PANDEMIE
DU BON USAGE DE NOTRE REALITE
A l'heure où les lignes qui suivent ont été écrites, la guerre en Ukraine n'avait pas commencé. A en croire le président français, la pandémie qui se propageait nous faisait "entrer en guerre". Sans tergiverser sur la pertinence de l'expression, force est de reconnaître que le fonctionnement collectif des nations et surtout le fonctionnement intime des individus connaissaient un trouble intense, perturbant tous ceux qui, à juste titre ou non, estimaient vivre dans une paix relative.
Si le titre de cet article fait écho au petit ouvrage de Christiane Singer[1] ("Du bon usage des crises") paru en 1996 chez Albin Michel, ce n'est pas un hasard. Relisant le contenu des quelques conférences qui le constituent, il est difficile de ne pas en relier certains aspects à la pandémie que le monde traverse (a traversé ?). L'écrivaine évoque plutôt l'échec individuel (en particulier amoureux), mais aussi toutes les défaites "qui nous créent", face aux réussites qui "nous laissent où nous sommes".
Pour Christiane Singer, une crise[2] (individuelle ou collective) ne doit pas inciter à se recroqueviller comme une grenouille au fond d'un bénitier vide ni à se livrer à une supplique apeurée visant à attirer sur nous la pitié d'un Dieu vengeur. Bien que croyante[3] elle n'est jamais dogmatique ni moralisatrice, et n'a fort heureusement rien de commun avec le Père Panelou de Camus, déclarant aux pestiférés d'Oran : "Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l'avez mérité." Les catastrophes sont le fait des humains et non des dieux. Il n'existe pas de fatalité et nous sommes les artisans des événements dont nous récoltons les fruits. Quant à la "réalité", elle est ce que nous la faisons et il n'existe aucune méthode, aucune stratégie, aucun raisonnement susceptible de la changer en vue de la rendre meilleure – si ce n'est de nous rendre meilleurs nous-mêmes. Ne rêvons pas : aucune paix générale ne sera possible sans la pacification intérieure des individus.
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Nos sociétés ont perdu le souffle
Respirer, cela peut s'entendre au sens figuré comme au sens propre. Nous pouvons respirer librement ou sur le rythme imposé par notre société. On le sait : respirer, c'est inspirer et expirer. Mais pas seulement : il y a, entre chacune de ces deux phases, une pause respiratoire, une apnée qui assure la transition entre inspirer-expirer, entre prendre-donner, naître-mourir. Un organisme se porte bien si ce rythme est harmonieux. Or notre société ne sait pas respirer ; elle étouffe parce qu'elle oublie d'expirer : elle inspire, aspire, prend, prend encore… Insatiable, elle engloutit et ne restitue rien, si ce n'est le trop-plein indigeste des produits dénaturés, les détritus dont elle ne peut se goinfrer et dont elle souille la planète.
Les crises sociales ou politiques sont les résultats visibles d'une maladie silencieuse et sournoise, tellement répandue que nous ne la voyons plus parce qu'elle est devenue un mode de vie universel : posséder coûte que coûte, le plus possible et le plus vite possible. Cette frénésie caractérisant ce qu'on a parfois nommé le "temps-court" est la même dans tous les domaines : produire et produire encore pour faire consommer davantage ; développer les technologies – en particulier les NBIC[4] ; perfectionner les systèmes informatiques, les moyens de transmission numériques et surtout ne pas laisser une seconde financièrement non rentabilisée. Même les loisirs qu'on s'octroie – pour plus de performance dans l'arène productiviste – n'échappent pas à cette agitation effrénée : la quantité des kilomètres touristiques avalés, la quantité de la bonne chère et de tous les plaisirs consuméristes l'emporte sur l'immobilité paisible et le naturel de la contemplation. Les moyens les plus abjects (dont le contrôle des esprits par les géants du numérique) sont mis en œuvre pour assouvir cette fringale planétaire addictive et destructrice que les prévisions pourtant atterrantes ne freinent pas. "Nous vivons dans une hypnose socialement programmée" constate Deepak Chopra. Les paroles lénifiantes des dirigeants subrogent les décisions potentiellement créatrices de sobriété et d'égalité qui coûteraient trop à ceux qui exigent toujours davantage pour eux-mêmes et leurs comparses – comme si l'accroissement des possessions en tous genres vaccinait contre la mort.[5]
La mort, justement, qu'on appelle maintenant par son nom (on préférait naguère les euphémismes : Untel s'est éteint, a disparu, nous a quittés…) occupe depuis deux années le devant de la scène. Les pouvoirs utilisent ce terme à profusion comme une menace parce que la peur qu'il provoque est le moyen le plus efficace pour contraindre les masses à l'obéissance. On aurait pu imaginer que la confrontation directe et brutale avec cette réalité biologique inéluctable, resserrât les liens entre individus et entre nations. Or, au contraire, les faux-semblants d'une solidarité de façade n'ont pas masqué les fractures de toutes sortes qui n'ont fait que s'amplifier : en témoignent les inégalités entre pays riches et pays pauvres, entre vaccinés et non vaccinés, pro pass et anti pass, sans parler du fossé sans cesse élargi entre les profiteurs de la crise et les pauvres qui, faute de moyens d'existence suffisants, s'essoufflent et finissent par expirer[6].
Les comportements altruistes pèsent peu au regard de l'accroissement des violences psychologiques ou physiques. Même si on observe que, suite à une catastrophe, la solidarité se met en place immédiatement, la pandémie n'a pas été aussi brutale, ni "spectaculaire" qu'une éruption volcanique ou un ras de marée : les quelques manifestations encourageantes des débuts (d'ailleurs plus sonores qu'agissantes) ont fait place au retour quasi immédiat des égoïsmes.
Malgré les quelques comportements bienveillants individuels qui témoignent de la capacité de certains à rester attentifs à autrui, il serait hypocrite de nier qu'en période de crise les agissements du plus grand nombre exacerbent et rendent virulents les réflexes ancestraux de peur menant au repli et à la violence qui s'ensuit. Cet individualisme extrême, inscrit en l'homme quelle que soit l'époque, peut paraître désespérant. Les progrès techniques fulgurants, témoignant de l'intelligence de notre espèce, ne sont pas accompagnés d'une évolution spirituelle égale qui permettrait d'instaurer fraternité, solidarité, bienveillance, voire charité (au sens étymologique : "amour du prochain") alors que, dans son for intérieur, la grande majorité des presque huit milliards d'individus peuplant notre planète aspire à cet idéal.
Que se passe-t-il ? D'où vient cette impuissance ? Pourquoi nos sociétés étouffent-elles ? Ce qui est certain c'est que la crise traversée semble amener les plus vulnérables à l'asphyxie sociale, économique, et surtout psychique. En revanche, ceux qui ont quelque chose à gagner en palabrant ne manquent pas d'air pour ouvrir grand leur bec : nous assistons plus que jamais à un excès de paroles, de slogans, d'idéologies contradictoires, de formules assassines ou vulgaires (même de la part de certains présidents).
La logorrhée triomphe en une période où, plus que jamais, une forme de silence s'imposerait – non pas celui consistant à taire des vérités (nombre de politiques maîtrisent fort bien cet exercice) mais le silence bienfaisant qui suspend la fièvre, la frénésie, et à propos duquel Christiane Singer dit : "Nous n'avons besoin que d'un silence, d'une pause, d'une amnistie – le temps de renouer avec notre identité véritable."
Un silence de cette qualité semble avoir déserté la surface du globe, exception faite de celui qui règne dans les monastères de diverses contrées où, espérons-le, dans ce recueillement, rayonne l'esprit – spiritus désigne le souffle – permettant encore à la Terre de respirer autre chose que l'air pollué des individualismes.
Une pandémie pour nous éviter le pire
"Les catastrophes, dit Christiane Singer, sont là pour nous éviter le pire." Comment comprendre ce paradoxe ? Les crises jouent le rôle de béliers abattant les forteresses dans lesquelles nous sommes emmurés, ou plutôt dans lesquelles nous nous emmurons, croyant que nous sommes incapables de nous affranchir de ce qui nous paralyse. Nos voies d'évitement (apéros géants, rave-parties, boites de nuit, drogues, etc.) ne nous libèrent pas car elles ne sont que le prolongement de notre ignorance. Le "divertissement" dont parlait Pascal a encore cours. Le philosophe évoquait la vie débridée de Versailles mais notons, sans épiloguer, que nos divertissements actuels consistent eux aussi à esquiver, à mettre des lunettes colorées pour nous faire voir la vie en rose.
Mais le "divertissement", (littéralement : "ce qui nous détourne de…") revêt aussi d'autres modalités : nous réfléchissons, étudions les systèmes politiques, sociaux, philosophiques, les religions, l'histoire de l'humanité, etc. Cela est tout à l'honneur des homo sapiens-sapiens que nous sommes, sauf que les domaines du savoir humain, tant qu'ils sont d'ordre intellectuel, ne répondent pas aux questions fondamentales qui nous taraudent depuis la nuit des temps. Il est d'ailleurs très surprenant que, depuis le XVIIe et surtout le XVIIIe siècles nous nous obstinions encore à chercher des réponses satisfaisantes (à commencer par le sens de notre existence) en nous tournant vers l'extérieur de notre être, en particulier vers les sciences qui déplacent le problème du Sens sans le résoudre. Tant que nous restons au niveau cérébral, nous sommes "distraits" (au sens étymologique : "tirés en divers sens"), nous tournons en rond : le Professeur Untel prétend ceci qui, rationnellement me paraît satisfaisant ; puis j'ouvre un livre où le Professeur Telautre prétend le contraire – qui me paraît rationnellement tout aussi satisfaisant. Au bout du compte, que ce soit dans les ouvrages de sciences ou ceux de philosophie, on ne découvre rien qui puisse nous orienter – nous indiquer l'Orient intérieur –, qui puisse nous convaincre que nous touchons à une vérité qui serait sinon La Vérité, du moins un éclat adamantin de cette Vérité. Cette quête erratique peut durer toute une vie.
Nous avons néanmoins l'intuition que c'est possible, qu'il existe un autre versant de notre existence, un adret, un versant ensoleillé. Mais comment y accéder ? Les sagesses antiques montrent que les humains n'attendaient pas que les réponses viennent du dehors ; il suffit, pour s'en convaincre, de relire les textes fondateurs tels, par exemple, ceux de la littérature védique, dont certaines Upanishad. Nombre de sociétés traditionnelles ne connaissent pas ce type d'impuissance spirituelle parce qu'elles ont des initiations. Les rites de passage favorisent l'accès à ce versant lumineux dont nos civilisations modernes ignorent ou nient l'existence ; ils permettent d'éveiller et de rendre accessible la part essentielle qui sommeille en nous. Rappelons qu'un rite initiatique consiste à placer l'initié à proximité de la mort – de la mort physique – afin de le faire mourir à la vision erronée et naïve de la réalité qu'il prend pour La Réalité.
Lorsque Christiane Singer dit que les catastrophes sont là pour "nous éviter le pire", il faut bien saisir que, pour mettre fin aux apparences trompeuses concernant notre véritable identité, le seul moyen est de remettre en question ce qui, dès notre enfance, a façonné notre personnalité, nous a conduits à croire que nous étions d'abord ce qu'on nous a enseigné. Ce qu'on nous a enseigné a généralement restreint notre perception de la réalité à seulement ce qu'imposent nos cinq sens. On nous a bien souvent fait croire que n'existent de valables que les faux-semblants pailletés et ce que décrètent les tenants de la domination rationnelle radicalisée. Souscrire à ces limitations racornit notre espace intérieur, invalide toute intuition, conduit à la négation de l'invisible et de l'immatériel, risque de nous réduire de plus en plus à devenir des systèmes de type bio-informatiques, nous condamnant à une vie sans âme et, à terme, à la solitude et à la résignation.
La pandémie et tout ce qu'en disent les soi-disant "spécialistes"[7], venue à point pour secouer la léthargie mentale, la résignation, la soumission du plus grand nombre et incite à débusquer l'insignifiance des argumentations. Les pseudo-vérités proclamées, pétries de contradictions, ne font que rajouter du bruit au bruit. Croyant bien faire, nous soupesons, jaugeons, analysons, discutons et disputons parce que c'est ainsi qu'on nous a appris à fonctionner dans la recherche de ce qui est juste. Inévitablement nous nous sentons de plus en plus égarés, déboussolés. Comme l'ours que chantait Jacques Higelin, nous tournons dans une cage conceptuelle sans voir que la porte est ouverte. Cette porte, elle est en nous. Mais nous la cherchons au dehors et nous nous engageons dans des labyrinthes sans issue.
Souvenons-nous de Job. Comme Job qui fut riche puis soudain réduit à la misère, nous refusons d'accepter ce que nous considérons intolérable et injuste ; nous questionnons mais ne percevons pas de réponses. Job interpelait Dieu qui gardait le silence. Nous, nous en appelons au bon sens de ceux qui ont le pouvoir scientifique ou politique ; ils prétendent nous éclairer mais leurs réponses discordantes s'annulent. Au bout du compte tout se vaut, donc plus rien ne vaut. C'est seulement lorsque Job est contraint de détourner le regard de sa pauvreté matérielle, (parce que Dieu lui montre des oiseaux, des arbres, des nuages, l'océan…), qu'il se sent aussitôt libéré de son malheur : Dieu lui a répondu indirectement, en lui permettant d'explorer un autre "lieu", un lieu immensément plus vaste et plus lumineux que le tonneau où le mendiant révolté alimentait son malheur. Sa vision s'est élargie et l'a délivré de son incarcération physique et mentale. Nous avons ce pouvoir de délivrance. Nous disposons en nous de la faculté de respirer et de laisser notre âme se déployer. Mais il est clair que nous devons couper le lien qui nous ligote aux croyances et aux habitudes entretenues par notre mode de vie et ceux qui l'orchestrent par écrans interposés : tout, ou quasiment, semble conspirer à réduire notre espace mental, à nous précipiter dans un cachot encombré d'objets et de pensée unique où notre être véritable asphyxie. Pourtant des issues existent – si nous regardons au bon endroit.
Comment sortir de cet étouffoir ?
Ce n'est pas parce que nous sommes rivés à nos postes de radio ou de télé que nous sommes informés de ce qu'est le réel. La norme existentielle qui nous est proposée (voire imposée) nous éloigne de nous-mêmes. Être un avec soi-même suppose que nous nous habitions dans l'instant présent, ne serait-ce que l'espace d'une seconde.
Qu'est-ce que cela signifie, "s'habiter" ? Ce que nous ingurgitons sur les écrans ou ailleurs nous détourne de notre véritable identité et nous métamorphose en oies gavées, en récipients sans âme. Or nous ne sommes ni des oies ni des récipients. Pour commencer à redevenir ce que nous sommes en essence, donc créatures libres, nous avons en toutes circonstances le choix de changer notre regard et de le tourner vers la Présence qui est en nous et nulle part en-dehors. C'est sans doute la première étape à franchir pour échapper à l'attraction du champ de conscience collectif qui nous aveugle et nous rend sourds.
Les pratiquants de yoga (mais pas qu'eux) savent fort bien de quoi on parle quand on évoque la Présence ou le Témoin. Quand on a les yeux et le cœur vraiment ouverts à qui nous sommes véritablement, quand on fait l'effort de voir ce qui est (que ce soit à travers un arbre, un paysage, une œuvre d'art – tout cela est le plus facile à expérimenter[8]), on est aussitôt transporté dans un espace intime préservé, vaste, libre et apaisé.
Ce regard qui s'oblige à voir, à scruter sans rien attendre, sans analyser, sans juger, sans imaginer, nous permet d'expérimenter un état de lucidité et de paix totales. Être en état d'accueil, observer en demeurant dans l'instant, établit un lien nous unissant à l'essence même de ce qui est vu ou de qui est vu et ne laisse place à aucune pollution interprétative déformante. Voir ainsi en nous allégeant des fardeaux que nous nous coltinons depuis l'enfance (notre éducation, l'influence de nos proches, les jugements d'autrui, etc.) pour ne plus subir mais découvrir ce qui est vraiment, dans l'instant de cette observation, nous permet de redevenir vivants, de retrouver une respiration dégagée de tout ce qui nous effraie, nous fige et nous enferme. Nous nous mettons alors à exister vraiment[9].
Le Divin (quel que soit le nom qu'on lui prête) nous a créés libres de vivre dans l'ombre ou dans la lumière. Personne n'est obligé de subir ce que nous dictent notre entourage, la société et les divers pouvoirs, qui nous traitent en marionnettes… pour notre bien ! Cela est autant valable sur le plan individuel (les tyrans domestiques) que sur le plan collectif (les pouvoirs plus ou moins ouvertement dictatoriaux).
"Quel rivage veux-tu atteindre, ô mon cœur ? Réveille-toi !" dit Kabir[10]. Nous avons toujours le choix, déjà de lever l'ancre qui nous empêche de faire route là où nous voulons ; nous avons aussi le choix de plier l'échine devant les diseurs de mauvaise aventure ou bien de devenir vivant. Devenir vivant n'est vraiment possible que si nous nous raccordons à l'absolu, au "sans forme" dont nous sommes issus. Changer sa vie, son état d'esprit, son regard sur le monde, ce n'est pas aller vers autre chose que ce que nous sommes déjà, profondément. Il s'agit donc de nous tourner vers nous, d'explorer notre espace privé, de laisser émerger ce qui doit émerger et non de fuir en nous précipitant à la recherche d'un salut quelconque qui ne tombera jamais du ciel.
C'est cela l'usage que nous pouvons faire de cette pandémie. Son mérite a été de mettre à nu tous les éléments d'une équation falsifiée – en tout cas erronée – comme si notre joie de vivre, voire le sens de notre existence, dépendaient d'une résolution mathématique, scientifique ou matérielle. Augmentation du profit, subventions, vaccins, promesses électorales, mesures sanitaires, sociales, juridiques, prescriptions, recommandations, injonctions – judicieuses ou non –, appels à la raison, à la morale, au respect des forces – dites "de l'ordre" –, la solution n'est pas là. Elle est d'un autre ordre parce que la Joie est d'un ordre autre que la soumission, le panurgisme, l'inertie née du confort matériel, mental ou moral.
La pandémie a rendu évident ce qui jusqu'alors était implicite, bien présent, mais pas vraiment manifeste. Une occasion nous est offerte de refuser ce jeu de dupes, non pas en confiant notre devenir aux règles habituelles, bavardes et truquées, impuissantes, qui sont à l'origine de nos désillusions, mais en réinventant celles silencieuses et efficaces dont le pouvoir est de nous révéler à quel point nous sommes plus que ce que nous croyons être. Il n'y a rien là de nouveau.
Christiane Singer observe qu'en cas de crise, quand nous sommes dans un "état d'étouffement" deux voies occidentales sont empruntées. La première est le défoulement consistant à crier, à exprimer ce qui est jusqu'alors rentré. Ce peut être bénéfique sauf que si la violence s'en mêle, non seulement elle dessert la cause (peut-être légitime) de ceux qui la prônent, mais elle accroît cet "éclatement de l'horreur" qui, avec le concours des media, entretient et multiplie le désespoir sans aboutir à plus de fraternité. Entrer dans la confrontation brutale nous fait trop ressembler à nos adversaires.
L'autre réponse, c'est le refoulement consistant à nourrir en nous un nœud de serpents venimeux.
Enfin, le troisième modèle, venu de l'Extrême-Orient (et incarné par K. G. Dürckheim) consiste à "s'asseoir au milieu du désastre et devenir témoin, réveiller en soi cet allié qui n'est autre que le moyen divin en nous." Il s'agit en quelque sorte de se situer dans l'œil du cyclone, ce point central immobile et tranquille qui empêche la tornade de nous entraîner dans son tourbillon chaotique. Ne pas se laisser saisir par le maelström des images télévisées qui s'incrustent dans l'inconscient, ce n'est pas fuir la réalité. "Il ne s'agit pas de se désinformer mais de regarder le monde d'une autre manière", de rester le plus souvent possible en contact avec cet espace intérieur que rien ne peut violer et dont le silence nous permet de trouver l'apaisement quel que soit le vacarme ambiant. Alors, "Quelque chose en moi sait que rien ne peut m'arriver, que rien ne peut me détruire" (Christiane Singer). Cette certitude n'est pas une croyance. Elle est de nature expérimentale. En l'expérimentant la peur cesse ; et quand la peur cesse nous cessons d'imaginer le pire, nous cessons de produire des images qui alimentent cette peur et finissent par créer les circonstances qui la justifient.
Du bon usage de la respiration
Avec qui trouverait quelque peu vaine cette façon d'"agir autrement" et irréalisable ce déplacement des perspectives, il nous semble intéressant de partager le constat qu'on peut poser après lecture de l'ouvrage : 21 leçons pour le XXIe siècle, de Yuval Noah Harari (auteur de Sapiens et Homo Deus), écrit en 2018. Dans cet essai de cinq cents pages, l'auteur cherche à comprendre et à expliquer pourquoi la démocratie libérale est en crise. On peut difficilement qualifier son analyse autrement que "intellectuelle". Cependant, dans le tout dernier chapitre, il avoue qu'à l'issue de ses années d'études passées à lire et à réfléchir, il n'avait rien trouvé qui puisse mettre fin à sa frustration, il n'avait découvert aucune vérité. Jusqu'à ce qu'il rencontre un ami qui l'incite à se tourner vers la méditation – ce qu'il se décida à faire, sans trop y croire, en se trouvant un maître. Ce dernier conseillait simplement à ses élèves d'observer le va et vient du souffle au niveau des narines et ajoutait : "N'essayez pas de contrôler votre souffle […] Observez simplement la réalité de l'instant présent, quelle qu'elle soit. Quand le souffle entre, vous êtes juste conscient : maintenant le souffle entre. [idem quand il sort]. Et quand vous n'êtes plus concentré et que votre esprit se met à errer dans les souvenirs et les fantasmes, vous êtes juste conscient : maintenant mon esprit a erré loin de ce souffle." Et Harari de conclure : "C'était la chose la plus importante qu'on m'eût jamais dite." Jusqu'alors, ajoute-t-il, malgré les enseignements suivis, il ne savait rien de son esprit et avait fort peu de contrôle sur lui (sic). Bien sûr, comme tous ceux qui en ont fait l'expérience, il s'aperçut qu'il n'arrivait pas à être attentif à la réalité de son souffle pendant plus de dix secondes. Mais peu à peu, il apprit à prolonger l'observation non seulement du souffle, mais des sensations corporelles ordinaires : chaleur, tensions, douleurs... En dix jours, dit-il, il en apprit plus que durant toutes les années qu'il avait vécues jusque-là. Il est probable que le contenu de ce témoignage pourrait être partagé et confirmé par les millions de gens qui pratiquent ce type de méditation.
Précisons cependant que méditer n'exclut pas d'agir. Différentes formes de coopération, la dénonciation des abus par des éveilleurs isolés ou des collectifs courageux[11] peuvent faire évoluer le monde. Cependant il est plus aisé d'agir et de coopérer efficacement "quand on comprend l'esprit humain, a fortiori le sien – quand on comprend comment affronter ses peurs intérieures, ses préjugés, ses complexes", précise l'auteur.
Ajoutons pour terminer que si méditer ne nous amène pas à la compréhension bienveillante d'autrui – autrui qui n'est rien moins que notre semblable – il est inutile de s'astreindre à cette pratique. Sans l'ouverture du cœur on peut devenir un illusionniste, un fakir mais en aucun cas un être accompli. A ce propos et pour en revenir à Christiane Singer, l'essentiel réside dans cette ouverture aux autres : "… sous tous les visages, c'est toujours le même visiteur que j'ai devant moi : le Seigneur Lui-même, comme il est dit dans la Bhagavad Gîta. Bien sûr, je ne peux pas guérir, fêter, bercer, serrer le monde entier contre mon cœur et personne ne me le demande ! Mais je peux faire que partout où j'irai, j'aille le cœur ouvert, les yeux ouverts."
Combien de fois a-t-on entendu : "Mais quand le monde sera-t-il enfin en paix?"
Poser ce type de question c'est risquer un confinement intérieur, plus grave que celui que nous avons vécu durant la pandémie : celui de l'immobilisme mental, de la plainte stérile. Seule l'action peut briser la rigidité des ego. La plus importante des actions – sans doute la plus difficile – est celle consistant à nous pacifier intérieurement. Cela demande d'abord de nous extraire de la camisole verbale et conceptuelle qui nous empêche de respirer en nous rendant complices plus ou moins conscients de ceux qui nous la font endosser. Puis d'opérer un retournement visant à reconquérir avec énergie et douceur notre véritable nature qui ignore les désordres, les doutes et les peurs, tous les verrous qui nous enferment et nous séparent de nous-même et des autres. Le yoga est sans nul doute une des clefs permettant l'accès possible à une réalité dans laquelle les guerres intimes ou collectives n'auraient plus lieu d'être.
Gérard Duc
[1] C. Singer (1943-2007). Sa sensibilité chrétienne est inspirée des sagesses orientales. Entre autres prix, elle reçut le Prix de la langue française pour l'ensemble de son œuvre en 2006.
[2] Rappel : le grec krisis signifie "occasion favorable".
[3] Père juif non pratiquant, mère catholique, Christiane Singer "fut l'élève d'un disciple de Jung, Karlfried Graf Dürckheim, créateur d’une école de sagesse qui cherchait à intégrer la méditation zen dans la mystique chrétienne et la psychologie des profondeurs jungienne" (Valeurs actuelles 13 juillet 2007)
[4] NBIC : nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives, appelées à fusionner.
[5] La fortune des dix hommes les plus riches du monde a doublé depuis le début de la pandémie tandis que les revenus de 99% de l'humanité ont fondu, d'après un rapport d'Oxfam (lundi 17 janvier 2022)
[6] "21 000 personnes par jour meurent des inégalités" (ibid)
[7] L'ultracrépidarianisme triomphe et rend invisibles les compétences des vrais spécialistes…
[8] … mais aussi tout le reste, trivial, désagréable voire insupportable. Cela peut paraître impossible mais c'est pourtant et "expérimentalement" vérifiable.
[9] Existere : "sortir de, se manifester".
[10] Poète du XVe siècle, mystique et réformateur religieux de l'Inde, fort révéré, y compris par les musulmans.
[11] … qui seront taxés de "complotisme" par les comploteurs affichés qui ont pignon sur rue. La liberté crée forcément un désordre que refuse l'ordre de tout gouvernement.
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