"Même
en Europe, on admet très fréquemment aujourd’hui l’existence de « quelque chose
» derrière la surface ; mais on se trompe sur la nature de ce quelque chose et
on l’appelle « subconscient » ou « subliminal », alors qu’en réalité il est
très conscient à sa façon et qu’il n’est pas subliminal, mais seulement
derrière le voile." (Sri Aurobindo, Lettres sur le yoga, T.5)
A l'origine de notre engagement sur la voie du
yoga il se produit souvent une rencontre, que ce soit celle d'un être vivant ou
celle d'un disparu qui, au détour d'une lecture, se remet à vivre en nous ; un
être grâce auquel notre existence prend soudain une direction qui répond à nos
aspirations les plus exigeantes.
Comme beaucoup d'adolescents ou de jeune adulte,
le monde réel (celui que nous prenons pour tel) nous déçoit : ce qu'il nous
propose ne satisfait pas cette partie de nous qui pressent "autre
chose", autre chose d'indicible et pourtant d'essentiel et dont rien, au
quotidien, ne nous offre le reflet approché, si ce n'est, peut-être, la beauté
de la nature ou celle d'une œuvre d'art.
Comme Rimbaud, tôt découvert, et peut-être comme certains lecteurs, et sans
adjuvants artificiels, j'avais vécu de fugitifs instants de grâce qui m'avaient
donné l'intuition d'un "autre monde" ô combien radieux ; dès lors,
tel le poète, "je croyais à tous les
enchantements" et pourtant RIEN de mon quotidien (ni le métier, ni même
l'amour et surtout pas la religion telle qu'on me conseillait de la pratiquer)
ne comblait le désir orphelin de ces rares instants trop fugaces. La fenêtre entr'ouverte
sur la Lumière, se refermait aussitôt et je restais seul, terrassé, avec la
nostalgie à chaque fois plus douloureuse que si l'absolue Beauté (comment
nommer cette intrusion autrement que par ce terme platonicien ?) accidentellement
approchée, existait, elle était intense mais fragile, impossible à fixer.
Aussitôt, la question douloureuse était posée : comment recréer à volonté ces
moments imprévisibles mais indiciblement heureux ? Comment installer en permanence
le merveilleux accident qui permettait de côtoyer… je ne savais quoi, à vrai
dire, mais "quelque chose" qui valait
la peine de vivre, qui permettait de vivre à une autre altitude ?
Fallait-il me résoudre à cette impuissance ?
C'est alors
que survint, plus tard, la rencontre avec Sri Aurobindo. C'est Satprem qui me
le fit connaître ; Satprem (de son vrai nom Bernard Enginger) le disciple de "Mère", Mirra Alfassa, née à Paris en
1878, d'une mère égyptienne et d'un père turc, amie de Rodin et de Monet et qui
vivra trente années auprès de Sri Aurobindo (lui-même né en 1872, à Calcutta,
année des Illuminations de Rimbaud…)
Quant à Satprem, né en 1923 à Paris, arrêté par la Gestapo à 20 ans, il passa
un an et demi en camp de concentration puis, après une brève carrière
diplomatique, voyagea, devint Sannyâsin en Inde, rejoignit Sri Aurobindo à qui
il consacra son essai : Sri Aurobindo ou
l'Aventure de la Conscience (Ed. Buchet Chastel – traduit en une quinzaine
de langues).
C'est par l'intermédiaire
de cet ouvrage que j'évoquerai ici Sri Aurobindo. Car c'est lui, Satprem, "frère"
de Rimbaud (comme le poète, chercheur acharné d'Absolu, extrême dans ses actes,
mécontent de tout et de tous – à commencer par lui-même), qui sut trouver le
regard ajusté et les mots propres à me rendre sensible à l'intelligence magistrale
et aux intuitions fulgurantes de ce visionnaire installé à Pondichéry.
Avec le recul,
Satprem et Aurobindo Ghose m'apparaissent comme deux présences indissociables,
à la fois différentes, proches et complémentaires. Cela explique qu'ils aient
pu me bouleverser quasi simultanément. Le premier, Satprem, est un être d'émotion,
un poète (son écriture est d'une beauté envoûtante). Disciple exigeant, il est aux
antipodes de la soumission aveugle : impatient d'accéder à la Libération, il se
révolte, tempête, se bagarre… et, forcément, ne fait que repousser le Lieu intérieur
qu'il aspire à conquérir. Sa quête enfiévrée durera quarante ans avant qu'il
ressente un tant soit peu d'apaisement. Ses Lettres
d'un Insoumis, éditées en 1994 chez R. Laffont, sont vibrantes de cette
énergie parfois désespérée, exaspérée aussi, celle d'un chercheur d'or
opiniâtre (il a écrit L'Orpailleur, roman)
en qui il est difficile de ne pas se reconnaître si l'on partage la même soif… Son
émotion, ses états d'âmes, sa persévérance mise parfois à mal par des moments
de doute et de dépression, ses confidences d'une sincérité parfois poignante
touchent encore, à la énième lecture…
L'autre présence,
Aurobindo, est celle d'un philosophe, métaphysicien, psychologue, poète (Savitri), etc. également homme d'action doublé
d'un mystique qui trouva très vite la voie de la Libération lui permettant,
dans des milliers de pages (dont beaucoup publiées chez Albin Michel) d'aborder
tous les sujets, de répondre à toutes les interrogations existentielles que
l'homme se pose sur le sens de la vie et, en particulier, sur celui de sa vie. Le niveau de pénétration
prodigieux de Sri Aurobindo ne peut que séduire les plus exigeants : à la
sensibilité à fleur de peau de Satprem, il apporte un complément de rigueur,
une précision et une justesse d'analyse constantes, propres à convaincre tout
lecteur recherchant des propos certes inspirés mais bien ancrés dans le réel.
Il n'est pas
question ici de prétendre survoler toute la pensée de Sri Aurobindo, mais d'en évoquer
une seule orientation, celle du visionnaire[1] qui croit
aux capacités spirituelles (malheureusement sous-exploitées) de l'individu apte
à faire évoluer l'ensemble du genre humain : si chacun se mettait à l'œuvre
pour se transformer et se rendre réceptif à la force supramentale[2],
l'humanité pourrait alors accéder à une dimension de conscience qu'elle ne
soupçonne même pas, franchir un seuil évolutif et aboutir à une nouvelle
espèce. Transformer la nature humaine en transformant la vie humaine, là est le
projet qu'il nous transmet.
Satprem, dans
son ouvrage sur Sri Aurobindo, nous éclaire :
"Le règne
de l'aventure est terminé. Même si nous allons jusqu'à la septième galaxie,
nous irons là casqués et mécanisés, et nous nous retrouverons tels que nous
sommes : des enfants devant la mort, des vivants qui ne savent pas très bien
comment ils vivent ni pourquoi ni où ils vont. […] Nous
sommes donc mis au pied du mur, devant le dernier terrain qu'il nous reste à
explorer, l'ultime aventure : nous-mêmes […]
Or, Sri Aurobindo nous fait
faire une double découverte dont nous avons un besoin urgent si nous voulons
non seulement donner un débouché à notre étouffant chaos, mais transformer
notre monde" (Préface)
Et, plus loin :
"Nous sommes les fils d'un monde nouveau dans
le crépuscule de l'intellect et des machines […] et nous frappons dans la nuit,
nous ne savons pas la route, nous ne savons même pas nos mots ni notre sens,
mais nous cognons aux portes de l'avenir, nous balbutions les paroles de
l'autre homme, nous délivrons les lumières qui bâtiront le monde de demain
aussi sûrement que les anciennes lueurs du singe ont bâti l'homme
d'aujourd'hui. Une nouvelle humanité, soulevée dans la lumière, [serait]
capable d'une existence et d'une action spiritualisées, ouverte à la direction
d'une lumière de conscience de vérité, capable, même sur le plan mental et dans
son ordre propre, de quelque chose qui pourra être appelé le commencement d'une
vie divine."
Quant à l'instrument de
ce changement, le "Yoga intégral" proposé par Sri Aurobindo, quand
réussira-t-il à réaliser la transformation ? Il "est un processus d’évolution concentrée, et la
progression est géométrique : le
premier mouvement de la Force évolutive dans la Matière s’étend obscurément sur
des âges ; le mouvement de la Vie progresse lentement, mais déjà à un rythme
plus rapide, il se concentre en millénaires ; le Mental peut comprimer encore
davantage la lenteur nonchalante du temps et faire de grandes enjambées en
quelques siècles ; mais quand l’Esprit conscient intervient, une rapidité
évolutive suprêmement concentrée devient possible…
Nous en sommes Là.
Les soubresauts du monde actuel
sont sans doute le signe que la Pression descendante[3]
s’accélère et que nous approchons d’une vraie solution."
On
saisit alors le sens de la quatrième de couverture : "Il y a en
Sri Aurobindo un révolutionnaire, un poète, un philosophe, un visionnaire de
l'évolution ; il est non seulement l'explorateur de la conscience par le “yoga
intégral”, mais le bâtisseur d'un monde nouveau."
Précisons que ce
"monde nouveau", est imminent mais à une échelle de temps que nous
ignorons… Tout dépendra de la durée nécessitée par cette prise de conscience
générale…
Le regard de
Sri Aurobindo fait que la spiritualité est étroitement reliée à des notions "scientifiques",
à commencer par celles qui président à l'existence même de l'homme en tant
qu'organisme multicellulaire, lui-même cellule d'un organisme plus étendu : le
genre humain - lui-même infime partie d'un "corps" aux dimension
cosmique et ainsi de suite. Le pont qui
nous relie à l'Absolu doit donc passer par le corps, par la matière et par sa
"réhabilitation divine" : "La Matière […] semble inconsciente et
inanimée […] seulement parce que nous sommes incapables de percevoir la
conscience en-dehors d'une certaine zone limitée, d'une gamme à laquelle nous
avons accès." Et Mère de déclarer, en 1930 : "Le vrai changement de conscience est celui qui changera les conditions
PHYSIQUES du monde et en fera une création entièrement nouvelle."
Découvrir
qu'on ne peut être isolé sur cette Terre, que chaque action, chaque pensée,
chaque intention de chaque créature nous relie en conscience au Cosmos et
détermine ce qu'il en adviendra, cette "simple" certitude,
expérimentée par Sri Aurobindo et Mère dans leur corps, ne peut que remettre à
sa juste place l'obsession prioritaire égarant beaucoup d'adeptes du yoga. Vouloir
coûte que coûte être libéré, accéder à l'illumination, est un désir infantile
de l'ego (= je veux être heureux !) qui empêche tout réel progrès et doit donc disparaître
– autorisant alors, peut-être, que la Grâce de l'Éveil nous touche.
Si, comme le
dit A.
Comte-Sponville, "le monde et la vie
nous paraissent absurdes" c'est, finalement, parce qu'ils "ne répondent pas à nos
espérances." Mettre fin à nos "espérances" (comprendre : nos
attentes, forcément déçues), participer
à l'ici et au maintenant en restant ouvert à tout ce qui nous est donné de
vivre, y compris le pire, est un
programme suffisamment prometteur pour y consacrer une vie sans stagner dans la
nostalgie adolescente de cet "autre monde idéal" qui, au bout du
compte est bel et bien ici et nulle part ailleurs. Si nous décidons de
transformer notre condition plutôt que d'en déplorer la misère,
immanquablement, notre vie se remplit de sens. Les fugaces moments de Grâce ne
sont plus dès lors des objectifs à atteindre ou à renouveler à tout prix, mais
des clins d'œil que l'énergie de Vie nous adresse pour nous faire comprendre
que si nous renonçons à courir après le bonheur tel que nous l'imaginons, "autre
chose" de beaucoup plus précieux nous sera peut-être donné. Ou peut-être
pas. Mais qu'importe, puisque seule la plénitude du présent peut suffire à nous
combler…
Gérard Duc
[1] Nombre de ses réflexions
trouvent un écho actuel dans les recherches les plus en pointe de la physique –
à commencer par la non-séparativité maintenant irréfutable. Il faut dire aussi
que le jeune Indien fit ses études à Cambridge : sa démarche intellectuelle,
ses schémas mentaux, sont adaptés au mode de la pensée occidentale contemporaine.
[2] Dans la terminologie de Sri Aurobindo il s'agit de
l'Énergie supérieure (appelée parfois Divin). "Le Supramental […] est omniprésent dans le cosmos
matériel, mais il y est voilé ; il est derrière le phénomène effectif des
choses et s'exprime secrètement, mais en employant comme agent d'exécution son
propre terme subordonné, le Mental." (Sri
Aurobindo)
[3] Celle du "Supramental".
Cette force supraconsciente ne s'élève pas, comme c'est le cas dans le yoga de
la kundalini, mais descend.
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