Dans la jungle des émotions, Tarzan et Jane avancent…
Dans
la jungle inextricable de nos ressentis, certaines lianes entravent notre
marche, nous empêchent même d'avancer. Elles nous retiennent, nous ligotent, nous
font trébucher, nous épuisent tant il est parfois difficiles de s'en extirper.
Le mieux est d'en connaître la nature pour les délier efficacement, peut-être
les apprivoiser, les utiliser pour progresser. Ces lianes, ce sont
essentiellement les émotions.
L'émotion est une réaction psycho-physique,
en principe non contrôlée, souvent perturbante, en lien avec des souvenirs
réactivés, heureux ou traumatisants, conscients ou oubliés (refoulés). Elle
surgit donc d'une rencontre souvent fortuite et soudaine entre deux situations
: celle vécue dans l'instant (événement,
parole…) et celle issue d'un passé qui, sans crier gare, envahit brusquement
notre champ de conscience.
De
cette rencontre – collision parfois brutale et même cataclysmique – naissent
alors des réactions, comme les répliques d'un tremblement de terre. Ces
réactions concernant l'affect, sont plus ou moins violentes et à dominante
positive ou négative. Tout dépend de la coloration (sombre ou lumineuse mais
aussi en clair-obscur) du souvenir réactivé…
Retenons
d'abord que je ne suis donc pas "ému à cause de l'autre" ou à cause
de n'importe quelle raison extérieure, mais que l'émotion a sa source en moi, ne
concerne que moi. C'est mon passé qui
me submerge et fausse la juste perception de la situation actuelle. Mon passé
et, plus précisément, ce que j'ai ressenti alors : peur, joie, colère, honte,
frustration, culpabilité… Ce flot envahissant peut occulter complètement ce qui
se passe ici et maintenant.[1]
Quand
l'émotion est à dominante positive, tout va bien, je suis sur un confortable
nuage. Je la laisse se déployer, et même je l'entretiens… Nous ne nous
arrêterons pas à ce type d'émotions sur lesquelles il y aurait pourtant
beaucoup à dire.
Si l'émotion
est à dominante négative, je me sens immédiatement très mal et potentiellement
en danger. De là, plusieurs réactions se présentent, les plus fréquentes étant
celles-ci :
-
Je me rends sourd et aveugle en niant
inconsciemment – on dira alors en "refoulant" – ce que je suis en
train de ressentir ;
-
J'arrange la réalité, la modifie, la minimise
pour la rendre plus supportable ; au besoin je me défends contre cette émotion
dangereuse pour mon confort en évitant de chercher en moi ce qui l'a provoquée et en mettant mon malaise sur le compte
d'un événement externe, d'une personne ;
-
Je compense en me réfugiant dans une
addiction (drogue, sommeil,
consommation, travail…)
-
Le plus souvent, je n'ai pas le choix, c'est
plus fort que moi, je suis possédé par la réaction émotionnelle : pleurs, cris,
silence pétrifié, etc. Pendant un instant je ne m'appartiens plus.
Aucune
de ces réactions n'est souhaitable. Toutes sont dommageables.
Comment
dès lors agir au mieux ?
En
tant que pratiquant de yoga, aurais-je à ma disposition une posture mentale qui
serait satisfaisante sur tous les plans ? Une attitude juste ? Une stratégie
qui préserverait à la fois autrui (que je peux rendre responsable de mon état
au point de vouloir l'éliminer – concrètement ou symboliquement) et me
permettrait de demeurer dans un état d'équanimité non pas feint mais réel ?
Prendre
l'émotion perturbante de front, comme une ennemie, c'est aller dans le mur.
L'émotion n'est pas une ennemie : elle est une partie manifestée du moi qui
attire notre attention sur une réalité que nous pouvons traiter comme
l'opportunité d'un progrès.
Que
faire alors ?
Faire
preuve de volonté, de combattivité comme on nous l'a sans doute beaucoup rabâché
dans notre enfance ?
Si
le caractère même de l'émotion est de surgir malgré moi… comment l'empêcher de se manifester ? Soyons clair : ma
volonté seule ne peut empêcher les manifestations de l'émotion – elle peut
éventuellement les masquer : mais derrière le masque séduisant ou impénétrable, le visage, souvent grimaçant, effrayant,
demeure. Et rien n'est réglé.
Que
faire alors ? D'abord travailler de façon holistique en pratiquant les âsana,
la respiration contrôlée, la détente et la méditation. Une pratique régulière,
modifiant peu à peu le substrat dont se nourrit notre existence, permet
d'atténuer progressivement les traumatismes causés par un choc émotif ( = elle m'annonce qu'elle va me quitter parce
que je suis un gros naze). Les effets dommageables de l'émotion ( = je suis démoli ou/et furieux, je vais la
tuer et/ou me suicider, etc.) sont alors anéantis ( = je conserve mon pouvoir d'écoute, mes facultés de réflexion, etc.) et
parfois elle-même se dissout ( = je suis
triste mais cette tristesse ne m'affecte pas de manière rédhibitoire [2]).
Cela se fait plus ou moins lentement mais cela se fait.
On
peut même alors être extrêmement surpris un beau jour de constater qu'une
situation qui, jusque là, nous perturbait terriblement semble avoir perdu tout
pouvoir : je viens de revivre ce qui me mettait à tout coup hors de moi… et
voici que cette fois, je n'ai pas été envahi par la colère ! Les circonstances
étaient identiques et pourtant elles ne m'ont pas chaviré, elles m'ont comme
traversé : aucun tremblement, aucune sensation de brûlure, nulle crise, aucun
mot tueur… comme si je venais de vivre une éruption bien connue, mais cette
fois en spectateur à la fois attentif et distant, débarrassé de toute crainte,
éloigné de tout besoin de violence.
Cela
suppose avoir préalablement – et probablement
plusieurs fois – s'être entraîné à reconnaître l'émotion lorsqu'elle surgissait, en avoir
aussi identifié la nature, l'avoir acceptée pour ce qu'elle est, donc ne pas l'avoir
minimisée et encore moins niée. Ces étapes préalables sont nécessaires : il
convient de bien examiner l'envahisseur pour en contrer les actes potentiellement
destructeurs.
Pour
apporter quelques explications yogiques, précisons que c'est dans manas (mental, perception) que se trouvent les
mémoires (consciente et inconsciente) : y sont inscrits tous les souvenirs
latents, douloureux ou heureux, prêts à se réveiller si un déclencheur les
active. Le yoga va faire en sorte que je cesserai peu à peu de m'identifier à ce
que propose – impose – manas… si je fais appel à buddhi (mental actif, discriminateur, intelligence supérieure,
faculté d'éveil) et si je laisse place
au Témoin en moi (Drashta).
"Contrôler
ses émotions", comme on dit souvent, insistons-y, ne s'effectue donc pas
par une prise de pouvoir de la volonté (= l'ego) car une répression violente
aboutit à un refoulement ou à un déséquilibre psychique grave.
La
paix attendue surgira d'elle-même lorsque j'aurai suffisamment observé, mis à
jour les différents mouvements plus ou moins visibles de cette mécanique
mentale, découvert les rouages et leur fonctionnement : la manière dont tel mot
a éveillé tel souvenir, lui-même relié à une souffrance physique ou psychique,
alors réactivée, etc.
Une
fois démontée (même imparfaitement[3])
cette mécanique, il devient plus aisé de comprendre qu'elle ne concerne plus
celui que je suis ici et maintenant, mais qu'elle n'est qu'un fantôme, une
illusion, puisque mon passé est révolu et que le souvenir n'est pas la réalité
de l'instant actuel. Ce qui a été n'existe plus. Ce sont mes peurs qui donnent
de la consistance, rendent réels ces spectres que j'enfante et qui ne peuvent
rien sur moi si je leur refuse un pouvoir qu'ils ne détiennent que de moi.
Ce
n'est pas du jour au lendemain que je peux me faire l'horloger de mon mental, acquérir
ce pouvoir. Nous sommes ramenés à la nécessité de développer parallèlement les
compétences que le yoga permet – sans même d'ailleurs qu'elles représentent un
objectif en soi. La pratique assidue du yoga (comme voie possible mais il y en
a d'autres) favorise l'émergence du Témoin,
cet autre moi-même, plus conscient, plus lucide que le moi représentant l'état habituel du mental. Je deviens plus
conscient, me libère : je suis de moins en moins otage de pulsions incontrôlées,
de moins en moins la marionnette de mes états d'âmes, de moins en moins la
victime passive (et parfois consentante) de mes émotions.
Ajoutons
à cela que si le yoga est accompagné d'une hygiène de vie (recherche de la
nature, nourriture saine...) et une hygiène de l'âme (rejet des modes et des courants
de pensée débilitants imposés par notre époque, attention portée à autrui,
regard positif…) adaptées à la sâdhanâ,
ma quête de lucidité n'en sera que plus rapide.
Pour
illustration, traitons brièvement deux situations fréquentes, riches en émotions
fortes. La première : le décès d'un
proche.
Si
je vis chacune des émotions activées par cette disparition en étant conscient que c'est sur moi que je pleure (pour telle
ou telle raison peut-être rattachée à l'enfance, à des croyances erronées…) ;
si je prends conscience que je suis objet d'un processus mental irrationnel en
ce sens que je ne peux changer la réalité factuelle alors que je peux ajuster ma
perception de cette réalité à ce qu'elle est réellement, je me mets déjà sur la
voie de la guérison ; le jeu des apparences (maya) et de mon ressenti, construit sur ces apparences qui me
rendent aveugle à ce qui est, ne peut
alors que m'apparaître.
La prise de recul, l'effort de distanciation
lucide, le raisonnement, le recours à des convictions (religieuses peut-être,
mais pas seulement) ou à la connaissance de ce qui est réel, préparent le terrain et aideront en temps voulu à restaurer
un état mental plus apaisé. Mais cette démarche, insistons-y, pour ne pas
rester purement intellectuelle, mentale, pour être véritablement intégrée au
plus profond de l'être, doit s'inscrire dans une pratique yogique (en
particulier la méditation) continue et confiante.
Seconde situation fréquente : les émotions
surgissant d'un dialogue difficile[4]. L'autre
m'a délivré un message, a prononcé des mots (un seul parfois suffit) qui m'ont
déstabilisé et fait monter en moi révolte, colère, tristesse, etc. On objectera
que si l'autre m'est étranger ou bien s'il fait partie de mes proches, mon
émotion (par exemple la colère) s'exprimera différemment. Certes, mais, dans un
cas comme dans l'autre, le processus de déconnexion d'avec l'ego tyrannique sera
le même. Cette déconnexion, cette "désidentification" à la colère (la
colère et toutes les autres émotions sont causées par avidya : l'aveuglement, l'ignorance) aura lieu à l'issue d'une observation
consciente du phénomène (reconnaissance de l'émotion, acceptation, compréhension) menée en
parallèle avec la démarche active et la transformation profonde, souvent
inconsciente, engendrée par le yoga.
A l'issue de cette double démarche, telle
parole (ou telle situation) qui aurait pu être traumatisante se voit comme désamorcée
et ne me blesse plus.
Pour nous résumer, si, comme Tarzan ou Jane,
nous voulons évoluer librement sans trop souffrir dans la jungle des émotions
(négatives, surtout, mais sachons que, positives ou négatives, elles sont par essence de même nature) il est
nécessaire de mener en parallèle deux actions :
- la première est le regard direct, l'analyse
de ce qui se passe réellement en nous
lorsque nous sommes émus. Cette compréhension, non seulement intellectuelle
mais "inspirée", permet l'apaisement du mental et une meilleure
saisie de nos réactions. Nous y voyons plus clair.
- la seconde est un travail en profondeur
effectué dans la durée (démarche yogique).
C'est alors que les effets délétères de l'émotion
perturbante pourront ne plus se produire. Ils nous auront quitté sans que nous
ayons eu à lutter, comme un fruit mûr lâche la branche en douceur, lorsque son
heure juste est venue.
Cela dit, gardons-nous de traiter toute
émotion comme une ennemie à abattre à tout prix. Tant que nous ne sommes pas
éveillés, considérons qu'une émotion est toujours une chance à nous offerte
d'exercer notre aptitude à nous rendre plus lucides et aussi plus humains, plus
sensibles et plus attentifs aux autres – ces
autres qui nous ressemblent tant par leurs… émotions, toutes jumelles
des nôtres.
Gérard Duc
[1] La réaction à la situation-déclencheur provoque des
effets psychologiques mais aussi physiologiques : pâleur ou rougeur,
accélération du rythme cardiaque, sensation de malaise ou de joie,
tremblements, impossibilité de bouger, etc.
[2] Un éveillé ne serait pas affecté du tout. Il est
évidemment libéré du désir de posséder.
[3] Prétendre démonter parfaitement les multiples pièces
de cette mécanique des latences, des souvenirs enfouis, n'appartient pas au
premier venu… Surtout s'il s'agit de tirer au clair les événements de nos vies
antérieures - mais cette dernière archéologie de l'esprit n'est pas
indispensable au progrès.
[4] Combien de malentendus à cause d'un mot différemment
compris par le locuteur et l'interlocuteur, mot – ou phrase - bien souvent
anodin pour monsieur Dupont mais qui, dans l'esprit de monsieur Durand, a
fonctionné comme un détonateur et créé un état émotionnel sans commune mesure
avec l'intention initiale du sieur Dupont…
En un langage plus
spécialisé, on dirait que le cerveau cortical (qui me permet de diriger la
personne que je suis) se laisse déborder par le cerveau limbique (centre des
émotions) : me voilà déstabilisé, en proie à un état plus en rapport avec
l'instinct qu'avec la raison…
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