Rencontre sur le Mékong

vendredi 14 janvier 2022

YOGA EN MUSIQUE ?

 

La musique en tant que divertissement ne ravit pas seulement les amateurs de variété ou les mélomanes de tous crins. Depuis belle lurette, soigneusement choisie en fonction de l'objectif visé, telle ou telle musique peut jouer un rôle social non négligeable : inciter les soldats à marcher vers la mort, les clients à dépenser plus, les noctambules à "s'éclater" et à consommer, etc. 

Il suffit d'aller sur un moteur de recherche et de taper "Musique New-Age" ou "Musique de relaxation" pour se trouver face à des centaines de sites proposant des centaines de compositions – la plupart assez médiocres. 

Les bienfaits d'une musique adaptée, sont actuellement bien repérés : elle détend, favorise le sommeil, soulage l'anxiété et la douleur. Des chercheurs en neurosciences ont découvert que certaines d'entre elles ont le pouvoir de réduire la pression artérielle, d'activer la production de dopamine. Elles seraient efficaces pour traiter certaines maladies comme celle de Parkinson, l'épilepsie, la démence sénile, etc.[1]

 

Il n'est donc pas étonnant que certains professeurs de yoga aient recours à la musique, estimant judicieux de l'imposer à leurs élèves[2], "pour leur bien".

Leurs arguments sont pleins de bonnes intentions. Voici pour exemple ce qu'il est dit sur la page https://yoga.ooreka.fr/astuce/voir/305682/musique-et-yoga, une des premières, assez raisonnable, que nous avons trouvée[3] sur ce sujet :

"Le yoga est connu pour ses bienfaits au niveau de la santé et du bien-être. Si on lui ajoute de la musique, cette dernière peut également participer à l'ambiance, tout en incitant au mouvement et au fait de lâcher prise pour mieux se reconnecter avec soi-même.

L'addition de musique dans une séance de yoga ne peut être faite au hasard et il convient de la choisir précautionneusement afin d'en retirer tous les bienfaits. Nous faisons le point.

Pratique du yoga en musique Afin de calmer un trop grand nombre de pensées qui peuvent venir perturber une séance de Yoga, utiliser la musique peut s'avérer être une solution. Elle permet en effet de :

- calmer l'esprit et donc d'avoir un mental moins actif, moins présent ;

            - se concentrer plus aisément sur l'instant présent et les messages que peut faire parvenir le corps ;

- de bouger lentement ou en rythme."

 

Hormis les arguments "objectifs" cités plus haut, ajoutons ceux, plus personnels[4], de tel(le) ou tel(le) professeur(e) qui trouve cette option "super cool" (sic)… D'autant plus cool que le choix de la musique est ouvert : « On peut utiliser tout style, de Mozart à Justin Bieber en passant par Coldplay. Ce qui vous correspond et vous inspire sur le moment. » (suit une playlist de morceaux choisis). " Ce qui vous correspond et vous inspire" dit le texte. Qui est ce "vous" sinon le professeur qui décide donc, pour tout le groupe que, par exemple, Justin Bieber inspirera chacun ? No comment. Par honnêteté, précisons cependant que, dans la même page, les bienfaits du silence sont relevés. Mais pas de bon cœur… Ainsi Delphine, professeure, déclare : « Je ne diffuse jamais de musique à texte pendant le Savasana (la dernière pose de relaxation pendant laquelle on reste allongé pendant plusieurs minutes sur le dos en laissant le corps se relâcher et s’ancrer dans le sol). » Nous voilà à demi-rassurés : pas de musique à texte – donc pas de Justin Bieber ! – durant la détente finale. Et pourquoi pas le silence total ? Quant à l'auteur de l'article, Mathieu, il avoue : "Personnellement, j’ai testé une séance de yoga avec musique issue de bruit naturels (eau qui coule, sons de la nature, cascades...) et ce genre de mélodie harmonieuse peut vous aider à apporter la petite touche finale de bien-être. Mais attention vous risquez de vous endormir !" Mathieu est observateur mais il reste évident que pour lui la seule fonction du yoga est de se sentir bien…

 

Que penser de tout cela ?

Essentiellement que la plupart des arguments en faveur de la musique durant un cours de yoga sont les mêmes qu'on pourrait avancer pour un cours de stretching ou de fitness. Ils témoignent d'un manque de réflexion et manifestent une dérive actuelle évidente. Et une dérive de poids, le yoga se réduisant à une gymnastique du corps et de l'esprit. Pourquoi dès lors ne pas trouver un vocable autre que "yoga" pour une activité qui s'en écarte de plus en plus souvent ? Si ses bienfaits sont indéniables dans les deux domaines, physique et mental, il n'a pas pour but premier d'apporter plus de confort ou, comme on dit plus pudiquement – et improprement –, de bien-être[5]. Il faut se rendre à l'évidence, la dimension spirituelle, essence même du yoga, semble oubliée dans ce yoga dégénéré. 

Il y a fort à parier que les partisans d'un yoga sonorisé ne conçoivent ou ne perçoivent ni le rôle du silence ni, a contrario, les effets perturbants d'un support musical sur une conscience qui cherche à se déployer. De fait, et c'est plus grave, ils semblent ignorer totalement la  nature de la démarche dans laquelle le yoga originel (comme celui de Patanjali) engage cette conscience…

Les plus grands maîtres indiens dont les âsana sont encore conservées par les professeurs "sonophiles", n'ont jamais accompagné leur pratique de musique alors qu'ils en auraient eu la possibilité. Dieu sait pourtant qu'elle est inspirante… Manque d'imagination ? Non, bien sûr, mais ils ne mêlaient pas tout : il y a un temps pour se recueillir en s'aidant d'un râga et un temps pour rejoindre, dans la nudité du silence, le bruissement silencieux de l'âme. Oublier ses tracas, remplacer le bavardage du mental par le bavardage – même harmonieux ­– de la musique,  se détendre, se défouler, tout cela est sans doute positif mais ce n'est pas le rôle du yoga. 

Comment pourrait-on par ailleurs "lâcher prise" (sic) que ce soit avec du Mozart ou du Metal berlinois, alors que c'est elle, la musique, qui nous prend ? Comment, grâce à elle, "se reconnecter avec soi-même" (sic) ? Et puis qu'entend-on précisément par cette expression très mode – "se reconnecter avec soi-même" ?[6]… La découverte de qui je suis, la recherche d'unité (cf. le sens du mot yoga) exige une plongée dans les profondeurs de l'être en dépassant les émotions qu'au contraire la musique vise à provoquer. Y compris une symphonie ou un kirtan indien. Même si elle favorise une certaine intériorité, la musique la plus sublime est convertie par l'oreille en messages nerveux (organe de Corti) et crée des émotions localisables dans une zone du cortex cérébral. On reste dans le corps. Ce n'est pas en soi une faiblesse, évidemment, mais le yoga vise au-delà.

 

Et le Aum, les mantra, dira-t-on ? Ne permettent-ils pas, dans certaines conditions, l'accès à cet "au-delà" du corps ? Certes, mais lorsqu'un Maître intervient par ce biais, il ne s'agit pas pour lui de créer une "nappe sonore" en vue de déstresser ses disciples ! Il s'agit d'opérer une percée souvent fulgurante dont le but n'est pas d'anesthésier mais au contraire d'éveiller à plus grand que soi. 

Une musique peut certes inspirer, affiner les perceptions, nous transcender et même nous faire changer d'état de conscience. Mais l'utiliser comme fond sonore sur lequel on plaque un cours de yoga ne valorise ni la musique ni le cours. Laissons ce type de cocktail aux supermarchés ou aux salons de massages. S'il est inspirant de "s'envoler" en écoutant Deva Premal, Anouchka Shankar ou Tina Turner lorsqu'elle interprète des chants sacrés bouddhistes ou hindouistes, il est préférable d'avancer en yoga sans une béquille musicale dont on risque de ne plus pouvoir se passer. 

 

Intégrer systématiquement la musique à un cours yoga (une "ponctuation" musicale pouvant en revanche très bien se justifier) ce serait à l'extrême se préparer à admettre ce qui existe déjà, par exemple dans ce centre de yoga de Chelsea[7] : le "yoga nu" dont la justification est "la célébration du corps et de ses différentes formes", "la confiance en soi, la connexion (encore !) avec soi-même et avec les autres"… Mais n'est-il pas vrai qu'on peut tout justifier ? Innover… tel est le moyen par lequel on se rassure, on nourrit son ego et son compte en banque. Modifier ce qui a été mis en place depuis des millénaires par des Êtres inspirés en prétendant l'améliorer est une marque de présomption inepte et stupide. Bien sûr, se recueillir silencieusement, aller vers plus de verticalité, cela ne se voit pas et n'impressionne personne ; c'est trop simple, un peu aride, donc pas très fun ni cool. Mais c'est le seul moyen permettant de pratiquer un yoga pouvant mériter encore ce nom. 

 

                       Gérard Duc



[1] De Silvia Bencivelli, journaliste scientifique in Futura-sciences, 15-12-2017 

[2] Ont-ils conscience que, dans un groupe, certains élèves puissent être dérangés et par la présence de musique et par le type de musique choisie ? Ce non-respect de la liberté des individus est-il de nature très yogique ?

[3] Nous avons vu par ailleurs cette remarque sur laquelle nous ne nous arrêterons pas :

"Bon à savoir : certains professeurs peuvent faire le choix d'utiliser des musiques plus modernes telles que le rock'n'roll, la pop ou encore la techno."

[4] Tout ce qui suit dans ce paragraphe est tiré de la page : https://www.superprof.fr/blog/playlist-pour-le-yoga/

[5] Après tout le "bien-être" peut se trouver dans une foule d'activités qui n'ont rien à voir avec l'"être" tel qu'il convient de l'entendre sur le plan philosophique ou spirituel.

[6] *Se connecter" suppose un câblage horizontal de type informatique. Un certain vocabulaire actuel, très "branché" (!), influence nos schémas de pensée en les appauvrissant.

[7] Bold and Naked Yoga de Monika Werner et Joschi Schwarz

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