QUELLES ATTITUDES ADOPTER FACE AU TRANSHUMANISME ?
Ne pas se fier au discours faussement
humaniste des transhumanistes
Le
discours du transhumanisme est piégé. Lorsqu'il est question de porter aide aux
"personnes vulnérables" nous trouvons cela très positif alors que
nous tombons dans le panneau de la Novlangue. Qui est considéré comme
"vulnérable" ? Tous ceux qui ne répondent pas présent aux exigences
de la performance. N'est respectable
et considéré que celui qui est "performant". Les autres sont des
êtres vulnérables – voire encombrants ou dangereux. Aider les vieux, les
handicapés, est un devoir social, un exercice de vraie solidarité et non une
forme de charité plus ou moins embarrassée, condescendante, apportée parce qu'il le faut bien, au nom de leur
"vulnérabilité".
Cette
inversion significative a vu le jour depuis quelques décennies. Dans les
sociétés traditionnelles (il en reste peu) les jeunes, inexpérimentés, étaient à
juste titre considérés comme "vulnérables" ; les plus vieux,
"vénérables", assuraient la transmission des savoirs. Les enfants et
adolescents sont actuellement survalorisés, rien n'est trop beau pour eux et
les anciens sont remplacés par les écrans qui se chargent de leur initiation à
la vie – et quelle vie !
Les
transhumanistes se plaisent à redire que leurs recherches visent le "bien
de l'humanité". Sans compter qu'ils n'ont pas le monopole de la
philanthropie, rappelons que la philanthropie, bien que définie comme
l'"amour du prochain", est souvent un écran de fumée derrière lequel
se cachent des objectifs moins avouables, au point que la notion d'amour se
vide de sens. Ainsi, les transhumanistes veulent faire des enfants sans défauts
au nom du bien. Mais ce bien est séparé de l'être. Vouloir un enfant docile
"au départ", c'est déléguer à une machine ce qui relève de l'humain
(éducation) et ne peut que relever de lui. Seuls la patience, la réflexion,
l'intuition, la sensibilité, le sentiment sont aptes à construire un humain et
à en assurer l'ineffable richesse ainsi, bien sûr, que sa marge de liberté.
"Lutter
contre les inégalités naturelles", disent également les transhumanistes. Sans
compter qu'on peut gloser indéfiniment sur le concept de "nature", il
est sidérant de constater que leur projet vise à plus d'égalité entre les
hommes alors que, nous l'avons vu, les innovations avec leur incessant
renouvellement seront réservées à une élite fortunée. On le constate
actuellement dans le simple domaine des technologies de pointe : même si les
produits voient leur coût baisser dans la durée, les nouveautés sont toujours
hors de prix et ce n'est jamais le plus grand nombre qui en profite. Une
société à (au moins) deux vitesses sera inévitable – et autrement plus
fragmentée que l'est déjà la nôtre.
Être cohérents :
Se contenter
de condamner toute innovation… et ce en parlant dans un micro ou en écrivant
sur un ordinateur, serait inconséquent. Nous utilisons sans cesse les
technologies qui, peu ou prou, nous connectent aussi à ce dont nous ne voulons
pas forcément : nous sommes dépendants de nouveaux systèmes de
"communication" de plus en plus en lien avec ce que nous dénonçons.
Commençons par en convenir : les critiques de la technique se font à partir des
standards de la technique.
C'est
sans doute tout ce qui concerne les manipulations génétiques qui soulève le
plus d'objections morales. Mais l'argument moral n'est recevable que par ceux qui sont
déjà animés par une conscience morale.
Les
valeurs et ce qu'on ose encore à peine nommer la "vertu" ne peuvent guère être
invoquées car les paradigmes ont changé. Cela s'explique aisément. La naissance
et la mort, échappant à tout contrôle, dépendaient complètement des lois
naturelles et plaçaient l'homme face à des choix intimes, à des comportements
exclusivement personnels jugés nobles ou méprisables et en lien avec des
croyances de nature religieuse. Les phénomènes de naissance et de mort
relevaient de nécessités… A l'heure des technosciences, "faire de nécessité
vertu" n'est plus une contrainte valable : nous rendant progressivement
maîtres de la naissance et de la mort, nos choix réduisent peu à peu cette
nécessité naturelle autrefois extérieure à notre volonté et à notre pouvoir
d'intervention. De plus, si nos savoirs permettent cette évolution, c'est
qu'ils s'inscrivent dans cette évolution et sont par conséquent… naturels.
Toute condamnation morale sur ce chapitre est dès lors reléguée à une forme
d'obscurantisme rétrograde par ceux qui conçoivent l'humain comme un pur
accident cosmique.
Être mesurés
Condamner
globalement les technologies serait faire preuve d'un extrémisme aveugle.
Refuser tout progrès (l'invention des chemins de fer fut dénoncée comme
diabolique) n'est pas signe de bonne santé mentale. Depuis des origines,
l'homme n'a eu de cesse de faciliter sa vie matérielle. Améliorer notre vie
quotidienne, jouir d'une meilleure santé ne saurait être condamnable – et le
serait au nom de quoi ?
Être vigilants pour un meilleur
discernement
La difficulté concerne
l'appréciation à porter sur ce qui ne cesse d'apparaître et qu'on nous propose
en matière d'innovations. Toute innovation est dangereusement présentée comme
positive en soi. Une distanciation volontaire est donc nécessaire pour
distinguer l'acceptable de l'inacceptable. Il serait naïf de croire que toute
nouveauté numérique est là pour le mieux alors qu'elle est là pour le plus.
Toute innovation implique l'obsolescence.
Multiplier les innovations multiplie les déchets car on ne répare plus.
Imaginons réussie l'hybridation cerveau–machine : au vu des innovations incessantes de la
machine, le modèle 1 sera obsolète par rapport au modèle 2, le 2 obsolète par
rapport au modèle 3 et ainsi de suite. Dès lors tout cerveau connecté sera lui
aussi continument frappé d'obsolescence. L'homme technologisé possédera un
corps dont l'enjeu sera d'abord économique. Le transhumanisme et son émanation,
l'Université de la Singularité, sont
des symptômes de notre économie de marché et de pouvoirs avant tout financiers
répondant à des attentes et des désirs créés artificiellement. Les élèves de
cette "Université" qui n'en est pas une, ne sont pas des
scientifiques mais des candidats à la fortune. Numérique et numéraire sont
étroitement reliés. Le critère de réussite dépend maintenant non pas de l'être
ni même du faire mais de l'avoir. A tel point que l'expression "avoir des
enfants" est en passe de prendre un sens de plus en plus mercantile dans
la mesure où l'on peut déjà obtenir un enfant en kit…
QUELLES SOLUTIONS ?
Les Comités de Bioéthique ? Nationaux ou
internationaux[1],
c'est à ces Comités qu'on pense en premier lieu.
Malheureusement,
dans ces Comités, on échange, on débat, on argumente, on imprime du papier et
on s'en tient souvent là… Pis : on s'intéresse au pourquoi et au comment d'une
expérimentation ou d'une intervention de type biologique alors que la
précédente a été autorisée. C'est ainsi que sur chaque dérive s'en appuie une
autre. Par exemple, les bioéthiciens n'ayant pu contrer la première
autorisation d'un enfant à 3 ADN, leur action à venir se bornera probablement à
discuter s'il est souhaitable ou non d'admettre un bébé à 4 puis à 5 puis à 6
ADN… Leur champ de réflexion s'exerce sur des aménagements de principes dont la
légitimité leur a échappé et qu'ils ont admis malgré eux. Les technologies sont plus rapides que les
décisions
des Comités. De plus, ce qui est interdit par un pays est autorisé dans un
autre. Une régulation efficace exigerait un consensus politique international
ce qui, au vu des intérêts économiques tant privés que publics, est impossible
pour l'instant. Donc lorsqu'un Luc Ferry affirme qu'il faut "anticiper au
niveau politique" il manie une réalité vide de sens.
D'expérimentation
en expérimentation, les barrages cèdent les uns après les autres (cf. les
nombreuses interventions du Père Jean Boboc, membre du CCNE – Comité Consultatif
National d'Ethique) et les bioéthiciens ont, à chaque partie jouée, un coup de
retard.
Des décisions
individuelles
Comme souvent, il est vain de compter sur les organes collectifs pour
parer à des dérives. Et quand bien même des mesures seraient-elles prises, nous
seront toujours face à des choix que personne ne peut faire à notre place. Si, comme le disait G. Bernanos, "La civilisation moderne est une conspiration
universelle contre toute espèce de vie intérieure", "La
vraie libération de monde viendra de l'intérieur et non de l'extérieur" (P. Bobola)
Dès lors se demander quelle devrait être l'attitude
"officielle" d'un adepte du yoga serait un non-sens : s'il y a des
Maîtres, il n'y a pas de "pape" du yoga… Chacun, renvoyé à sa propre
conscience et à la compréhension de sa propre sâdhana, est donc libre
d'agir comme bon lui semble – pas tout-à-fait, cependant, s'il garde en mémoire
les préceptes de Patanjali, yama et niyama, qui peuvent lui être
d'un grand secours. A chacun de les relire attentivement.
Malgré les nombreux domaines auxquels touchent les GAFA et aux
conséquences multiples qui découlent de leurs recherches respectives, il est
peut-être possible de rappeler quelques réflexions, quelques attitudes pouvant
nous recentrer, nous rééquilibrer face à ce tournoiement vertigineux et peu
rassurant. Car il s'agit de cela : conserver notre équilibre, notre assiette –
de la même manière que nous habitons correctement une âsana…
Que le monde semble avoir perdu le nord, ce n'est pas un scoop. Mais le
monde c'est chacun de nous. Si nous restons non pas en retrait du tourbillon
des événements (c'est d'ailleurs impossible) mais au centre même de ce
tourbillon, sans nous inquiéter de ce que font ou ne font pas les autres, nous pouvons
restaurer un peu de calme dans le chaos qui secoue notre monde.
En d'autres termes, et pour faire court, nous pouvons adopter les
comportements qui, depuis la nuit des temps, permettent aux animaux que nous
sommes d'être aussi des humains. Il s'agit de nous faire résistants, de ne pas
céder au chant des sirènes ni à l'attrait des faux bonheurs que promettent les
adeptes de la science à tout prix.
Qui pourrait nous empêcher de restaurer en nous ce tripartisme : âme
(ou esprit ou toute autre appellation voisine) – corps – mental contre le dualisme réducteur qui nie toute
transcendance ?
Qui pourrait nous empêcher de resacraliser la vie et la conscience qui
habite toute créature ?
Qui pourrait nous empêcher de redécouvrir l'importance de l'esprit et
de la pensée, de l'intuition, de la sensibilité, de l'intelligence (même
chaotique) contre l'information pléthorique, figée, univoque, la
programmation-domestication de notre esprit et les diverses manipulations dont
nous sommes les cibles consentantes ?
Qui pourrait nous empêcher de transmettre à nos enfants – donc à l'avenir
– ce que les media taisent ou déforment ? Et qui, enfin, pourrait nous empêcher
de restreindre l'intoxication et les addictions dont ils sont les victimes[2]
?
Contrairement à ce que dit Michel Houellebecq, l'humanité n'est pas
exténuée. Mais la proximité des catastrophes crée dans notre perception de la
réalité environnante des distorsions qui nous empêchent de voir les aspects
positifs de l'existence. Des lignes de résistance existent. Ce serait hâter la
consomption de notre planète et de ses habitants que de juger qu'il n'y a rien
à faire contre les dérives technologiques actuelles.
Il n'est jamais trop tard pour, contre les décrets des transhumanistes,
admettre la finitude de notre enveloppe physique et réaliser que notre
conscience, plus vaste que nous, est infinie. Pas trop tard pour nous
réconcilier avec nous-même et nos imperfections qui font partie de notre
richesse. Pas trop tard pour nous réconcilier avec la nature dont on commence à
envisager la nécessité impérieuse[3].
Pas trop tard pour choisir une vie sobre (comme dit Pierre Rabhi) et une
technologie sobre.
Notre regard sur la souffrance, la vieillesse et la maladie ne doit pas
être contaminé par celui des transhumanistes. Ce point est difficile à aborder
brièvement avec les nuances qui s'imposent. Il ne s'agit pas de refuser en bloc
toutes les méthodes de "réparation" que proposent les
biotechnologies. Mais il aussi essentiel de nous résoudre à des lois naturelles
qui sont les composantes mêmes de notre humanité. Les principes de vie et de
mort, quoi qu'on réussisse à faire, sont inscrits dans un processus qui, par
ailleurs, magnifie notre approche du monde. L'éternité n'est pas l'immortalité
! Accéder à la première exige de renoncer à la seconde. La vie n'est pas la
survie. Quant à la vieillesse, elle peut trouver sa réhabilitation dans la
mesure ou nous pouvons fort bien vieillir sans "être vieux".
Plutôt que chercher à devenir autre que ce que nous sommes,
appliquons-nous à devenir le meilleur de ce que nous sommes. C'est possible si
nous développons en nous le souffle qui nous habite. Non
seulement la transcendance n'est pas en contradiction avec la condition
humaine, mais elle est en est la source. Le mouvement transhumaniste décentre
l'homme, le projette hors de soi. Cela va contre tous les enseignements
spirituels qui, sans s'être concertés, ont compris que le bonheur – pas le
confort – n'est accessible qu'au prix d'un retournement sur ce qui est le Soi
en nous, notre véritable nature.
Ne désespérons donc pas ! Notre propre avenir dépend de nous et non de
ce que les pouvoirs dominants (politiques, économiques, etc.) visent à
atteindre – à savoir toujours plus d'emprise sur les consommateurs qu'ils
voient en nous.
Certes, la démarche même du yoga, comme les autres démarches échappant
au ritualisme souvent sclérosé de tout ce qui est institutionnalisé, n'est pas
aisée car nous devons accepter d'être confrontés à cette solitude propre à
notre condition humaine alors que tout, autour de nous, est mis en œuvre pour
nous soustraire à ce principe de réalité.
Néanmoins, à la matérialisation croissante et à la culture de masse de
nos civilisations dites évoluées, nous pouvons individuellement opposer une
spiritualisation croissante de notre vie au quotidien.
Cette spiritualisation peut se mettre en place par un engagement ou une
pratique personnelle, mais aussi, très simplement, par notre attitude à l'égard
de cet autrui qu'il serait bon de considérer à la moindre occasion comme un
autre soi-même…
Au bout du compte à la question "Que faire face à un tel mouvement
qui nous dépasse ?" la réponse serait tout simplement : approfondir notre
apprentissage du divin par l'apprentissage de la nature humaine et approfondir
l'apprentissage de la nature humaine par la quête infatigable de notre propre
nature.
Au regard superficiel des transhumanistes, nous pouvons dès lors
opposer un regard beaucoup plus pénétrant et comprendre que les humains n'ont
pas besoin d'être "augmentés" par des machines : ils possèdent en eux
les outils immatériels pouvant les mener à réaliser leur dimension illimitée et
ce, sans les béquilles d'aucune technologie aussi sophistiquée soit-elle.
Gérard Duc
[1] "Créé en 1993, le Comité international de bioéthique
(CIB) est composé de 36 experts indépendants qui encadrent les progrès des
recherches dans les sciences de la vie et leurs applications en veillant au
respect des principes de dignité et de liberté de la personne
humaine." (Wikipedia)
[2] L'emprise
de l'image sur le texte abaisse notre capacité à accéder à des niveaux de
lectures que seule la réflexion autorise. Celle-ci est inversement
proportionnelle au temps passé devant les écrans. De plus, la multiplicité des
info posées sur un écran empêche la pensée de fonctionner. Soumis sans cesse à
des informations, les enfants perdent progressivement leur pouvoir de réflexion.
[3] La matrice d'une vie naturelle est l'agriculture qui
consiste à accompagner la nature, donné initial. Or être agriculteur est
actuellement la pire des situations depuis que les agriculteurs, soumis aux
puissants groupes tel l'INRA, et aux multiples Plans en Gestion d'Entreprise,
etc., sont de moins en moins en lien avec la terre et de plus en plus avec des
techniques et l'ingénierie sous-tendues par les intérêts financiers. Pour les
technocrates la ferme idéale serait un laboratoire presse-boutons. Les paysans
réaliseront-ils à temps que se laisser "augmenter" par les nouvelles
technologies ne fait que les "diminuer" en tant qu'êtres vivants ?
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