L'argent n'a pas de prix. Et le bonheur ?
L'argent est plus que jamais la mesure de tout, y compris celle de notre bonheur - croit-on. La "logique du fou" gouverne notre monde : nous pouvons l'enrayer...
Il fut un temps, avant la révolution industrielle du
XIXe siècle, où l'on pouvait se considérer heureux lorsqu'on possédait de quoi se loger, se vêtir et se
nourrir.
Ces besoins fondamentaux étant actuellement comblés,
les exigences ont franchi plusieurs seuils, leur point commun étant leur
constante incapacité à procurer un contentement durable. Aussi, le bonheur tel
que l'envisage notre époque est presque exclusivement dépendant de l'économie
de consommation. Je suis heureux à condition que mes revenus me permettent de
posséder davantage ou de renouveler sans cesse ce que je possède déjà. Je suis
heureux si je satisfais le besoin né de mon désir d'acquérir tel ou tel objet
comme ce salon, cette voiture, cet ordinateur que je garde un certain temps
puis que je jette parce qu'un autre salon, une autre voiture, un autre
ordinateur plus séduisants sont lancés sur le marché.
Je devrais être satisfait d'avoir un salon, une
voiture, un ordinateur. Je pourrais m'en contenter, gardant le souvenir
émerveillé de la première fois où j'ai utilisé ces objets. Que s'est-il donc
passé pour que cette première joie s'émousse jusqu'à disparaître ? Mon salon
est pourtant en bon état; ma voiture fonctionne bien; mon ordinateur me rend les
mêmes services qu'à ses débuts… D'où vient qu'ils ne me suffisent plus ? Force
m'est de constater que ces objets ne sont en rien responsables de mon
insatisfaction mais que quelque chose se produit en moi qui me pousse à vouloir
sans cesse plus et mieux (un "mieux" trompeur parce qu'il est en fait
de nature quantitative).
La notion de prix remplace celle de valeur. Pris
dans le processus inéluctable de la consommation (acheter, jeter) nous
finissons par tout ramener à des estimations chiffrées.
Ce qui est valable pour les biens de consommation
(les loisirs, le confort en général, tout ce qui est directement relié au
matériel) l'est également pour d'autres réalités moins concrètes.
Il suffit de suivre l'actualité : les procès intentés aux médecins, aux élus de tous niveaux et même
aux divers professionnels de tous les secteurs, démontrent bien que nous
agissons de plus en plus comme des clients. J'achète donc j'exige d'être
satisfait. J'achète de la sécurité. Je paie pour ne pas subir les imprévus
qu'imposaient jusqu'alors les circonstances hasardeuses dont j'acceptais les
aléas. Ce n'est plus la faute de la tempête si l'arbre a écrasé deux
malheureuses victimes : c'est le maire le coupable. Ce n'est pas l'avalanche ni
le torrent les responsables : c'est le directeur de la station ou le patron du
camping. Un accident n'est plus le résultat d'une conjonction de circonstances
malencontreuses : il faut sinon des coupables du moins des responsables contre
qui se retourner et qui devront payer le prix fort - comme si la mort d'un
proche pouvait se chiffrer en monnaie. Comme si une voix disait en moi "Je
serai triste, soit, mais cette tristesse sera compensée par une somme
d'argent". Nous accordons aux sentiments un prix de plus en plus sonnant
et trébuchant.
Les exemples ne manqueraient pas s'il fallait
démontrer que l'argent est devenu la commune mesure de tout, y compris de ce
qui n'a pas de prix. Il suffit de voir la lutte sans merci que se livrent ceux
qui divorcent : les beaux serments d'amour éternel, d'indéfectible fidélité que
promettaient les lettres échangées font place au marchandage abject, aux
calculs sordides : tant d'euros pour ta froideur, plus tant d'euros pour tes
longues absences, plus tant d'euros pour les insultes, plus tant d'euros pour
l'enfant… Je serai seul(e), résigné(e), déçu(e), frustré(e), mais tu paieras.
Je serai une pauvre âme mais grâce à ton argent j'aurai plus de biens. Je sais
bien que l'un ne peut compenser l'autre mais ce que mon cœur ne vivra plus mon
corps en jouira. A défaut d'être, j'aurai. Car c'est ainsi que nous sommes :
nous voulons décrocher des étoiles mais sans prendre la peine de grandir. Alors
nous rampons : dans la boue il y a parfois de la verroterie qui scintille.
C'est moins beau mais ça fait illusion.
Si nous perdons ce qui fait la valeur de la vie (un
sourire, une parole aimante, le pardon d'une faute, d'une erreur, un acte
gratuit) nous sommes condamnés au mercantilisme sclérosant. Le bonheur ne
s'achète pas parce qu'il n'est pas du domaine de l'avoir. Et pourtant jamais
société n'a autant étalé cette équation (avoir = bonheur) sur les murs que
notre société habille. Une société réduite à la vente et à l’achat. Nous avons
beau garder toute notre vigilance, lutter contre ce raz de marée n'est pas
commode. Les marques des habits se portent à l'extérieur, les enfants, à
l'école, comparent leurs baskets, leur trousse, leur cartable (enfin, ce qui
s'appelait ainsi), négocient tel jeu, telle console. Les professeurs feraient
fortune en vendant les meilleures notes aux plus offrants… Tout est pensé,
conçu, étalonné en termes de marché.
L'éducation suit ce courant pervers, mais aussi la
formation scolaire. Les gouvernements manipulent les programmes, le contenu des
examens, en fonction des besoins de l'économie. A tel point que les sections
littéraires ou artistiques (qu'aucun ministre
de l'Education nationale n'a encore osé supprimer même si M. Allègre
déclara la philosophie matière superflue) sont considérées comme des pis-aller.
Quel peut être le niveau de conscience d'une nation qui n'engendre que des
financiers, des calculateurs, des faiseurs de bilans et de courbes de
rentabilité ?
Que peuvent attendre de notre Occident les pays du Sud à
qui des organismes comme le FMI ou le GATT dictent la bonne conduite à suivre
dans des raisonnements où il n'est question que d'argent - jamais d'hommes ?
Où est la solution ?
Si nous pouvions accuser tel
mouvement politique, tel parti, telle administration, tel pays, la solution
paraîtrait plus à portée. Seulement personne n'est vraiment responsable et, en
même temps, tout le monde - ou presque. Analysant dans son petit ouvrage J'accuse l'économie triomphante (Le
Livre de Poche n°14775), Albert
Jacquard, après avoir démontré la manière absurde et barbare dont sont cultivés
les sols, ajoute ceci : "A chaque
stade pourtant chacun a agi dans le sens d'une amélioration : les agronomes ont
sélectionné avec compétence des hybrides nouveau plus performants; les
chimistes ont fait appel aux techniques les plus fines pour mettre au point des
produits plus efficaces; les cultivateurs ont eu le courage d'accepter le jeu
du progrès et de modifier les techniques ancestrales; les représentants du
gouvernement les ont félicités de leur audace et ont soutenu leurs efforts à
grand coup de subventions. Chacun a fait ses calculs; la conclusion était
claire : pour améliorer la rentabilité, pour rester compétitif, il fallait agir
ainsi. Le raisonnement de chacun était fondé; mais l'addition de plusieurs logiques rigoureuses, chacune dans son
cadre, peut aboutir globalement à une logique de fou. Qui s'est trompé ?
Tous sans doute, en prenant pour fondement de leurs décisions les mots clés
devant lesquels chacun se prosterne : concurrence, rentabilité, compétitivité.
Or ces mots ne sont définis qu'à l'intérieur des limites d'une entreprise; leur
sens se transforme ou même disparaît lorsque l'on applique ces concepts à une
collectivité humaine." (p. 68)
Individu ou collectivité vivent les mêmes processus
tant qu'ils s'arrêtent aux intérêts immédiats, si possible chiffrables. Il
serait donc malvenu d'accuser le "système" puisqu'il est ce que nous
en faisons. Des voix se font entendre, des éclairs de conscience brillent
parfois ici ou là, des groupuscules agissent, tentent d'enrayer ce mouvement
fou. A chacun de choisir son mode d'action. Mais si nous n'avons pas l'esprit
militant, il nous reste dans cet enchevêtrement de fils qui nous entravent et
que tirent ceux à qui profite le système, la liberté de dire non. Personne ne peut m'obliger à
acheter un plus beau salon, une voiture plus luxueuse, un ordinateur plus
performant. Personne ne peut me contraindre à acquérir des réflexes de
consommateur aveugle. Une fois de plus, la seule action qui vaille est l'action
solitaire ou plutôt individuelle. Trois individus déterminés qui seraient pris
pour modèle par trois autres et ainsi de suite, auraient tôt fait de mettre en
place un monde plus juste. Aucune objection ne peut résister à cette vérité -
la seule en fait dont je puisse être certain puisque je peux la vivre ici et
maintenant si je le désire.
GD
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