Rencontre sur le Mékong

mercredi 13 juin 2012

ETRE EN VOYAGE...


« Faire un voyage »… Pourquoi pas. Mieux vaut « être » en voyage. Mieux vaut rencontrer un serpent que croiser mille sages.




J’avais vu que les trottoirs de Bombay, comme ceux de Calcutta, ne servent pas qu’à trotter. Il y avait les touristes, bien sûr, les passants… Mais il y avait aussi les autres, les restants. Trottoirs-dortoirs. Maison de granit sans mur ni toiture, où l’on enveloppe dans un haillon ou un carton sa propre cage d’ignorance, de maladie et de misère. Trottoirs-mouroirs : dans un ultime affaissement de l’être, le corps épouse plus étroitement la pierre dure…

Que fallait-il comprendre ?

J’avais vu des petites filles. Vêtues de fièvre, elles ouvraient sur le monde des yeux de charbon, toujours prêts à s’embraser de joie, papillons malades, pris dans le filet doré d’un rayon de soleil. A leur cheville, parfois, une chaîne d’argent dansait, comme pour mieux les attacher, magnifiquement, à la misère de la terre.

Que fallait-il comprendre ?

Et toi ? Sur les planches de la charrette, toute petite, tu avais fait ton lit dans des draps tissés de vacarme et de poussière. Entre tes lèvres entrouvertes – à peine – je devinais ton souffle qui entrait et qui sortait, aussi léger que l’ombre oblique de tes cils.
« Petite dormeuse, minuscule dormeuse de rien du tout, tu ne dormirais pas si tu savais que du fil que file ton souffle dépend l’espace qui t’entoure, celui qui te porte et te surplombe, l’espace de la rue, de ton quartier, de ta ville, de ton continent, de ta planète, de ta voie lactée et bien au-delà encore… Que ce fil vienne à se rompre et l’univers, détacher de toi, quel que soit son pouvoir d’éternité, ne se ressemblera plus jamais…

Ca, je l’avais compris, un peu.

Happé par la foule-fleuve à tourbillons fous, livré au flux sans reflux, au flot charriant colis, ballots, chariots déglingués jusqu’au fond obscur des moindres ruelles, ce jour-là, j’avais pris peur. Peur de moi : j’avais oublié, un instant, que des hommes marchaient. Parce qu’ils semblaient sans regard, sans vie, malgré leur hâte d’arriver qui sait où – nulle part, peut-être. Peur, parce que le trop crée l’absence. Parce que trop d’être chasse l’Être…

Et puis, il y avait eu ce sourire, entrevu. Alors, ces milliers d’indifférents avaient été ramenés à l’existence. Et moi, qui me sentais si différent, j’avais été ramené à la conscience de leur humanité. Par ce sourire-cadeau, toi, l’inconnu qui me l’avait offert, tu m’avais fait comprendre, un peu.

J’avais vu ces sannyasins aux habits de vent (seuls les dieux savent de quelles moussons intérieures leur âme a été lavée) Oh… comprendre, comme eux ! Sur les bords du Gange, comme eux, laisser descendre en soi le poids léger de la lumière… Contempler l’eau. Puis la respiration de l’eau. Se laisser aspirer par le cœur immobile de cette respiration. Y découvrir le silence. Puis la silencieuse absence de silence. Jusqu’à l’absence de l’absence – là où palpite le cœur éblouissant de la Présence

Oui, comprendre, comme eux…

J’avais failli ne pas voir l’enfant, accroupi dans la limaille de fer, devant un tour. Aussi, comment prendre garde à ce tableau si quotidien ? L’habitude émousse la conscience des choses. Mais, tout à coup, ces mains, ces doigts. Rien d’autre que cela. Doigts d’enfant. Mains d’enfant toutes de finesse, de souple fragilité, qui volaient autour du tour qui tournait, en gestes sûrs, prestes, comme d’un professionnel. Arabesques utilitaires. Emouvantes fleurs de cambouis dans ce parterre d’espace sans soleil.

A cet âge, me disais-je, nos enfants ont mains potelées et douces à caresser nounours ou à coiffer Barbie. Quel est donc cet ordre du monde qui met dans les mains de ceux-là, mains d’Orient, ciselées pour les gestes de la danse et de la grâce – non pas la douceur chiffon d’une poupée, mais la froideur acérée d’un bloc d’acier, comme un sinistre jouet sans âme ? Quel est cet ordre – ou ce désordre – du monde qui vole aux enfants leur enfance ?

Comment comprendre cela ?

Plus je croyais trouver en Inde ce que je croyais chercher ailleurs et moins je savais ce que je cherchais vraiment. Les réponses n’étaient pas plus là-bas qu’ici. Peut-être parce qu’il n’y a jamais de réponse – ou jamais de vraies questions… Peut-être parce que toute certitude juste est invérifiable ?

Je croyais que l’Inde rapprochait de la Source. Mais ce que je buvais là-bas n’avait pas la saveur de la Source elle-même. Et je commençais à comprendre : ce qui peut donner sa pleine saveur à l’eau que tu bois appartient d’abord à la limpidité de la Source que tu veux bien laisser jaillir en toi, où que tu sois…

Plus je découvrais l’Inde et plus je me croyais étranger à l’Europe. Pourtant, je finis par sentir que cette « évidence » cachait un piège. L’Inde m’avait arraché à mon ancrage mais ce n’est pas pour autant qu’elle m’avait offert un port.

C’est alors que je sus que son pouvoir avait été de me rendre orphelin, de me contraindre à prendre la route du dedans, la seule qui puisse mener au Lieu.

« L’Inde ? Un pays impossible, disait cet ami, pas d’hygiène, pas de confort, pas de ceci, pas de cela… ». C’est dans ces « pas de ceci, pas de cela » qui dépouillent l’être et le réduisent à sa fibre essentielle que, finalement, puise son pouvoir. Pas dans ce qu’elle apporte. Mais dans ce qu’elle enlève. L’Inde, dès lors, devient « possible » si la nudité qu’elle impose, trouve en nous l’habit de Lumière qui seul peut vêtir notre pauvreté. N’empêche… Il avait fallu que j’aille très loin pour comprendre que cet habit-là se trouve partout, parce que la misérable nudité de l’être, nous la portons en nous, sitôt que nous venons au monde et avec elle, comme une grâce, la capacité de pouvoir la vêtir, somptueusement.

                                                                                           GD









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