"Si vis pacem para bellum" ("Si tu veux la paix prépare la guerre" (Vegece, IVe siècle)
"Etre un guerrier
spirituel, c'est développer un courage particulier, foncièrement intelligent,
doux et intrépide à la fois. Les guerriers spirituels peuvent éprouver de la
peur, mais ils ont suffisamment de courage pour oser goûter à la souffrance,
pour établir un rapport clair à leur peur fondamentale et ne pas se dérober
lorsqu'il s'agit de tirer des leçons de leurs difficultés […] Devenir un guerrier signifie que nous sommes capables
d'échanger notre poursuite mesquine de sécurité contre une vue plus vaste […]
Entrer dans l'arène transformatrice de cette vue beaucoup plus vaste, c'est
apprendre à être à l'aise dans le changement et à se faire une amie de
l'impermanence." (Livre tibétain de
la vie et de la mort – Sogyal Rinpoché, ed. Livre de Poche)
Pratiquer le yoga c’est peut-être aller vers la
paix. Mais sans révolution, la paix est inaccessible. Il faut être prêt à se
battre, à couper beaucoup de têtes. Pratiquer le yoga c’est se tenir prêt à
faire la guerre.
Il n’est pas de paix sans violence
préalable : Shiva est d’abord Rudra, l’impitoyable fossoyeur des
faux-semblants, des faux-fuyants, de la fausse douceur.
On se trompe facilement de chemin si l'on croit
atteindre la sérénité en faisant comme si.
Comme si la douceur affectée pouvait
rendre doux. Comme si revêtir des
habits de soie pouvait rendre la peau plus lisse. J'entre en yoga comme j'entre
dans l'eau tiède de mon bain… Je te prends dans mes bras, je te dis que je
t’aime, je flirte avec la sainteté. J’avance sur un sentier couvert de pétales
de fleurs. Je refuse de voir les épines et si je les vois je les évite. Il n’y
a pas d’épines. Je fais du yoga. Je construis un monde bisounours-peace-and-love que je contemple avec mes lunettes,
verres roses et bleus.
Et puis un beau jour, dans le ciel dégagé, de
plus en plus serein, tout s'assombrit, la guerre éclate, elle me rattrape. Je
me croyais à l’abri et voici que ma femme - mon mari - me quitte, ou que je
suis licencié ou que la mort d’un proche ou la maladie me tombe dessus… Le yoga
commence vraiment, au moment où le souffle de cette déflagration me prend de
plein fouet.
Dans tous les cas, le souffle me déshabille.
Envolé le beau costume de lumière que je me tissais et qui donnait à voir de
moi ce que j’aurais voulu être, qui camouflait mes peurs, mes fragilités, mon
impuissance ! Me voilà nu, avec ce que je suis vraiment, ce qui me reste
d'authentique… pas grand-chose à vrai dire, mais qui va peut-être me sauver si
je pose le bon regard sur ce qui vient d'arriver…
A ce moment précis, dans cette dé-couverte, va se
jouer la suite.
Si je me suis abusé en abusant les autres, si
j’ai construit sur le sable des apparences, si j’ai donné de moi une image
différente de ce que je suis profondément et que, face à la réalité de cette imposture,
je refuse de la voir comme telle ; si je ne me prépare pas à l'imminence du
combat, les démons que je croyais anéantis ressurgiront aussitôt - colère, révolte, agressivité, mépris, violence,
désespérance, dépression…
Si je suis authentique, si je prends la juste
mesure de mes insuffisances, de mes fragilités, si je reconnais mes imperfections,
mes petitesses, ma médiocrité, je ne serai pas abattu. Malgré ma souffrance, je
poursuivrai la quête commencée ; ma lucidité m’aidera à poser les actes justes
; je ne m’effondrerai pas. Je tituberai, mordrai peut-être la poussière, mais
trouverai la force de me relever, de continuer à marcher, parce qu'ayant
l’exacte conscience de mes faiblesses, je possèderai également l’exacte conscience
de mes forces. "Guerrier spirituel", je descendrai dans l'arène et les
monstres fuiront devant ma détermination.
Face aux catastrophes, celui qui se sait en
route mais encore éloigné du but peut avancer. Celui qui croit être rendus se
trouve brutalement ramené en arrière, à la case départ. Il ne peut l’accepter,
se fige dans un état de paralysie mentale et de révolte : « Le sort
est injuste, le ciel m’en veut, à moi qui avait pourtant tout fait pour que
cela ne m’arrive pas ! »
Tant que la guerre n’est pas survenue, je ne
sais pas ce que vaut le yoga que je pratique.
Lorsqu’elle éclate je peux en mesurer la qualité.
C’est pour cette raison que la leçon du monde
est souvent plus riche que celle de l'ashram adopté prématurément.
J’apprends beaucoup plus dans une réunion
politique, dans un hôpital ou dans une procédure de divorce que lors d’un satsang [1],
d’une puja [2],
d’une méditation, tranquillement posé au cœur du lieu protégé. Difficile, dans
un ashram, de ne pas me bercer d'illusions, de ne pas me laisser prendre par le
rythme anesthésiant du quotidien. Grand alors
est le risque de sombrer dans une somnolence de l'âme, d'être dupé par une
fausse ascèse, la même pour laquelle certains contemplatifs, de toutes religions,
deviennent des alcooliques de l'austérité ; sincères mais intoxiqués – coupés
de leur source intérieure, de toute véritable spiritualité. On s’habitue fort
bien à la frugalité, aux horaires exigeants, à la seva [3],
au silence plus ou moins imposé de l'ashram. Si je ne me suis pas encore frotté
aux aspérités souvent tranchantes de la vie, monotonie euphorisante et
environnement pacifié me font vite prendre des vessies pour des lanternes. L'entre-soi d'un lieu clos, hors du
monde mondain. mène rapidement au confort, qui mène rapidement à l'anesthésie,
qui mène rapidement au coma spirituel – voire à un électro-encéphalogramme très aplati…[4]
Rien de plus stérile : devenir fonctionnaire de
la spiritualité (comme Satprem craignant de devenir un "fonctionnaire de
la jungle"). Prétendre évoluer sans avoir de bataille à livrer, sans
triompher de l'ennemi en soi, est impossible. Qu’on cherche un seul libéré
vivant, un seul vrai Maître qui n’ait pas eu à combattre, qui ait connu l’Eveil
à l’issue d’un agréable parcours…
Il faut considérer cela bien en face. Si
j’attends du yoga qu’il me garde souple, en bonne santé, plus détendu, je ne
serai peut-être pas déçu (encore que…). Si, en revanche, j’attends qu’il me conduise
à la sérénité, voire à la Libération, en ayant pour perspective qu’il me suffit
de mimer les sages et leur façon de faire
(que je confonds avec leur manière
d'être (voir dans ce blog "singer les sages"), autant le dire clairement : je me prépare de rudes moments de
désillusion.
Ce n'est pas parce que je pratique le yoga que
je suis un yogi. Ce n'est pas parce que je m'affuble d'un nom sanskrit que je
suis un sage indien… Confondre l'être et la fonction, tenter de persuader
autrui qu'on est ce qu'on paraît, Pascal, dans ses Pensées, appelle cela la "grimace"
– sans pour autant nommer l'animal auquel nous songeons immédiatement.
Il parle ici des juges [5]
mais chacun pourra remplacer "magistrats" par "faux
gourous", "fleurs de lys" par "fleurs de lotus", etc.
"Nos magistrats ont bien connu ce
mystère. Leurs robes rouges dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les
palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort
nécessaire […] S'ils avaient la véritable justice […] ils n'auraient que faire
de bonnets carrés. La majesté de ces
sciences serait assez vénérable d'elle-même. Mais n'ayant que des sciences imaginaires,
il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination, à
laquelle ils ont affaire. Et par là en effet ils s'attirent le respect.
Les seuls gens de guerre ne se sont pas
déguisés de la sorte, parce qu'en effet leur part est plus essentielle. Ils
s'établissent par la force, les autres par grimace."
Je ne suis pas ce que je fais. Dès lors, rien
de plus ridicule – de pitoyable – qu'un juge qui se prend pour un juge, un médecin
pour un médecin, un professeur pour un professeur, un disciple pour un
disciple…
Un vrai maître ne se prend jamais pour un
maître et ne fait même rien pour en avoir l’air…
Chercher à se montrer à autrui comme on
voudrait être est une imposture. Ne pas s'en rendre compte est le comble de la
bêtise.
Quand Pascal, dans une autre de ses Pensées, recommande de faire les gestes
du croyant dans le but de croire, il ne conseille pas de les faire pour abuser
autrui, mais pour soi-même, pour se donner l'impulsion qui, peut-être, changera
notre vie…
C’est pourquoi tout Maître digne de ce titre arrache
les masques, non seulement des Tartuffes (ces derniers évitent prudemment les
lieux où se trouve un vrai Maître – concurrence dangereuse !), mais de ceux de
ses disciples crédules qui, en toute innocence, se croient prêts du but alors
qu'ils ont à peine pris le départ.
Mise à nu difficile à supporter ! Une personne
masquée n'aime pas qu'on lui ôte son masque : son ego l'a placé afin de dissimuler
son identité profonde et tout ce qui effraie, tous les démons tapis dans l'obscurité
et qu'il vaut mieux ne pas réveiller.
Dire à une personne masquée ce qu'elle est, révéler son visage authentique, est
une forme de violence. Mais salutaire. Qui peut éviter une violence à venir,
autrement plus brutale… Une bataille, en quelque sorte, pour prévenir la guerre
totale.
La vérité est rarement douce. Si, lors d'un
accouchement, on ne gardait, dans le processus de venue au monde, que ce qui
est "doux"… il y aurait beaucoup de mort-nés. La vie, la vérité de la
vie ne s'épanouit qu'au prix d'une souffrance initiale.
Une guerre qui éclate dans notre existence
c'est peut-être la chance, à nous donnée, de venir une seconde fois au monde,
de naître à une vie meilleure, plus juste…
Nous sommes alors face à un choix déterminant :
nous laisser vaincre par cette réalité obscure, écouter nos peurs, fuir la
révolution qui gronde et la violence qui tranche à vif…
Ou bien, en dépit de l'horreur, vivre la
conflagration comme une opportunité et affronter en guerrier la situation.
Paradoxalement cela exige de quitter son armure,
de renoncer à ses protections habituelles (amour-propre, esprit d'opposition,
refus, colère) de se faire léger, de se faire mentalement souple et
spirituellement accordé, dans une respiration accueillante et le seul but de
combattre pacifiquement.
[1] Moment
d'assise en présence du gourou en tant qu'incarnation du Divin
[2]
Cérémonie d'offrande et d'adoration
[3] Service,
travail désintéresé
[4] Qui ne connaît de ces revenants
schizophrènes, errant comme des âmes en peine d'un centre de yoga à un autre
centre de yoga, d'un séminaire à un autre séminaire ?
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