Rencontre sur le Mékong

dimanche 20 janvier 2013

MICROCOSME - MACROCOSME - un couple inséparable

Notre regard voit de la multiplicité là où tout est unité


Quelles que soient les civilisation ou les époques, les traditions, bien avant les découvertes de la mécanique quantique, avaient compris que "tout est dans tout" et que, par conséquent, l'ordre du monde intègre l'humain.  Mais, à cet ordre monde, l'homo sapiens technologicus a voulu imposer ses propres lois. Ce divorce  contre-nature est inquiétant. On commence à en mesurer les conséquences.




"En vertu de la correspondance existant entre le macrocosme et le microcosme, l'homme ne saurait exercer d'action réellement bénéfique dans le monde sans se mettre lui-même en accord avec la source divine de tout bien et en accepter l'inspiration." Roger du Pasquier (Découverte de l'Islam)

Tout, dans l'Univers, n'est que jeu de reflets entre le grand et le petit. L'homme, contenu par le cosmos, contient le cosmos. Il en est même la réplique, un cosmos à petite échelle en quelque sorte : voilà ce que, dès l'Antiquité, pensaient les philosophes grecs et, avant eux, les penseurs indiens.
Je vous propose d'abord un petit tour près de chez nous (en Grèce) parce que nous sommes directement issus de cette culture…

Nos proches Anciens

Si Héraclite (540 - 460 av. J.C.) voyait en l'homme un composé de feu, d'eau et de terre, Pythagore (6ème siècle avant J.C.) affirmait que l'homme vivait au rythme du "Grand Tout", ce dernier étant doté d'une vie intelligente et d'une âme. Le mot "cosmos", en grec, signifie "ordre". C'est cet "ordre" (macro - cosmique) qu'on trouve dans le cours des astres et celui des saisons, qui, disait-on, rythme l'ordre vital (micro - cosmique), celui du travail, du repos et de la fête. Les pythagoriciens estimaient qu'avant de vouloir transformer le monde, l'homme ferait mieux de le contempler, de le méditer et de réaliser en lui cet ordre qu'il contient. Belle leçon à tous ceux qui, actuellement, pensent que le monde est un ensemble informe auquel l'homme a pour mission de donner une forme… en le transformant.

Pour Pythagore l'homme est donc au monde ce que l'œil est au corps : si mon existence microcosmique, disait-il en substance, est différente - voire divergente - de l'existence du macrocosme, alors elle n'a aucun sens ! C'est ce que saisiront très vite les musiciens et architectes d'alors pour qui beauté et harmonie trouvent leur source dans la nature. Bien avant que Goethe ne la formule, ils avaient pressenti cette vérité selon laquelle "Le beau est une manifestation des lois secrètes de la nature qui, sans l'apparition de celui-ci, nous seraient restées cachées".
Petit saut dans le temps. Platon (428 - 348 avant J.C.) reprend un peu les théories d'Héraclite : nous sommes constitués d'eau, de feu, de terre… Cependant ces éléments sont moins purs que ceux de l'Univers. Il ajoute qu'il en va de même pour l'âme qui contient l'intelligence, elle-même reflet de l'Intelligence cosmique.

Bien plus tard, les Stoïciens reprennent aussi cette idée : l'ordre du monde témoigne d'une Intelligence ; tout ordre n'est-il pas en effet le produit d'une pensée ? Voyez ce ciel étoilé, le grand mouvement des astres… N'en va-t-il pas de même des grandes actions des hommes qui apparaissent, se croisent, disparaissent selon un rythme "naturel" ? Marc Aurèle (121-180), en une parole sage, semble s'adresser à nous (adeptes du yoga ou non !) : "Je m'harmonise, ô monde, à tout ce qui est harmonie en toi. Rien ne me paraît prématuré ni tardif, de ce qui arrive en son temps pour toi." (Pensées, Ed. Les belles Lettres).

Laissons les Grecs pour nous demander si, plus proche encore de nous et de notre civilisation judéo-chrétienne, cet "effet miroir" a été intégré par l'Église des commencements… La réponse est oui. Nous passerons sous silence bon nombre de penseurs (dont Plotin qui mériterait vraiment qu'on s'y attarde) pour happer au passage cette parole de Grégoire de Nysse (335-395), père de l'Église d'Orient : "Ô hommes, quand vous considérez l'univers, vous comprenez votre propre nature !". Même regard : celui de Sainte Hildegarde de Bingen pour qui la tête de l'homme correspond au feu, la poitrine à l'air, le ventre à la terre et les pieds à l'eau…

Nombreux sont les penseurs et mystiques du Moyen âge qui percevaient ce jeu de reflets et établissaient tout un système de correspondances entre l'humain et son milieu naturel : la sphère de notre tête n'est-elle pas la réplique de la sphère céleste ? Les veines irriguant notre corps n'évoquent-elles pas les fleuves de la terre ? Et notre souffle ? N'est-il pas proche parent du vent qui caresse notre peau ? L'homme n'est pas en exil, dans cet univers ; il lui est étroitement uni. Le printemps évoque le baptême (qui est un renouveau spirituel) ; l'été le rayonnement spirituel. L'automne, avec la cueillette des fruits, nous enseigne que nous récoltons ce que nous semons (nous voici proches de la notion de karma) et l'hiver annonce la mort en vue d'une renaissance à venir… Ces mêmes mystiques chrétiens pressentaient que tout désordre physique provoqué par notre corps (la main, l'œil, la langue - parfois de vipère - etc.) place l'homme en porte à faux par rapport à l'Univers… L'Orient n'était pas loin.

Des proches plus actuels

Malheureusement ce regard harmonisant perdra très vite de son acuité - en tout cas en Occident. La faute à qui ? A Copernic ? Oui, pour beaucoup, et à tous ceux qui, à sa suite (Kepler, Galilée et autres Descartes), mettront au premier plan les lois scientifiques dont ils pensaient qu'elles libéreraient l'homme en ce sens que ce dernier n'était plus dépendant des grandes lois cosmiques. Avant eux l'homme et le monde étaient indéfectiblement unis. Après eux le monde était en état de divorce : la nature d'un côté, l'homme de l'autre ! L'un et l'autre vivraient désormais en parallèle. Chacun aurait son propre sens.

Le positivisme du XIXè siècle acheva de consommer la rupture. Nous en sommes héritiers. Quels architectes construisent encore ces cathédrales ou, plus modestement, de simples sanctuaires dont l'architecture reflète l'ordonnance du cosmos ? Quel musicien tente encore de saisir une beauté qui fasse écho non seulement aux lois acoustiques mais aux exigences d'une intériorité qui semble avoir déserté nos âmes ? A croire que l'homme ne cesse - par orgueil ? - de mettre en place les attitudes par lesquelles il se condamne lui-même à de nouveaux exils. Il oublie peu à peu ses patries successives. Comment s'étonner dès lors que nombre de penseurs contemporains, citadins coupés non seulement du cosmos mais de la nature la plus immédiate, estiment que la vie est essentiellement absurde ? Cela est vécu par beaucoup comme un manque - je pense à ceux qui n'ont plus comme lien que l'horoscope quotidien de tel ou tel magasine people par lequel, de façon pathétique, ils tentent de relier leur devenir à celui des astres…

Heureusement des voix se font entendre. Ces voix viennent parfois d'êtres éclairés, mais pas toujours. Comme si certaines intuitions pouvaient jaillir des âmes les plus obscures. Ainsi les paroles suivantes que l'ont pourrait croire nées de la plume d'un sage : "l'homme ne doit jamais tomber dans l'erreur de croire qu'il est seigneur et maître de la nature… Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et le soleil suivant des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu'elle contraint à la servir docilement ou qu'elle brise, l'homme ne peut pas relever de lois spéciales". Qui pourrait deviner que cette pensée, citée par Simone Weil (in L'enracinement, Ed. Gallimard, 1949, p. 302) est tirée de Mein Kampf ? Simone Weil (qu'on ne saurait taxer de complaisance envers le plus grand bourreau du XXè siècle) commente ce passage : "Hitler a très bien vu l'absurdité de la conception du XVIIIè siècle encore en faveur aujourd'hui […] Depuis deux ou trois siècles, on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la raison, leurs relations mutuelles. C'est une absurdité criante. Il n'est pas concevable que tout dans l'univers soit soumis à l'empire de la force et que l'homme y soit soustrait…"

Les proches d'Orient

Dans la conception hindouiste, on sait que le vrai Moi n'est ni le corps ni le mental. Il existe cependant une identité totale d'essence entre ce qui constitue ma véritable nature - l'âtman - et le brâhman (cf. par exemple la Mândûkya Upanishad) : je suis Cela. Reste à le réaliser… Cette corrélation de type nouménal se retrouve sur le plan de la manifestation. Une étroite corrélation unit l'individu au cosmos. "Le jîva est Shiva, Shiva est le jîva. Ce jîva n'est autre que Shiva" (Skanda Upanishad) Autant dire, en transposant : "Mon âme est Dieu et Dieu est mon âme"… Cela pourrait faire hurler certains mais en tout cas pas les hindouistes pour qui tout est dans tout, y compris le divin : "Le macrocosme et le microcosme sont construits exactement sur le même plan", écrit Swâmi Vivekânanda à qui les découvertes scientifiques n'étaient pas étrangères…

Dès lors l'homme n'a pas à sortir de lui-même pour connaître l'univers puisqu'il le contient. Se connaissant il peut tout connaître. Par l'introspection, il a accès aux secrets de la nature qui peuvent paraître hors de la portée des vaisseaux spatiaux les plus sophistiqués. Le sujet pensant devient donc aussi important que l'objet pensé (le réel qui nous entoure et vers lequel de nombreux scientifiques ou intellectuels ont exclusivement tourné leurs regards). De la même manière que, connaissant une boule d'argile, je connais tout l'argile, si je connais le microcosme (donc jîva, l'âme individuelle) je connais également l'âme universelle du macrocosme.

Le sage dans sa caverne et le moine dans son monastère s'enferment pour mieux s'ouvrir. Ils contemplent en eux ce que les mondes les plus éloignés semblent contenir de plus inaccessible. Si l'éveil vient, alors ils maîtrisent le "voyage" absolu sans avoir à se déplacer d'un centimètre. Ayant ôté les voiles de mâyâ, ils ont accès à la Réalité qui, une fois découverte, se révèle Une. Le miroir est brisé : il n'y a plus le réel et son reflet. Il n'y a plus que ce qui est. Microcosme et macrocosme apparaissent alors dans leur unité et l'harmonie qui en découle… Harmonie constamment présente mais que nous ne savons pas percevoir ni ressentir vraiment tant que nous sommes divisé, tant que nous n'avons pas réalisé notre propre unité.

Ce jeu permanent entre ce que nous sommes et ce qui nous entoure se retrouve évidemment dans toutes les traditions orientales. Le Feng-Shui, actuellement fort à la mode, n'est qu'une pratique née du taoïsme. Or, pour le taoïsme, nous sommes de la matière condensée ; sa cohésion est assurée par le Chi (= le prâna des Indiens).
Le confucianisme a une vision similaire (et le bouddhisme aussi) : toute la création, l'homme y compris, est concentration d'énergies célestes. Macrocosme et microcosme étant en relation constante, tout ce qui affecte l'un affecte l'autre (cf. "l'effet papillon").

Et maintenant ?

Actuellement, beaucoup se soucient des problèmes environnementaux, surtout de ceux liés à la surexploitation ou à une mauvaise exploitation de la nature - et c'est heureux. Cette prise de conscience date de la fin des années soixante… Voilà donc qu'après un engouement général et une confiance aveugle dans les seuls pouvoirs humains, sont enfin ébranlées les certitudes scientistes et que nous révisons notre conception moderne du monde : il se pourrait bien, décidément, que le destin de l'homme et celui de la nature soient indéfectiblement liés ! Il était temps de redécouvrir ce qui apparaissait dans nos passés lointains comme une évidence…

Évidence que ne partagent cependant pas ceux à qui profite cette surexploitation de la planète - à commencer par certains dirigeants économiques ou politiques… Il faut dire que sans regard intérieur nous sommes condamnés à une dangereuse myopie.  Le monde nous apparaît alors comme un kaléidoscope. Un peu à la manière de l'œil  de la mouche, notre regard voit de la multiplicité là où il n'y a qu'unité : moi et les autres, moi et le monde. Seuls les êtres libérés expérimentent cette vérité. A défaut d'être libérés et, par conséquent, de vivre continuellement dans la conscience de cette unité, nous pouvons au moins savoir que, étant morcelés, nous sommes victimes de cette illusion qui dissocie le tout[1].
Nul doute que les yoga mettent ceux qui les pratiquent sur la voie d'une nouvelle Conscience, d'une saisie unifiante - non seulement de soi avec soi mais aussi de soi avec les autres et l'univers qui englobe la totalité de ce qui est.


[1] Sans doute en est-il quelques-uns parmi nous qui ont fait l'expérience accidentelle, unique et informulable, de cette Unité. Ceux-là ne peuvent plus douter, tant l'impression (tel un coup de foudre ô combien éclairant) qu'elle grave dans la mémoire s'impose comme une certitude indestructible parce que vécue : tout est relié.

                                                                                                                        GD

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