Notre regard voit de la multiplicité là où tout est unité
Quelles que soient les civilisation ou les époques, les traditions, bien avant les découvertes de la mécanique quantique, avaient compris que "tout est dans tout" et que, par conséquent, l'ordre du monde intègre l'humain. Mais, à cet ordre monde, l'homo sapiens technologicus a voulu imposer ses propres lois. Ce divorce contre-nature est inquiétant. On commence à en mesurer les conséquences.
"En vertu de la
correspondance existant entre le macrocosme et le
microcosme, l'homme ne saurait exercer
d'action réellement bénéfique dans le monde sans
se mettre lui-même en accord avec la source
divine de tout bien et en accepter
l'inspiration." Roger du Pasquier (Découverte de l'Islam)
Tout, dans l'Univers, n'est que
jeu de reflets entre le grand et le petit. L'homme, contenu par le cosmos,
contient le cosmos. Il en est même la réplique, un cosmos à petite échelle en
quelque sorte : voilà ce que, dès l'Antiquité, pensaient les philosophes grecs
et, avant eux, les penseurs indiens.
Je vous propose d'abord un petit
tour près de chez nous (en Grèce) parce que nous sommes directement issus de
cette culture…
Nos proches Anciens
Si Héraclite (540 - 460 av. J.C.)
voyait en l'homme un composé de feu, d'eau et de terre, Pythagore (6ème
siècle avant J.C.) affirmait que l'homme vivait au rythme du "Grand
Tout", ce dernier étant doté d'une vie intelligente et d'une âme. Le mot
"cosmos", en grec, signifie "ordre". C'est cet
"ordre" (macro - cosmique) qu'on trouve dans le cours des astres et
celui des saisons, qui, disait-on, rythme l'ordre vital (micro - cosmique),
celui du travail, du repos et de la fête. Les pythagoriciens estimaient qu'avant
de vouloir transformer le monde, l'homme ferait mieux de le contempler, de le
méditer et de réaliser en lui cet ordre
qu'il contient. Belle leçon à tous ceux qui, actuellement, pensent que le monde
est un ensemble informe auquel l'homme a pour mission de donner une forme… en
le transformant.
Pour Pythagore l'homme est donc au monde ce
que l'œil est au corps : si mon existence microcosmique, disait-il en
substance, est différente - voire divergente - de l'existence du macrocosme,
alors elle n'a aucun sens ! C'est ce que saisiront très vite les musiciens et
architectes d'alors pour qui beauté et harmonie trouvent leur source dans la
nature. Bien avant que Goethe ne la formule, ils avaient pressenti cette vérité
selon laquelle "Le beau est une
manifestation des lois secrètes de la nature qui, sans l'apparition de
celui-ci, nous seraient restées cachées".
Petit saut dans le temps. Platon (428 - 348 avant J.C.) reprend
un peu les théories d'Héraclite : nous sommes constitués d'eau, de feu, de
terre… Cependant ces éléments sont moins purs que ceux de l'Univers. Il ajoute
qu'il en va de même pour l'âme qui contient l'intelligence, elle-même reflet de
l'Intelligence cosmique.
Bien plus
tard, les Stoïciens reprennent aussi
cette idée : l'ordre du monde témoigne d'une Intelligence ; tout ordre n'est-il
pas en effet le produit d'une pensée ? Voyez ce ciel étoilé, le grand mouvement
des astres… N'en va-t-il pas de même des grandes actions des hommes qui
apparaissent, se croisent, disparaissent selon un rythme "naturel" ? Marc Aurèle (121-180), en une parole
sage, semble s'adresser à nous (adeptes du yoga ou non !) : "Je m'harmonise, ô monde, à tout ce qui est
harmonie en toi. Rien ne me paraît prématuré ni tardif, de ce qui arrive en son
temps pour toi." (Pensées, Ed.
Les belles Lettres).
Laissons les Grecs pour nous
demander si, plus proche encore de nous et de notre civilisation
judéo-chrétienne, cet "effet miroir" a été intégré par l'Église des
commencements… La réponse est oui. Nous passerons sous silence bon nombre de
penseurs (dont Plotin qui mériterait
vraiment qu'on s'y attarde) pour happer au passage cette parole de Grégoire de Nysse (335-395), père de
l'Église d'Orient : "Ô hommes, quand
vous considérez l'univers, vous comprenez votre propre nature !". Même
regard : celui de Sainte Hildegarde de
Bingen pour qui la tête de l'homme correspond au feu, la poitrine à l'air,
le ventre à la terre et les pieds à l'eau…
Nombreux sont les penseurs et
mystiques du Moyen âge qui percevaient ce jeu de reflets et établissaient tout
un système de correspondances entre l'humain et son milieu naturel : la sphère
de notre tête n'est-elle pas la réplique de la sphère céleste ? Les veines
irriguant notre corps n'évoquent-elles pas les fleuves de la terre ? Et notre
souffle ? N'est-il pas proche parent du vent qui caresse notre peau ? L'homme
n'est pas en exil, dans cet univers ; il lui est étroitement uni. Le printemps
évoque le baptême (qui est un renouveau spirituel) ; l'été le rayonnement
spirituel. L'automne, avec la cueillette des fruits, nous enseigne que nous
récoltons ce que nous semons (nous voici proches de la notion de karma) et l'hiver annonce la mort en vue
d'une renaissance à venir… Ces mêmes mystiques chrétiens pressentaient que tout
désordre physique provoqué par notre corps (la main, l'œil, la langue - parfois
de vipère - etc.) place l'homme en porte à faux par rapport à l'Univers…
L'Orient n'était pas loin.
Des proches plus actuels
Malheureusement ce regard
harmonisant perdra très vite de son acuité - en tout cas en Occident. La faute
à qui ? A Copernic ? Oui, pour
beaucoup, et à tous ceux qui, à sa suite (Kepler,
Galilée et autres Descartes), mettront au premier plan
les lois scientifiques dont ils pensaient qu'elles libéreraient l'homme en ce
sens que ce dernier n'était plus dépendant des grandes lois cosmiques. Avant
eux l'homme et le monde étaient indéfectiblement unis. Après eux le monde était
en état de divorce : la nature d'un côté, l'homme de l'autre ! L'un et l'autre
vivraient désormais en parallèle. Chacun aurait son propre sens.
Le positivisme du XIXè siècle
acheva de consommer la rupture. Nous en sommes héritiers. Quels architectes
construisent encore ces cathédrales ou, plus modestement, de simples
sanctuaires dont l'architecture reflète l'ordonnance du cosmos ? Quel musicien
tente encore de saisir une beauté qui fasse écho non seulement aux lois
acoustiques mais aux exigences d'une intériorité qui semble avoir déserté nos
âmes ? A croire que l'homme ne cesse - par orgueil ? - de mettre en place les
attitudes par lesquelles il se condamne lui-même à de nouveaux exils. Il oublie
peu à peu ses patries successives. Comment s'étonner dès lors que nombre de
penseurs contemporains, citadins coupés non seulement du cosmos mais de la
nature la plus immédiate, estiment que la vie est essentiellement absurde ?
Cela est vécu par beaucoup comme un manque - je pense à ceux qui n'ont plus
comme lien que l'horoscope quotidien de tel ou tel magasine people par lequel, de façon pathétique,
ils tentent de relier leur devenir à celui des astres…
Heureusement des voix se font
entendre. Ces voix viennent parfois d'êtres éclairés, mais pas toujours. Comme
si certaines intuitions pouvaient jaillir des âmes les plus obscures. Ainsi les
paroles suivantes que l'ont pourrait croire nées de la plume d'un sage : "l'homme ne doit jamais tomber dans
l'erreur de croire qu'il est seigneur et maître de la nature… Il sentira dès
lors que dans un monde où les planètes et le soleil suivant des trajectoires
circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne
partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu'elle contraint à la servir
docilement ou qu'elle brise, l'homme ne peut pas relever de lois
spéciales". Qui pourrait deviner que cette pensée, citée par Simone Weil
(in L'enracinement, Ed. Gallimard,
1949, p. 302) est tirée de Mein Kampf
? Simone Weil (qu'on ne saurait taxer de complaisance envers le plus grand
bourreau du XXè siècle) commente ce passage :
"Hitler a très bien vu l'absurdité de la conception du XVIIIè siècle
encore en faveur aujourd'hui […] Depuis deux ou trois siècles, on croit à la
fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et
que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de
la raison, leurs relations mutuelles. C'est une absurdité criante. Il n'est pas
concevable que tout dans l'univers soit soumis à l'empire de la force et que
l'homme y soit soustrait…"
Les proches d'Orient
Dans la conception hindouiste, on
sait que le vrai Moi n'est ni le corps ni le mental. Il existe cependant une
identité totale d'essence entre ce qui constitue ma véritable nature - l'âtman
- et le brâhman (cf. par exemple la Mândûkya
Upanishad) : je suis Cela. Reste
à le réaliser… Cette corrélation de type nouménal se retrouve sur le plan de la
manifestation. Une étroite corrélation unit l'individu au cosmos. "Le jîva est Shiva, Shiva est le
jîva. Ce jîva n'est autre que Shiva" (Skanda Upanishad) Autant dire, en transposant : "Mon âme est
Dieu et Dieu est mon âme"… Cela pourrait faire hurler certains mais en
tout cas pas les hindouistes pour qui tout est dans tout, y compris le divin :
"Le macrocosme et le microcosme sont
construits exactement sur le même plan", écrit Swâmi Vivekânanda à qui les découvertes
scientifiques n'étaient pas étrangères…
Dès lors l'homme n'a pas à sortir
de lui-même pour connaître l'univers puisqu'il le contient. Se connaissant il
peut tout connaître. Par l'introspection, il a accès aux secrets de la nature
qui peuvent paraître hors de la portée des vaisseaux spatiaux les plus
sophistiqués. Le sujet pensant devient donc aussi important que l'objet pensé
(le réel qui nous entoure et vers lequel de nombreux scientifiques ou
intellectuels ont exclusivement tourné leurs regards). De la même manière que,
connaissant une boule d'argile, je connais tout l'argile, si je connais le
microcosme (donc jîva, l'âme
individuelle) je connais également l'âme universelle du macrocosme.
Le sage dans sa caverne et le
moine dans son monastère s'enferment pour mieux s'ouvrir. Ils contemplent en
eux ce que les mondes les plus éloignés semblent contenir de plus inaccessible.
Si l'éveil vient, alors ils maîtrisent le "voyage" absolu sans avoir
à se déplacer d'un centimètre. Ayant ôté les voiles de mâyâ, ils ont accès à la Réalité qui, une fois découverte, se
révèle Une. Le miroir est brisé : il n'y a plus le réel et son reflet. Il n'y a
plus que ce qui est. Microcosme et macrocosme apparaissent alors dans leur
unité et l'harmonie qui en découle… Harmonie constamment présente mais que nous
ne savons pas percevoir ni ressentir vraiment tant que nous sommes divisé, tant
que nous n'avons pas réalisé notre propre unité.
Ce jeu permanent entre ce que
nous sommes et ce qui nous entoure se retrouve évidemment dans toutes les
traditions orientales. Le Feng-Shui,
actuellement fort à la mode, n'est qu'une pratique née du taoïsme. Or, pour le
taoïsme, nous sommes de la matière condensée ; sa cohésion est assurée par le Chi (= le prâna des Indiens).
Le confucianisme a une vision
similaire (et le bouddhisme aussi) : toute la création, l'homme y compris, est
concentration d'énergies célestes. Macrocosme et microcosme étant en relation
constante, tout ce qui affecte l'un affecte l'autre (cf. "l'effet
papillon").
Et maintenant ?
Actuellement, beaucoup se
soucient des problèmes environnementaux, surtout de ceux liés à la
surexploitation ou à une mauvaise exploitation de la nature - et c'est heureux.
Cette prise de conscience date de la fin des années soixante… Voilà donc qu'après
un engouement général et une confiance aveugle dans les seuls pouvoirs humains,
sont enfin ébranlées les certitudes scientistes et que nous révisons notre
conception moderne du monde : il se pourrait bien, décidément, que le destin de
l'homme et celui de la nature soient indéfectiblement liés ! Il était temps de
redécouvrir ce qui apparaissait dans nos passés lointains comme une évidence…
Évidence que ne partagent
cependant pas ceux à qui profite cette surexploitation de la planète - à
commencer par certains dirigeants économiques ou politiques… Il faut dire que
sans regard intérieur nous sommes condamnés à une dangereuse myopie. Le monde nous apparaît alors comme un
kaléidoscope. Un peu à la manière de l'œil
de la mouche, notre regard voit de la multiplicité là où il n'y a
qu'unité : moi et les autres, moi et le monde. Seuls les êtres libérés
expérimentent cette vérité. A défaut d'être libérés et, par conséquent, de
vivre continuellement dans la conscience de cette unité, nous pouvons au moins
savoir que, étant morcelés, nous sommes victimes de cette illusion qui dissocie
le tout[1].
Nul doute que les yoga mettent
ceux qui les pratiquent sur la voie d'une nouvelle Conscience, d'une saisie
unifiante - non seulement de soi avec soi mais aussi de soi avec les autres et
l'univers qui englobe la totalité de ce qui est.
[1]
Sans doute en est-il quelques-uns parmi nous qui ont fait l'expérience
accidentelle, unique et informulable, de cette Unité. Ceux-là ne peuvent plus
douter, tant l'impression (tel un coup de foudre ô combien éclairant) qu'elle
grave dans la mémoire s'impose comme une certitude indestructible parce que
vécue : tout est relié.
GD
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