Mettre fin à la peur, c'est assurer notre liberté d'action.
Tous nos actes, ou presque tous, sont "pilotés" par nos peurs. D'abord en prendre conscience pour, ensuite, échapper à ce cercle infernal... C'est possible.
L'équilibre
physique de mon corps debout est le résultat d'incessantes compensations
musculaires réagissant aux déséquilibres inhérents à cette position dans l'espace.
Mon
équilibre psychique est du même type : un déploiement constant de stratégies
par lesquelles je compense mes déséquilibres psycho-mentaux.
Nous
sommes constamment en perpétuelle recherche de sécurité physique mais aussi
psychologique et spirituelle.
Sécurité physique
Mes
parents m'ont transmis – et je transmets à mes enfants – d'innombrables mises
en garde parfois non verbales mais aussi clairement formulées : "Fais
attention !" Cette attention-là, on ne l'entend pas comme "Sois attentif !" mais comme :
"Méfie-toi ! Méfie-toi du feu, des
voitures, du chien, du voisin…"
Certes,
ces avertissements sont l'expression d'une intelligence. Mais cette façon de
dire n'est-elle pas une façon d'inoculer la peur ? Ne serait-il pas préférable au
moins de formuler autrement la même demande : "Sois dans l'attention, dans
la vigilance : observe la route avant de traverser, observe ce que peut le feu,
le vide, le chien, etc." ?
Sécurité psychique
Mes
échecs. Cette histoire d'amour interrompue douloureusement… Me voilà immergé
dans la peur de la prochaine rencontre : "Je serai plus prudent ; on ne m'y reprendra pas deux fois : j'ai appris
à me méfier…" Le cortège des peurs s'ébranle parce que j'ai projeté le
passé dans l'avenir.
Souvenir
d'une maladie, peur de la prochaine. Souvenir de l'agression verbale de ma
mère, du jugement cataclysmique d'un professeur : peur de la prochaine
agression, des prochains jugements. Souvenir d'une privation, d'une frustration
: peur des manques à venir…
Peur
des monstres intérieurs (jalousie, colère…), monstres qui deviennent dangereux
et m'inhiberont à jamais parce que je leur donne ce pouvoir de m'effrayer.
Peur
de ma peur… Paralysie. Je n'ose plus être moi, je n'ose plus agir spontanément,
je me méfie de tout et de tous… Je me paralyse peu à peu, me raidis, deviens
taciturne, voire asocial.
Sécurité spirituelle
Je
me sens seul sur cette terre. Déréliction. Sentiment du non-sens de la vie.
Peur du néant intérieur, du gouffre… Refuge de la religion, recherche d'un
groupe qui prenne en charge mon malaise (groupe de gentils ou de voyous, ou d'extrémistes politiques, religieux,
militaires, etc.) Soumission à un "maître". Secte-maman de substitution.
Méditation comme on ingère une drogue. Qu'est devenue ma liberté ? Comment
prétendre me "libérer" en me rendant aussi dépendant de ce qui n'est
pas moi ?
Ninjas et caméléons
Les
peurs les plus traitres et agissantes sont les invisibles, celles dont je ne
soupçonne même pas l'existence.
Invisibles
parce que, sans m'en rendre compte, je les désire telles. Parce que l'idée de
leur présence m'effraie trop et que je les renvoie au plus profond de leur
tanière, dans la pénombre du subconscient ou la nuit de l'inconscient.
Si
je les pressens, je les travestis pour qu'elles se fassent caméléons et passent
inaperçues, prenant la coloration de mes "qualités" : je suis ponctuel
(parce que j'ai peur que mes retards soient mal jugés) ; je suis travailleur
(parce que j'ai peur de l'échec ou du chômage…) ; je suis aimable, même un peu
trop, sans discernement (parce que j'ai peur du conflit) ; je suis respectueux
(de peur qu'on me manque de respect) ; je suis pieux (parce que j'ai peur de
l'enfer) ; amical (par peur de la solitude), etc.
Mais,
objectera-t-on, je puis être ponctuel, travailleur, aimable, respectueux, etc.
par souci de l'"action juste", c'est bien autre chose, cela, non ?
Cette
objection confirme notre postulat de départ : nous nous voilons la vérité, nous
maquillons notre fragilité derrière de belles apparences dont nous aimerions
qu'elles constituent notre terreau existentiel.
Si mes actes "positifs" n'étaient pas dictés par des peurs souvent
informulées, j'ignorerais les perturbations qu'elles provoquent : doute,
colère, soins que j'apporte à être bien "intégré" dans mon groupe,
mon école de yoga, mon environnement amical, ma classe sociale, mon parti
politique, mon milieu professionnel, mon quartier, ma ville, etc.
En
un mot, si la peur n'était pas compagne de la plupart de mes actes ou de ma
manière d'être, il n'y aurait jamais "réaction", mais seulement
"action" (Voir dans ce blog
"Billets doux / durs n° 7). A chacun de s'examiner honnêtement :
j'agis ? Ou je réagis ? Très (trop) souvent, je réagis. S'il n'y avait pas de
peur, il n'y aurait jamais réaction mais action pure.
N'êtes-vous pas pessimiste ?
Du
tout ! ou alors le médecin qui détecte en nous une maladie est un pessimiste !
La vérité n'est pas toujours agréable quand elle ôte les illusions, mais en
même temps elle offre la possibilité d'une remise en ordre, d'une guérison… Libre à chacun de choisir : les gentils
mensonges qui masquent la réalité et tant pis si je vis malade et si je meurs
idiot ; ou bien la conscience d'être malade et la possibilité d'agir pour moins
souffrir, voire pour me guérir. Et
mourir quand même, sans doute, mais dans la conscience de ce qui EST – ce qui facilitera
d'ailleurs grandement le moment du "passage", moment où la peur
suprême surgit, enrichie de toutes celles qu'on a niées… Faire l'autruche, à ce
moment, est impossible.
Comment alors se guérir de la peur ?
Comment échapper à ce processus ?
Déjà,
dans un premier temps, accepter sa présence ! La débusquer, partout où elle se
cache. Arracher les masques, le plus possible, dès qu'on y pense. Mettre à jour
le mécanisme, les ruses du mental, ses déguisements, afin de percevoir l'arnaque
! Percevoir nos peurs, c'est les mettre
à distance. C'est constater que si ce mécanisme trompeur de protection est
en moi, il n'est pas moi. Dès que je le démonte, ce mécanisme, je ne suis plus
en lui, forcément. Il se poursuivra, sans doute mais je ne l'alimenterai plus
comme avant, parce que je ne m'identifierai plus à lui. Je comprendrai par exemple que ce n'est pas la solitude, pas la
maladie, pas la mort qui m'effraient, mais les images que je m'en fais.
Et ensuite ?
Cette
peur, enfin reconnue, regardée bien en face, vais-je essayer de la fuir ? C'est possible, mais pas à plein temps
! Me saouler de whisky, de succès mondains, d'argent, de travail, de stages de
yoga, cela peut aider à oublier. Mais derrière les parfums, y compris celui de
l'encens, l'odeur du cadavre persiste…
Vais-je alors essayer de la dominer ?
Serrer les dents ? M'imposer des ascèses (des tapas[1])
? On peut facilement chasser une mouche. Mais la peur est un sentiment : on ne
chasse pas un sentiment par la force – on peut l'endormir pour un temps, mais
il se réveille.
Alors, il n'y a rien à faire ?
Je
ne peux lutter contre un ennemi (en tout cas ce que je ressens comme tel) dont
j'ignore qui il est vraiment.
Je
vais donc d'abord essayer de comprendre la véritable identité de ma peur. Pas
de mes peurs, car en fait, à la
source de toutes ces peurs qui me harcèlent, il n'y en a qu'UNE. Comme des
radicelles qui se greffent sur une seule racine. Ou les tentacules d'une
pieuvre répondant à un même cerveau. Peur de la mort, de la solitude, du
gendarme, des araignées… sont TOUTES l'"expression d'une peur centrale" Krishnamurti), donc les
différentes modalités d'une réalité unique. C'est le visage de cette "peur
centrale" que je dois dévoiler et reconnaître.
Comment reconnaître cette "peur
centrale" d'où naissent toutes les autres ?
Par
l'attention. Non seulement aux objets de la peur (solitude, serpent,
concierge…) mais à la peur elle-même. En essayant de la saisir dans sa
nature même. Cela est difficile parce que nous vivons dans la fragmentation :
j'aime cela un jour, et le lendemain j'aime le contraire, je me conduis
bravement, puis en lâche, etc.) Or la fragmentation ne peut distinguer la
globalité – même pas en raisonnant.
Nous sommes dans une impasse, alors ?
Oui
si nous nous obstinons - par paresse - à fonctionner comme nous fonctionnons habituellement ! Habituellement
notre pensée fonctionne comme le balancier d'une horloge : un coup à gauche, un coup à droite et jamais
de façon stable au centre… Comprenons : ma pensée est dans le passé (hier),
puis dans le futur (demain), rarement immobile au centre du présent, pourtant la
seule réalité dont je puisse témoigner puisque je la vis en ce moment-même…
Si
j'apprends (puisque cela ne nous est pas habituel) à être attentif, à être
présent à la réalité de l'instant que je vis, là, maintenant, tout de suite, il
n'y a plus aucune place pour la peur. La peur n'existe plus ; on vient de dire que
la peur naît de ma pensée qui projette dans le futur ce qu'elle a (souvent mal)
appris du passé.
Un exemple ?
Quand
j'ai évité d'un coup de volant l'enfant qui se précipitait devant ma voiture,
je n'ai pas eu peur sur le moment. Je vivais dans l'attention de tout ce que
mon cerveau captait pour que ce coup de volant soit efficace. Pas de place pour
la peur. Celle-ci est venue après, avec le souvenir de tout ce que représente un
enfant heurté par une voiture. Autant dire qu'à ce moment j'ai peur de quelque
chose qui n'existait pas dans ma réalité vécue, présente. Je suis le jouet
d'une projection mentale, d'une fausse réalité, un fantôme, un film catastrophe…
Mais si vous aviez heurté l'enfant et qu'il
meure ?
Il
n'y aurait pas eu davantage de peur sur le moment. Après, oui, des peurs
tournées vers l'avenir (mais toujours reliées à ce que je sais – ou crois savoir – donc reliées à mon expérience du passé). Notons que si la peur s'installe avant
l'apparition d'un danger, elle intensifie ce danger et les risques d'en être
dépendant donc d'agir de façon erronée.
Donc la pensée (qui nous tourne vers le
passé ou vers le futur) est un obstacle
? Nous sommes en plein paradoxe !
La
pensée n'est pas un obstacle en soi. Il ne s'agit pas d'y mettre fin, contrairement à ce qu'on entend parfois. C'est
grâce à elle que je peux aller vers plus de compréhension de ce qu'est la
réalité de la peur – à commencer par la mienne. C'est son fonctionnement qui
est à revoir : elle est soumise à une foule d'impressions, à des
"fluctuations" qui brouillent tout, des "états
d'âme", des souvenirs que je juge "bons" ou "mauvais"
et qui me malmènent sans cesse.
C'est
pourquoi il me faut préalablement discipliner cette pensée, travailler "en
amont" en quelque sorte – après avoir fait suffisamment sa connaissance,
comme le Petit Prince avec le renard. Pour faire sa connaissance, il s'agit de
l'apprivoiser - sans violence donc, ne pas me dire "Qu'est-ce que tu
es obtus, têtu, nul, etc." mais observer : "Tiens ! j'ai dit ceci !
pourquoi ? Et cette tristesse que je ressens, elle vient de quoi ? etc."
L'approche
peut être longue, la suite dépend de la qualité de ma non-résistance (accepter
ce qui me fait mal, froisse mon ego…), de ma patience (j'ai toute la vie et peut-être d'autres devant moi, pas de panique !), de la ténacité et de ma fermeté dans
l'effort, peut-être aussi de ma capacité à m'en remettre à Ishvara (ce Qui est plus grand que moi…) C'est Patanjali qui nous
explique cela…
Mais il est difficile de toujours
s'observer en train de penser…
Nous
sommes tellement habitués à fonctionner à partir des schémas préétablis
(éducation, environnement humain, famille, école…) que nous agissons par
automatismes erronés (non "naturels" mais acquis). Il s'agit donc de
nous rééduquer. Cette manière de s'auto-observer devient assez vite une seconde
nature.
Je vois venir l'objection : se regarder le nombril ? Réponse à
l'objection : Oui, se regarder le nombril ! Comprendre comment je suis
fabriqué, comment je fonctionne. Le temps qu'il faudra. Quand je saurai comment
tout cela s'articule, comme par enchantement, je constaterai que mon regard n'a
plus besoin de ce nombril : il sera spontanément tourné vers celui des autres !
Le yoga, la méditation, quelle place dans
cette démarche ?
Une
place centrale ! Le yoga consiste justement à "mettre un terme aux
fluctuations du mental" (Yogaś
citta-vritti-nirodhaḥ). Autant dire qu'il est la voie par excellence pouvant mener
à la compréhension de notre véritable nature. Quand le mental fait silence, la Réalité (pas la réalité que nous prenons pour Elle) se révèle – comme le Renard que
seul le silence incite à se montrer.
Pour
faire silence, je dois m'asseoir, ne plus bouger, me taire, attendre et
observer, sans crispation, sans impatience…
Et
la peur, là-dedans ? Nous ne l'avons pas oubliée ! En effet, si, par le silence
du mental, nous réussissons à voir notre réalité pour ce qu'elle est
(répétons-le, nous vivons dans l'illusion et dans l'agitation qui
l'entretient), il n'est plus de place pour la peur puisqu'elle une illusion du
mental.
Evidemment,
faire cesser les fluctuations du mental, ce peut être le travail de quelques
secondes ou celui d'une vie… Mais cela ne doit pas… effrayer ! Car petit à
petit, même si je ne deviens pas semblable à ce Maître que j'admire tant, les
tigres disparaissent peu à peu, leurs contours s'estompent et, à leur place, se
dessinent de gentils renards, jusqu'à ce que, finalement, il ne reste plus
aucun animal à apprivoiser… Même si je ne suis pas installé dans cet état de
non-peur absolue, réservé aux grands Sages, je me sentirai beaucoup plus libre,
moins manipulé par des forces qui me dépassent et me paralysent parfois. Dans
tous les cas le jeu en vaut la chandelle – une chandelle qui diffuse toujours
plus de lumière.
GD
[1]
Attention, il ne s'agit pas de se goinfrer d'amuse-gueules ! Dans le yoga, en
sanskrit donc - तपस्
- il s'agit d'"austérités" ; chez Patanjali, c'est un des 5 niyama
(tout cela est expliqué dans ce blog)
RépondreSupprimermerci pour cette réflexion encourageante.
je pense, j'existe... et Descartes.
Il est encourageant de constater que tu juges cette réflexion... encourageante ! Mettre fin à l'illusion dans laquelle nous vivons presque tous peut en effet apparaître comme une tâche tellement hors de notre portée qu'on s'en détourne par manque de conviction ou de courage ou, tout simplement parce que "aménager" la "misère" (là c'est plus Pascal que Descartes !) de notre condition nous paraît suffisant - un pis aller en quelque sorte. Mais si on a, ne serait-ce qu'une seule fois, accédé à notre véritable état, il devient quasiment impossible de se satisfaire de celui dans lequel on évolue ici-bas.
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