PARADIS TERRESTRES À VENDRE
De même
qu'elle est exploitée outrancièrement par des multinationales qui
s'enrichissent en la massacrant, la nature est un recours commode à tous ceux
qui, sans forcément la détruire, en font un argument de vente en l'associant
non seulement au bien-être mais aussi à la spiritualité.
De ce point
de vue la nature est une mine d'or : les personnes en manque d'air, de verdure,
de grands ciels, de beaux paysage et celles en quête de sens (ce sont souvent
les mêmes) sont prêtes à payer parfois très cher l'organisme ou le guide
(spirituel ou touristique, on ne les distingue pas toujours) qui propose de
"découvrir
au cœur de soi-même la Paix et l'Harmonie dans des sites exceptionnels de
grands espaces et de lumière"[1].
Le lien ambigu établi entre "Paix", "Harmonie"[2]
(ou toute autre perspective nirvanesque)
avec un site géographique naturel devient dorénavant quasi systématique[3].
En d'autres
termes on associe de plus en plus des cours de yoga au cadre dans lequel ils
sont proposés. "Yoga et journées nature", "Yoga et stages
découverte", "Marche consciente dans un cadre naturel", "Voyages
méditatifs sur les Causses", "Yoga en forêt de Compiègne"… on
est tout proche d'un Yoga-sur-gazon-au-bord-de-ma-piscine-à-débordement – sauf
que l'environnement proposé est beaucoup plus alléchant s'il est préservé de
toute trace humaine visible. Forcément : la proximité avec la transcendance
s'en trouve renforcée…
De là à
affirmer que plus l'homme est absent,
plus le Divin est présent, il n'y a qu'un pas. Curieux paradoxe, évidemment
: comment aimer le Divin en évitant les humains ?
Bien sûr,
tombe alors la question inévitable : "Et les grands sages, alors ? Ceux
qui préfèrent le désert à la société
des hommes, qu'en penser ?" A la suite de cette question succède en
principe la seconde: "Ce choix n'est-il pas d'ailleurs une forme de fuite
déguisée, d'égoïsme ?"
Est-il
nécessaire de répondre ? Certains mystiques, qu'ils soient ermites, anachorètes
ou moines ne fuient pas leurs
semblables, ils prennent leurs distances afin que la vie ascétique de
méditation ou de prière qu'ils mènent ne soit pas perturbée par des
distractions incessantes, et aboutisse ainsi à une transformation complète de
la psyché leur permettant alors d'agir efficacement, sur un plan subtil, pour
le bien du plus grand nombre.
Les sages
de certaines traditions s'isolent (dans une nature souvent rude voire
inhospitalière) afin d'atteindre l'Éveil
dont ils font ensuite profiter les humains. Difficile de trouver plus
altruistes que ces guides spirituels réellement éclairés qui passent de la
solitude la plus éprouvante à la présence quotidienne d'une foule en incessante
demande…
Le rôle qui
est attribué dans ce dernier cas à la nature est bien éloigné de celui qu'on
lui fait jouer pour vendre des stages de yoga profilés Club Med.
Il est
difficile de ne pas rappeler ici que l'origine
avant tout spirituelle du yoga, son essence même, de nature métaphysique,
s'estompe de plus en plus au profit du confort physique et mental petit-bourgeois
qui le ravalent au rang de médecine douce : il faut être mieux dans son corps
et mieux dans sa tête. Quant à être mieux dans son âme, voire à
"être" tout court…
La nature joue dès lors un rôle très différent
suivant qu'elle est recherchée par un "fou de Dieu", un disciple
sincère en quête d'absolu ou un bobo qui soigne en priorité les bobos affectant
son équilibre physique ou psychologique. Dans ce dernier cas (le plus fréquent)
l'amour voué à la nature est hygiénique mais pas spirituel.
Si les sites internet mariant
les mots "nature" et "yoga" se comptent par dizaines, c'est
évidemment que les adeptes du yoga ont en eux une soif dont ils ne distinguent
pas forcément la véritable quiddité ; le "bien-être" qu'ils
recherchent est diversement et confusément coloré : physique, mental,
spirituel… un peu tout cela à la fois.
Peu importe : sans doute y
a-t-il derrière ce besoin de nature une nostalgie originelle, sincère, comme si
nous avions conservé en nous le souvenir du paradis terrestre… Besoin de pureté,
d'innocence qu'on ne trouve pas – ou peu – dans un cadre urbain… Car ce sont
bien sûr les citadins les plus concernés, eux qui remplissent l'escarcelle des
heureux entrepreneurs futés, vendeurs de verdure rédemptrice.
Mais même si certains abusent des âmes naïves
pour leur soutirer de l'argent, on rétorquera qu'il existe d'honnêtes
professeurs et/ou d'honnêtes associations qui font payer "le juste
prix". Où serait alors le mal ? Certes. De nos jours plus que jamais, la
loi de l'offre et de la demande prévaut et, tant que l'équilibre est correct,
on ne peut rien y trouver à redire, commercialement
parlant.
C'est ce
"commercialement parlant" qui crée le malaise. Si l'on s'extrait un
instant de ce que l'habitude, le contexte socio-culturel, etc. finissent par
nous faire trouver "normal" (vendre – acheter), que penser alors de
cette démarche consistant à offrir seulement à ceux qui en ont les moyens
financiers (= pauvres s'abstenir) la possibilité de "découvrir au cœur de soi-même
la Paix et l'Harmonie" ? Jésus
proposait-il des stages dans "des sites exceptionnels de grands espaces et
de lumière" ? Dieu sait (!) en tout cas que ses clients en auraient eu
pour leur argent.
Que penser donc de ce curieux amalgame qui confond spiritualité et confort, être et bien-être,
yogi et clients ? Que le prix soit honnête ou non, la démarche
consistant à vendre de l'arbre, de l'animal, de l'air pur et de beaux paysages en les associant étroitement à une démarche
spirituelle est une forme d'abus mercantile que les principes yogiques
originels, authentiques, auraient bien du mal à justifier.
Que mon
temps soit rétribué convenablement parce que je donne des cours de yoga, cela
peut se concevoir. Attirer des clients en
leur vantant le cadre naturel pour lequel ils devront payer en sus, peut prêter
à contestation si, à des objectifs légitimement proposés, j'en joins de
spirituels, reliés à la présence de la nature. Il y a dans cet amalgame une
incompatibilité majeure, une perversité. Mais une perversité de moins en moins
perceptible parce que la confusion des genres est inhérente à l'époque actuelle
et que certains savent merveilleusement la mettre à profit. Viendra peut-être
un jour où, sur les derniers lieux épargnés par la pollution, on devra payer
très cher une salutation au soleil accomplie
au lever d'un soleil en voie de disparition.
GD
[1] Phrase prise telle quelle dans un site internet.
[2] Les majuscules
donnent à ces deux termes une valeur d'absolus – on bascule donc dans le
spirituel.
[3] Deux autres exemples de publicités trouvées sur l'internet parmi
beaucoup d'autres :
"Pour
un week-end nature, une retraite spirituelle de plusieurs jours, partager un
stage ou une tranche de vie… ce coin de paradis est le vôtre!
Lové
en plein cœur du Tarn, le lieu dit […] recèle tout un éventail d'hébergements
aussi naturels qu'originaux. En chambre d'hôte ou à plusieurs dans le gîte,
dans la cabane perchée ou la yourte mongole… à vous de trouver celui qui
correspond à vos aspirations !
Aux
antipodes de la société de consommation, un lieu propice au ressourcement à
découvrir !" Et, dans un autre contexte finalement fort
proche du précédent :
"Retrouvons ce contact avec
la nature et l'énergie d'amour et de paix d'Assise pour nous laisser inspirer
par la vie de Saint-François.
Ce stage de 7 jours à Assise en
Italie vous conduira sur les pas de Saint-François où vous pouvez vivre et
comprendre l'importance de la nature dans la vie de ce Saint. Nous visiterons
des lieux où sa vie s'est déroulée : Assise, chapelles et églises,
ermitages, forêts et montagnes…"
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