Les "touristes" de la spiritualité vivent dans l'évitement de la "vraie vie"
Lorsque Krishnamurti s'adressait aux foules venues
l'écouter, il n'hésitait pas à asséner quelques vérités parfois brutales à ses
auditeurs. "Vous venez ici pour qu'on vous dise des choses, pour qu'on
vous informe et qu'on vous persuade, pour être endoctrinés. Vous êtes à la
recherche de convictions…" [1]
Cette affirmation selon laquelle les chercheurs doivent se
garder de vérités "préfabriquées", nous la retrouvons constamment
dans la bouche des grands Maîtres. Il faut le savoir, "le sentier spirituel est un chemin
solitaire." (Chögyam Tringpa).
Quel adepte de yoga ne s'est pas au moins une fois posé la
question : toutes ces conférences, ces séminaires, ces stages, ces rencontres
avec des êtres habités par le Souffle, ces Hauts-Lieux d'Europe ou d'Asie, à
quel moment peuvent-ils représenter un
danger pour moi ?
Certes, avant de marcher seul l'enfant a besoin d'une main
qui le conduise. Certes, l'escalade en solitaire n'est possible qu'après une
longue pratique en cordée. Seulement, alors qu'en matière d'alpinisme on peut
passer sa vie relié à un guide ou a un groupe sans rien perdre du bénéfice de
ce sport, il n'en va pas de même dans le domaine spirituel : à un moment ou à
un autre, l'autonomie s'avère indispensable ; ma liberté doit s'affirmer car
personne ne peut accomplir à ma place la démarche exigée, personne ne peut à ma
place "devenir ce que je suis".
D'où le danger consistant à demeurer trop longtemps à la
remorque d'autrui, individu ou groupe, si brillant, si rassurant, si inspiré
soit-il.
Combien d'adeptes ne peuvent se passer de béquilles pour
avancer ? Combien se font esclave (plus que disciple) de celui qu'ils ont
choisi pour maître ? Un peu comme s'ils abdiquaient toute forme de volonté
personnelle par peur d'affronter l'exercice de leur propre liberté. Telle est
la vie des plantes parasites, leur vie est totalement dépendante de la
plante-mère qui les nourrit.
Se rappelle-t-on toujours qu'être "éduqué" c'est
être "conduit hors de …" ?
Il ne s'agit pas de nier l'utilité (la nécessité) d'une
formation quelle qu'elle soit : on apprend à marcher sur un sentier escarpé
qu'accompagné d'un guide sûr. Mais il arrive un moment où, dans le domaine de
la randonnée intérieure, il faut suivre son propre cheminement, si difficile
soit-il. Il convient de franchir une étape, de faire en soi sa révolution
d'indépendance afin de ne plus être un éternel enfant, un être de "seconde
main", comme dit souvent Krishnamurti.
Cela demande de la vigilance : être suffisamment attentif
pour savoir à quel moment couper le cordon ombilical…
Cela demande du courage : accepter de prendre en main mon
propre devenir, au risque de m'égarer, de voir s'éteindre la flamme intérieure
qui m'aide à avancer, de commettre des erreurs…
On a souvent tendance à vouloir se préserver de tout risque. On "veut être bien sûr" ; alors on va écouter tel
orateur encore une fois, puis une autre, puis encore une autre… Non en vue
de sa propre autonomie, mais pour se rassurer, écouter ce qu'il faut
faire, se laisser dicter des attitudes, des comportements. On devient alors des
êtres d'obéissance (encore que… on se contente souvent de hautes pensées sans
jamais les incarner) mais qui ne vivent plus leur propre vie. On perd la maîtrise de son propre Souffle en se mettant sous assistance respiratoire...
A cela on répliquera que si on ne lâche pas les béquilles
c'est qu'il n'est pas temps, qu'on le fera dans une prochaine vie… Peut-être…
Mais en matière de raisonnements rappelons tout de même que le mental est très habile, il est le roi des
faiseurs d'alibis tant qu'il s'agit pour lui de préserver son confort, ses
conditionnements, son ronron quotidien…
Évitons donc de prendre pour de la sagesse ce qui relève au fond
du manque d'énergie et de courage (nos peurs, une fois de plus). Il est facile et pervers de dire que si je ne me
prends pas en charge c'est que je ne suis pas encore prêt. Parce qu'alors je
peux tout justifier : je n'arrête pas de boire, de mentir, de médire,
d'exploiter mon personnel, de battre ma femme… parce que je ne suis pas encore
prêt !
Mieux que les stages de ceci ou de cela (souvent des
substituts à l'action dans le quotidien, on l'aura compris), les circonstances de la vie, à
commencer par les crises parfois violentes et douloureuses, sont à considérer
comme des événements riches d'enseignement, des occasions de progrès. A quoi
sert un stage si je suis ensuite incapable d'ajuster spirituellement et
concrètement mon comportement à une catastrophe intime ?
Le meilleur des séminaires me fait moins avancer que la plus
banales des (més)aventures amoureuses si celle-ci est vécue en conscience. Un séminaire comporte moins de risques, apporte la
rassurante présence d'autrui avec qui il est alors facile d'être en apparente "communion". Aucun conflit majeur ne menace ma paix du moment ; mon
voisin, ma voisine me regardent avec amitié… Peace and love... Facile, la vie, dans un tel contexte...
La "vraie vie" est ailleurs. Et autre : la moindre action peut engager mon devenir (et celui d'autrui) et dès lors impliquer un état de solitude extrême. Qui va décider cette rupture ? cet engagement ? Qui va assumer les conséquences de la décision ? Personne d'autre que moi.
La "vraie vie" est ailleurs. Et autre : la moindre action peut engager mon devenir (et celui d'autrui) et dès lors impliquer un état de solitude extrême. Qui va décider cette rupture ? cet engagement ? Qui va assumer les conséquences de la décision ? Personne d'autre que moi.
Pas plus que ma vie physique ou psychique, ma vie
spirituelle ne peut évoluer si je la déconnecte de la vie tout court.
De ce point de vue, bien des ashrams risquent d'être des
cimetières où vont s'enterrer ceux qui préfèrent la fuite et l'anesthésie à la
pulsation de la vie et aux inévitables conflits et souffrances qui s'ensuivent.
Le yoga peut constituer un confortable scaphandre dans
lequel on croit respirer un bon oxygène alors que ceux qui nous entourent
seraient en train d'asphyxier.
S'isoler dans le but plus ou moins conscient
d'éviter l'action auquel la rugosité du monde nous condamne ; vivre par procuration en
se nourrissant des beaux témoignages de ceux qui vivent, qui agissent vraiment,
cela revient à vouloir s'alimenter en regardant manger quelqu'un ou en
l'écoutant nous lire des recettes de cuisine…
On comprend les mises en garde des grands sages qui parlent
mais nous demandent de ne plus les écouter ! Ils parlent pour ceux à qui ils apprennent à marcher. Pas pour ceux qui viennent afin d'éviter d'avoir à marcher vraiment. Les Jésus, les Bouddha ont reçu un
enseignement mais ce dernier leur a servi à agir et non à se figer dans
l'admiration de belles paroles entendues… Passant à l'action, ils ont quitté leur désert, leur forêt, sont
"redescendu de la montagne", ont replongé au cœur de la tourmente
humaine. Ils ont accepté de prendre tous les risques : solitude, rejet, mépris,
mort physique.
Nous ne sommes peut-être pas Jésus ou Bouddha (en tout cas
nous n'en avons pas conscience) mais nous pouvons au moins nous garder de devenir
des fonctionnaires du yoga, des consommateurs de belles idées, d'entrer dans le
rang des touristes de la spiritualité qui vont de stage en conférence comme on
va d'un hôtel de luxe à un autre hôtel de luxe…
gd
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