Rencontre sur le Mékong

dimanche 26 février 2023

 

VIOLENCE – NON-VIOLENCE… PAS SI SIMPLE !

 

Exercer une force physique ou psychologique contre autrui c'est être violent. Le "Primum non nocere" latin est un précepte applicable universellement et à tout niveau – y compris, bien sûr dans le domaine du yoga.

Pour un certain nombre de philosophes comme Machiavel, la violence est présente en l'homme par nature (idem Hobbes : "L'homme est un loup pour l'homme"). Pour certains (Rousseau, Marx), elle naît de la vie en société. Alors qu'elle est parfois considérée comme indispensable et légitime à l'exercice de l'autorité de l'État donc des gouvernants (Weber), d'autres, comme Sartre, la rejettent (même si ce dernier la juge inévitablement présente dans l'interaction sociale). Des pacifistes (Kant, Derrida, Hannah Arendt) la condamnent clairement. Cela pour dire, s'il en était besoin, que les points de vue sont multiples et les arguments les justifiant, innombrables. Aussi limiterons-nous nos références au monde de l'Inde et, plus précisément à celui qui en fut l'un des modèles : Mohandas Karamchand Gandhi.

 

Précisons d'abord qu'aborder la non-violence de façon manichéenne[1] mène vite à une conception dualiste et réductrice des comportements comme nous allons essayer de le montrer. Si l'on se réfère à Gandhi, il est incontestable que toute son action avait pour socle ahimsâ, la non-violence, "arme des forts" comme il le disait, et dont l'Histoire démontra l'efficacité puisqu'elle aboutit à l'indépendance de l'Inde en 1947. Nous pourrions nous arrêter à ce constat somme toute rassurant puisqu'il préserve en nous l'image d'une figure idéale. En effet, nous avons besoins de modèles que nous admirons parce que notre part enfantine demeure et que nous ne sommes jamais tout à fait construits. Si, comme le dit Sartre "L'enfant n'est qu'un projet", il n'est pas certain que les adultes soient des "projets" complètement achevés. Aussi, comme l'enfant que nous avons été, l'adulte que nous sommes, sans cesse en devenir, a besoin d'admirer celui ou celle qui nous paraît digne sinon de le guider du moins de l'inspirer.

 

Seulement, il se fait parfois que nous avons idéalisé le modèle-père et ne souhaitons pas en voir la partie moins lumineuse qui nous ferait douter de lui – donc de nous : nous ne souhaitons peut-être pas revivre ce moment ou ce père, inconditionnellement vénéré, avec le temps, s'est révélé à nos yeux dans sa vérité : un homme, simplement, et non le surhomme jusque là perçu comme tel… C'est ainsi, qu'en y regardant de plus près, on apprend qu'à plusieurs reprises, Gandhi (dirigeant du Congrès National Indien) n'hésita pas à affirmer que certaines situations rendent inévitable le recours à la violence. Il précisait par ailleurs que "Mieux vaut être violent lorsque la violence emplit notre cœur que de revêtir le manteau de la non-violence pour dissimuler notre impuissance".

Se trouvant dans le camp des gouvernés et non des gouvernants, cela impliquait de sa part un type d'action et d'attitude très différentes de celles consistant à gérer politiquement toute une population. Les inévitables partis d'opposition, souvent, pour arriver à leurs fins, n'hésitent pas à user de la force la plus brutale. Qu'aurait fait alors ce brillant avocat s'il avait été à la tête d'un gouvernement ? Bien sûr, cette question, apparemment légitime, est inappropriée : ce leader inspiré par le divin souhaitait la répartition d'un pouvoir politique égalitairement partagé entre tous les citoyens. Non seulement il savait et affirmait que tout pouvoir corrompt mais il était conscient que détenir et maintenir ledit pouvoir dans un système politique pyramidal, implique inévitablement le recours à diverses formes de violences. L'actualité se charge hélas de nous le démontrer…

Au reste, plusieurs des comportements de l'ex-avocat pourraient heurter les extrémistes de l'ahimsâ comme par exemple le fait de considérer l'euthanasie comme un moyen non-violent de soulager un corps souffrant ; comme aussi le fait d'avoir été un temps agent recruteur de l'armée britannique à la fin de la Première Guerre mondiale avec pour argument qu'il faut d'abord connaître la violence pour pratiquer la non-violence. On sait aussi, à partir de ses écrits, qu'il jugeait les populations noires (il désignait fréquemment les noirs comme des "cafres" – terme péjoratif) comme inférieures aux blanches, indo-aryennes[2]. De même il justifiait comme étant "fondamentale" la division des Indiens en castes. Et puis, il y a également cette lettre qu'il écrivit à Hitler, et qui commence (et se termine) par "Mon cher ami…" Autant d'ambiguïtés factuelles pouvant inciter à quelque réserve quant à sa position si clairement et mainte fois réitérée concernant la non-violence.

Pour éviter de juger, gardons d'abord présent que ce mahâtmâ[3], engagé dans l'action politique, se trouvait confronté à des situations où il se devait de trancher en conscience et de prendre clairement des décisions auxquelles les sages, vivant isolés dans leur ermitage, ne sont qu'exceptionnellement confrontés… Gardons également à l'esprit les mentalités inscrites dans un contexte historique et social particulier, dans lequel il vivait et dont, malgré sa lucidité, il était inévitablement imprégné.

Quoi qu'il en soit, quand bien même certains de ses comportements paraitraient difficilement excusables, en quoi sommes-nous moralement ou spirituellement habilités à les condamner sans en avoir mesuré la nature profonde ? Tout jugement est approximatif, fragmentaire donc déficient. Aussi notre propos n'est pas de développer ni de commenter ces aspects dont il importe surtout de faire mention dans la mesure où, concernant notre sujet, ils attestent que la non-violence absolue n'appartient qu'à des êtres très rares, même pas à ceux dont les actes furent par ailleurs des exemples de courage et d'abnégation.

 

A contrario de notre propos ( = la non-violence absolue est inaccessible au commun des mortels), il n'est peut-être pas inutile de rappeler au passage que la non-violence n'est pas en soi un signe de sainteté tant qu'elle se manifeste dans les seules apparences… Elle peut s'avérer comme une marque de faiblesse, l'expression d'une peur ou d'une démission. Ne pas tuer devient de la non-violence que si je suis capable de tuer, donc d'être violent. Gandhi ne s'y trompait pas : la résignation et la pleutrerie étaient pires à ses yeux que la violence[4]. Sur un plan psychologique, la non-violence – en particulier dans les milieux spirituels – est le signe d'une agressivité refoulée : la "sérénité" jouée (inconsciemment ou non) mène à ce paradoxe d'une violence qui se retourne alors contre le sujet.

 

Par ailleurs il faut se garder de confondre expression de la colère et violence. Jésus a chassé rudement les marchands du Temple mais n'a tué personne. Cela dit, il est des violences légitimes, par exemple celles visant à intervenir physiquement contre tel humain agressant une personne vulnérable dans la rue ou le métro. Défendre le plus faible est alors une réaction saine, non préméditée, en aucun cas condamnable dans la mesure où, dans ce cas de figure, rester passif c'est se rendre complice de l'agresseur, par une forme de lâcheté aussi condamnable que la violence[5]. Bien que regrettable, l'acte violent peut donc être légitime pour éviter plus violent : comme le dit André Comte-Sponville, le choix de la non-violence "n’est pas de principe mais de circonstance"[6].

 

Nous voilà amenés à un constat évoqué au début de notre réflexion : évaluer des actes ou des principes de vie qui nous paraissent contestables est risqué ; d'autant plus si, pour ce faire, nous utilisons seulement les deux seuls plateaux d'une balance (violent/non-violent). Nous nous condamnons alors à l'erreur et tombons dans l'ornière des dualités réductrices bien/mal. Les comportements apparents ne suffisent pas à autoriser une évaluation juste des agissements d'autrui. Ils sont relativement révélateurs car les intentions qui les sous-tendent nous sont voilées et  comptent pour beaucoup dans leur pureté ou leur imperfection ; les "mauvais larrons" ne sont pas toujours ceux qu'on croit et, a contrario, des crapules séduisantes et au premier abord inoffensives peuvent être animées par des mobiles ignobles. Notre perception de la vérité, forcément subjective, est souvent éloignée de la Vérité.

La perfection absolue, même celle des modèles qui font consensus n'est donc que rarement au rendez-vous de nos attentes. Faut-il le déplorer ? Certainement pas. Cela est plutôt rassurant : quand bien même les modèles à suivre possèdent une part d'ombre c'est qu'ils sont humains et dès lors nous nous sentons leurs frères ou leurs sœurs ; rejoindre les sommets qu'ils ont atteints nous paraît alors envisageable malgré tous nos manques, nos contradictions, notre insignifiance présumée…  C'est au bout du compte un encouragement à progresser.

 

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Un sujet en lien direct avec ahimsâ, amplement abordé par Gandhi, fréquemment traité de nos jours, ne peut que nous inciter à plus de clairvoyance. Il concerne les habitudes alimentaires[7]. Sur le fond du problème et pour nous limiter à l'Occident, si on adopte de plus le point de vue d'un pratiquant de yoga, les arguments dénonçant le carnivorisme sont indiscutablement légitimes. Ne pas faire de mal aux êtres vivants est un principe que les adversaires du végétarisme ne peuvent que difficilement contester, surtout sur les plans moral, spirituel, etc. Dans le contexte hindouiste, tout est le Divin – tout est brahman. Notons à ce propos qu'il serait facile de se faire l'avocat du diable : si nous nous voulions vraiment cohérents  nous ne pourrions pas non plus nous nourrir de plantes car intervient le niveau de conscience dont beaucoup d'expériences démontrent que les plantes n'en sont pas dépourvues. L'argument, on ne peut plus spécieux, selon lequel cette conscience est moindre que celle d'un animal – fût-il un bigorneau – est irrecevable et l'honnêteté voudrait que seuls, sur ce plan, soient irréprochables les prâniques ne se nourrissant que d'air et de lumière[8].

 

Mais ce n'est pas ce seul aspect du sujet qui pose vraiment question. Dans le prolongement de notre réflexion initiale, il s'agit plutôt de nous demander dans quelle mesure il est pertinent d'aborder ledit sujet de façon bivalente comme c'est souvent le cas, à savoir si l'attitude consistant à partager les individus en deux catégories : les végétariens (simplifions en laissant de côté végétalisme, véganisme, etc.) et les carnivores (voire omnivores) ne constitue pas elle-même une forme de violence…

Même quand le discours argumentatif démontrant le bienfondé du végétarisme n'est pas rigidement binaire dans sa formulation, une première assertion implique inévitablement la seconde, son opposée. En d'autres termes si, comme c'est souvent le cas, les végétariens sont montrés comme étant dans la vérité, les autres sont forcément dans l'erreur ; que si les premier sont conscients, les autres sont bornés ; que si les premiers sont éveillés, les autres sont anesthésiés voire abrutis et ainsi de suite… En fin de compte les uns "font bien" et les autres agissent mal. On n'est pas loin de la conclusion effrayante : les uns sont des créatures exemplaires et les autres méprisables… Même si la divergence des points de vue n'est pas formulée ainsi, il n'empêche qu'inciter autrui à un comportement qui peut sembler plus juste mais qu'il n'est pas encore prêt à adopter (chacun évolue spirituellement à son rythme) ou qu'il ne le peut (par exemple pour des raisons médicales), c'est utiliser une arme regrettable et, au fond, perfide : celle consistant à culpabiliser l'autre sans le faire directement, à condamner son comportement tout en laissant croire qu'on ne le juge pas.

Si nous pouvons difficilement justifier notre carnivorisme en nous référant à celui de certaines cultures amérindiennes, chamaniques ou autres, celles dans lesquelles les chasseurs respectent les animaux consommés et les remercient du don qu'ils font de leur vie, il n'empêche que, même dans notre culture, l'intention authentiquement sincère peut changer la nature d'une démarche apparemment condamnable. Comme nous le disions à propos de la violence en général, les apparences sont trompeuses : des humains mangeurs de viande peuvent respecter ce qui les nourrit et se comporter spirituellement de façon beaucoup moins violente que des végétariens avides de pouvoir, d'argent et à l'ego dictatorial[9]. Qui sommes-nous pour trancher des situations aussi subtiles[10] ?

Emprunter autant que faire se peut la voie non-violente afin d'incarner ce que, sans forcément le savoir, nous sommes sans doute en essence et pouvons tendre à réaliser, est une démarche personnelle respectable qui se développe lorsque nous sommes "appelés". Mais tous les discours bien-pensants et manichéens – entre autres ceux concernant les différentes formes de non-violence – sont réducteurs. Proscrire sans discernement toute forme de violence ce n'est pas répondre à la nécessité de viveka, cette pratique spirituelle supposant analyse et introspection. Cette vertu, par les temps qui courent, fait cruellement défaut à une société qui semble s'enliser de plus en plus dans le marécage des jugements impulsifs et consternants de partialité. Satya (la vérité) ne s'atteint pas sans discrimination.

 

  Gérard Duc

 

Pour approfondir ce qui concerne le végétarisme et son rapport avec la spiritualité (bouddhiste en particulier) voir une analyse précise et plutôt objective : http://www.centretanagra.com/spiritualite-vegetarien-viande.html

 

 

 

 

 



[1] Attitude consistant à juger de manière simplificatrice en termes opposés de bien et de mal.

[3] "grande âme" en sanskrit – qualificatif dont il n'accepta jamais qu'on le lui attribua.

[4] "Je crois vraiment, affirme-t-il en 1920, que là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence [...] C’est pourquoi je préconise à ceux qui croient à la violence d’apprendre le maniement des armes. Je préférerais que l’Inde eût recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir, par lâcheté, devenir ou rester l’impuissant témoin de son propre déshonneur. Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence [...]" Gandhi, The Collected Works of Mahatma Gandhi, Ahmedabad, The Publications Division, Ministry of Information and Broadcasting, Government of India, 1965, Vol. 18, p. 132-133

[5] Sans basculer dans ce type de situation extrême, la lâcheté se déguise aussi en prudence ou en volonté de pondération, de respect... Elle a toujours des "raisons raisonnables" à avancer et, sous couvert de préserver l'harmonie d'une situation (politique, professionnelle ou autre) dissimule l'inavouable.

[6] A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, PUF 1995

[7] Sachant que le végétarisme ne semble pas aussi respecté en Inde qu'on le pense (20% de la population ou guère plus) et, de plus, malgré la position très ferme de Gandhi, les actions en faveur de la condition animale ne constituent pas dans ce pays un problème prioritaire. Voir https://www.leconflit.com/2021/04/ahimsa-la-question-de-la-violence-et-de-la-non-violence-en-inde-occasion-de-malentendus-entre-l-orient-et-l-occident.html

[8] Et encore… D'aucuns évoqueraient les micro-organismes que nous détruisons par le seul fait de respirer…

[9] Rappelons qu'Hitler était végétarien…

Par ailleurs quand Jésus demande "Avez-vous ici quelque chose à manger ? Ils lui présentèrent du poisson rôti et un rayon de miel. Il en prit, et il mangea devant eux."

(Luc 24:39) et : "Il fit asseoir la foule sur l'herbe, prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux vers le ciel, il rendit grâces. Puis, il rompit les pains et les donna aux disciples, qui les distribuèrent à la foule. Tous mangèrent et furent rassasiés..." (Mathieu 14:19). D'après Edmond Bordeaux Szekely, dans les années 50, qui traduisit des textes écrits en Araméen (Manuscrits de la mer Morte), Jésus aurait prêché le végétarisme.  La sagesse des Esséniens consistait en une "sorte d'hygiène de vie spirituelle et diététique (diffusée maintenant par la société biogénique internationale) à forte consonance ésotérique et écologique. Un enseignement, non dénué d'intérêt philosophique, mais qui n'a vraiment rien à voir avec la communauté juive des esséniens telle qu'on peut la connaître par les écrits découverts à la Mer Morte. A noter que dans cette mouvance, on a voulu rattacher Jésus à cette communauté essénienne et on l'a transformé en "grand initié", encore une fois dans l'esprit de l'ésotérisme théosophique... Ce Jésus-là n'a pas grand chose à voir avec Jésus de Nazareth tel que nous le présentent les évangiles." (Michel Cornuz pasteur et auteur protestant. Voir :

https://questiondieu.com/recherche-avancee/details/2/4508-l-evangile-essenien-quelle-authenticite.html#.Y1FVMy3pMlk )

[10] Seul le divin le pourrait. Cf. la Bible (Jérémie 17:10) : « Moi, l'Éternel, j'éprouve le cœur, je sonde les reins, Pour rendre à chacun selon ses voies, Selon le fruit de ses œuvres. » Notons par ailleurs que le jugement divin s'appuie sur le "fruit" des œuvres et non sur les "œuvres".

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