pas perdre de
vue la lumière des étoiles – sans pour autant renoncer à l'électricité ou à
l'eau chaude… La lumière des étoiles est inaccessible à
qui s'enferme dans un cocon douillet et clos… Il s'agit de cultiver en soi
l'énergie de l'aventurier et non de s'anesthésier.
De
même (réponse à une autre objection fréquente) la solitude ne
"sépare" pas. Le moine ou l'ermite, s'ils ne sont plus aliénés par
une idéologie formaliste, s'ils se sont rendus indépendants d'autrui (et peut-être
même de tout dogme)[3] peuvent rejoindre l'Essence – qui englobe tout.
"Être
seul", vraiment seul, au sens où l'entend par exemple Krishnamurti, va
au-delà de ces exigences bien à notre portée, puisque, pour lui, il convient de
laisser derrière soi tout ce que nous avons appris, consciemment ou non :
"Lorsqu'on est seul, totalement
seul, qu'on n'appartient à aucune famille, bien qu'on puisse en avoir une, à
aucune patrie, à aucune culture, qu'on n'est lié par aucun engagement
particulier, surgit alors cette impression d'être un étranger – étranger à
toute forme de pensée, d'action, de famille, de patrie. Et n'est innocent que
celui qui est complètement seul. C'est cette innocence qui libère l'esprit de
la souffrance" [4].
Conclusion
Retraités
ou non, nous sommes fondamentalement seuls, quel que soit le nombre des
personnes qui nous entourent. Nous l'expérimentons souvent : lorsque des ennuis
nous assaillent ou que des drames nous frappent, la présence des autres ne nous
prémunit pas contre le chagrin ressenti. Tout au plus nous
"divertit"- elle un moment (au sens pascalien du terme) mais, sitôt
que nous nous retrouvons sans personne, la chape de solitude retombe sur nous.
Autrui ne peut combler que de petits moments d'ennui, jamais le vide existentiel
qui nous habite et la peur qui l'accompagne. C'est pourquoi cette réalité qui
appartient à notre condition d'hommes doit être non pas évitée, mais affrontée
le plus vite possible. En repousser l'existence c'est en effet se condamner à faire
l'expérience de la déréliction à un moment où l'âge avancé – et ses conséquences parfois plus fortes que notre bonne
volonté – peut nous priver de l'énergie nécessaire à la découverte de notre
véritable nature.
[1] Notons que, même si nous
sommes d'un tempérament très "libre", innovateur, que nous prenons
des initiatives sans nous préoccuper de l'opinion des autres, nous n'agissons
pourtant jamais librement : notre hérédité, notre éducation, l'environnement
social, économique, politique qui nous ont construits, tous ces facteurs ont
contribué pour une part importante à nous faire ce que nous sommes. Mais cela
est inévitable tant que nous ne sommes pas libérés de l'emprise du mental – des
jivan-mukta
[2] Attention cependant au danger
d'orgueil. Se libérer des influences pernicieuses de la société peut conduire à
une autre forme d'arrogance – ni plus ni moins que celle menaçant tous les
chercheurs d'absolu.
[3] Il y aurait sans doute beaucoup à développer sur ce
sujet… Une autre fois, peut-être !
[4] Krishnamurti, Le
Livre de la méditation et de la vie, Livre de Poche, p.369
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire