Passer sous silence
l'influence que le sexe exerce dans la pratique intensive du yoga est une
aberration
Le sexe est le moteur du monde. Facteur d'équilibre ou de déséquilibre, aide ou obstacle, tout dépend du rôle qu'on lui fait jouer.
Le
rôle de la vie sexuelle varie suivant le contexte dans lequel est placé
l'individu. Si bien qu'en parler sans tenir compte dudit contexte conduit à des
généralités dont l'intérêt, pour réel qu'il soit, n'aurait que peu de rapport
avec notre blog. C'est
pourquoi nous limiterons nos considérations au domaine du yoga. La sexualité y
joue un rôle extrêmement important, même s'il est assez rare que cet aspect
soit abordé. Pourtant, faire comme si la pratique du yoga pouvait exister
en-dehors de cette réalité essentielle est une réelle aberration.
Nous
avons choisi de délimiter le champ de nos réflexions en reprenant le cadre
intéressant pour lequel Dennis Boyes optait
dans son ouvrage Le yoga le couple et la
société (Dervy-Livres, 1988). Il distinguait trois situations évolutives :
le
don-juanisme,
le
couple,
la
solitude
Ces trois situations peuvent être chronologiques
:
la jeunesse expérimente son pouvoir de
séduction,
la maturité aboutit souvent à une vie en
couple
et la vieillesse implique plus ou moins la
solitude.
Vues dans cette succession, ces trois états ne
sont pas sans rapport avec les quatre âshrama
(stades de la vie) hindouistes (voir article de ce blog traitant ce sujet). Mais ils peuvent aussi ne pas s'inscrire
dans une telle continuité : la vie de couple n'est pas inévitable et il existe
des vieillards continuant à fonctionner comme des Don Juan. De même, surtout
dans le domaine du yoga vécu comme quête spirituelle, la "solitude"
peut intervenir bien avant l'âge de la "retraite". Dans tous les cas,
les trois états en question "correspondent
à des degrés d'éclaircissement et de liquidation des problèmes psychologiques"
(Dennis Boyes). Ces problèmes sont en étroite liaison avec la sexualité.
L'ordre d'apparition de ces trois états ne
change rien à leur implication sur le plan sexuel, sachant que le plus crucial,
celui qui concerne le yogi le plus avancé comme le chercheur à mi-temps, est
celui de la solitude. En effet celle-ci
s'impose vite à qui se livre à un travail
sur soi, comme on dit, y compris dans le cadre d'un couple… Et, comme nous
le verrons, ce n'est pas sans poser des problèmes certes surmontables mais
souvent délicats…
Le
don-juanisme
Le
donjuanisme révèle une incapacité : passer du stade esthétique au stade éthique
de la relation ; il témoigne aussi de la peur de s'engager, d'aller au-delà
d'un certain niveau de communication avec le (ou la) partenaire. Nous n'irons
guère plus avant dans l'analyse de cet état, sachant que ses caractéristiques
ne présentent pas un contexte favorable au pratiquant de yoga, sauf si celui-ci
est suffisamment vigilant, conscient, pour laisser le "Témoin" de
Patanjali, ( = Conscience supérieure, non affectée par les vicissitudes
affectives, et qui observe de façon neutre, juste et impitoyable) s'exprimer en
lui et mettre un terme aux conquêtes incessantes de nature névrotique. Il y
a en effet un moyen-terme entre la démarche du jeune-homme qui a besoin
d'expérimenter, d'apprendre et ce celui qui, en proie à une forme
d'addiction, bascule dans la réitération incessante de conquêtes éphémères.
Notons
au passage que certains professeurs de yoga – ce qui est pour le moins
inadéquat avec ce choix de vie – tirent parti de l'éventuel prestige qu'ils
exercent sur leurs élèves pour les séduire sexuellement. Autant dire qu'ils
sont en pleine déviance et que leur démarche est devenue pour eux non pas un
chemin d'éveil mais le moyen de compenser les peurs qu'ils nourrissent (nous y
reviendrons). Sans compter que le don-juanisme, excluant toute recherche de
communion (voire de communication) avec l'autre alors réifié, on ne voit guère
comment cette attitude pourrait être compatible avec le yoga, dont l'étymologie
du mot et le sens qu'il recouvre supposent une mise en relation étroite et
profonde avec autrui.
La vie de couple
La
vie à deux exige une plus grande maturité. Elle peut révéler des problèmes
passés inaperçus dans le don-juanisme mais protège contre ceux, liés au besoin
affectif, à la sexualité, qui apparaîtraient si l'individu vivait seul.
Deux
cas de figure fréquents (le second surtout) se présentent alors.
Soit
la recherche de communication va l'emporter, la découverte des identités de
chacun, la quête d'une relation évolutive, la compréhension mutuelle, l'ouverture à
l'autre dans le développement de soi.
Soit
une divergence apparaît et tout se complique alors. Cette situation fréquente
surgit lorsqu'un des deux conjoints n'adhère pas à la démarche yogique de
l'autre, et parfois-même s'y oppose, se sentant délaissé, voire abandonné et
même trahi… L'un des deux partenaires cherche alors la rupture. Cette rupture
n'est pas, loin de là, le fait de l'"exclu". Elle est souvent
provoquée par celle ou celui dont la recherche de nature spirituelle est
devenue une priorité nécessaire à son existence. Sans même qu'il nourrisse de
rancœur particulière face à l'incompréhension éventuelle de l'autre, le chercheur
ne se sent plus en phase, et l'espace du couple ne produit plus l'intimité
nécessaire à son existence. La relation se distend, parfois jusqu'à la rupture
sexuelle, en tout cas sur le plan de la connivence affective. Frustrations
réciproques (de nature différente), insatisfaction croissante, impossibilité
d'entrer dans un mode de vie pleinement épanouissant, chacun s'éloigne de plus
en plus de son partenaire.
Le
chercheur peut même réaliser que l'union initiale avec son conjoint ne tenait
pas à une affinité saine mais à des pulsions plus ou moins névrotiques, à des
projections de l'ordre du fantasme. Il vit cette découverte comme un réveil
brutal – ce qu'il est parfois. Ce réveil, pour douloureux qu'il soit, représente
une étape importante sur la voie de l'accomplissement. Un choix s'impose à l'homme
ou à la femme concernés : poursuivre tant bien que mal (plutôt mal d'ailleurs)
cette vie de couple qui n'est plus une vie de couple, ou assumer la rupture
nécessaire à son évolution spirituelle.
L'acceptation
mutuelle des opinions de l'autre ne suffit pas à une véritable vie de couple.
En effet, respecter, tolérer, n'empêche pas de rester isolé dans son coin sans
qu'il y ait communication. Or, dans ce type d'"entente cordiale"
les non-dits se multiplient et risquent, à l'occasion de la moindre étincelle,
de s'exprimer sous forme d'une explosion funeste.
Il
arrive que les partenaires abordent verbalement cette situation et, réussissant
à prendre la mesure de leurs exigences individuelles, trouvent le moyen
d'enrichir réciproquement leur propre prise de conscience dans l'acceptation
des demande de l'autre. Les attentes, les stratégies de défense, les peurs sont
dévoilées et la vie commune, dont les données sont redéfinies, devient non
seulement possible mais gratifiante. On l'aura compris, cette démarche suppose
une écoute intense, une grande ouverture d'esprit et le courage d'affronter
névroses, fantasmes, projections de toutes sortes pour accéder à une
transparence dans laquelle chacun pourra évoluer comme il l'entend, sans que
l'autre représente une entrave.
La
vie solitaire
La
vie solitaire contraint à affronter seul ses problèmes. Éviter d'en être la
victime suppose une compréhension de soi poussée, une découverte des
compensations[1]. Sans cette
découverte, les difficultés qu'on fuit inconsciemment demeurent invisibles et
peuvent se solder par la dépression et diverses névroses – voire pire. Cette
destruction des compensations suppose maturité et objectivité. C'est pourquoi thérapeutes et
yogi préconisent l'aide d'un psychanalyste ou d'un gourou.
Assurer
seul ce cheminement, rendre possible cette éclosion d'un nouvel état est
possible. Mais il convient de faire apparaître en soi au premier plan le
"Maître intérieur" (le "Témoin" de Patanjali – voir plus
haut), guidant le "disciple intérieur" (= ce qui apparaît à la
conscience : états physique, affectif, mental).
Si
un déblocage, un surgissement affectif apparaissent et que le Maître intérieur
n'a pas la lucidité requise, le chercheur, (n'étant plus à l'abri des structures
affectives, sociales ou autres), rejetant les compensations sécurisantes ce qui, en soit est une démarche positive, se
trouve en déséquilibre, perd toute sérénité, ne peut plus méditer correctement,
éprouve de la peine non seulement à vivre sa quête mais aussi à vivre dans le
monde extérieur.
La
décompensation (voir la note de bas de page)
est une crise salutaire mais présente des risques. Prendre conscience des
garde-fous (culturels, mentaux, etc.) mis en place pour ne pas souffrir, pulvériser les protections, contraint à regarder en face le néant de tout ce à quoi on se
raccrochait : lecture, art, philosophie, politique, etc. Autant dire que tout
ce qui sous-tendait l'existence peut être réduit à rien, ressenti comme un
non-sens absolu. Il s'agit alors d'accepter cette évidence sans basculer dans
le désespoir. Tuer les compensations en les rendant visibles est donc une mort
salutaire mais encore faut-il disposer des ressources psychiques suffisantes
pour la traverser et s'acheminer vers la Libération.
Si
les "barrières de sécurité" que sont les compensations ont été
effacées, surgissent ensuite d'autres obstacles constitués de peurs et de désirs.
L'acquis (éducation, culture…) ayant perdu son ancrage, ce qui constitue notre
sous-sol immuable monte alors à la surface : l'éros, la libido qui structure le
moi, la sexualité inhérente à toute créature vivante. Le chercheur déjà ébranlé
par l'effacement des certitudes d'ordre intellectuel, confère à cette dimension
animale de l'humain (ce n'est pas péjoratif) une immuabilité sur laquelle il pense pouvoir se reposer – alors que cette immuabilité n'est pas immuabilité en soi.
C'est le mental qui la juge telle afin de trouver son compte de satisfactions,
de plaisir, de sécurité.
Cette
croyance a pour risque conjoint la débauche et toutes ses variantes parfois
extrêmes (viol, exhibitionnisme et pire). Constatons ce paradoxe : plus le
chercheur veut aller vers l'équilibre intérieur et la sagesse, plus il frôle le
déséquilibre et la folie[2].
S'en sortira le disciple vigilant, lucide et refusant d'entrer dans ce jeu de
conflits pouvant le conduire à la schizophrénie.
Il
est fréquent de constater, qu'arrivé à ce moment de sa vie, le
solitaire, s'il est fragile, se jugeant dorénavant incapable de séduire,
inutile à son entourage, victime de sa déprime, vise une reconnaissance
sociale en s'identifiant à un groupe (politique, culturel ou autre) pour se
valoriser. Appartiennent à cette catégorie les pseudo-gourous, auto-proclamés "grands
maîtres" d'une secte dans laquelle, par le pouvoir exercé sur autrui, leur
ego trouve ce qui est nécessaire à sa survie.
Enfin,
troisième moment de ce stade, le principe du plaisir (motivation première des
compensations), alternant avec la pratique méditative de l'adepte, perd peu à
peu de sa consistance. Il ne sécurise plus. L'angoisse croît et l'énergie, non encore suffisamment orientée vers la réalisation du Soi, s'exprime de plus en
plus dans l'activité sexuelle quelle qu'en soit la forme – forme d'autant plus
déviante que la vie de couple n'existe pas.
La
reconnaissance par le disciple de ce processus devrait l'en libérer, à
condition que la sexualité perde son pouvoir sécuritaire, ne soit plus un
besoin mental incontrôlable dans lequel l'adepte se perd et reste séparé du but
visé. Mettre fin à cette situation suppose que le "Témoin" perce à
jour ce conflit sans s'y engager lui-même. Si c'est le cas, le conflit s'épuise
en même temps que les pulsions, les peurs qui surgissent à chaque crise de "déblaiement".
Notons
au passage que le tantrisme intègre des pratiques sexuelles qui peuvent heurter
la morale, le but étant de briser les protections de l'ego. Inutile de préciser
que la voie est périlleuse et demande beaucoup d'honnêteté et de courage.
Quoi
qu'il en soit, si le cheminement se fait (mise à mort des vasana, des samskara, des
vritti), le chercheur accède à la
perception juste de la réalité. Son regard n'est plus voilé par les vritti – émanations latentes de la
conscience. Ses actes ne relèvent plus de l'ego dont il est enfin libéré.
Que penser de tout cela ?
Chacun
reste libre de penser de cela ce qu'il veut, évidemment ! Ce qui nous apparaît
important est, qu'avant de se lancer dans une sâdhanâ (pratique à laquelle on se consacre intensivement), il
convient de bien prendre la mesure des implications diverses et, en
particulier celles qui, inévitablement, se manifestent tôt ou tard sur le plan de la
vie sexuelle, que cette vie soit solitaire ou en couple. Il ne faut pas
sous-estimer cette dimension qui prend de plus en plus d'ampleur chez un
adepte à mesure que sa pratique yogique – si elle est intense – se
poursuit.
L'énergie
qu'un yoga, même exclusivement physique, développe, s'exprime avant tout dans
le champ sexuel. Les pratiquants non-avertis qui s'impliquent corps et âme,
risquent de se trouver pris au piège de pulsions dont ils ne savent quoi faire.
Il
est déterminant d'orienter cette énergie dans le champ spirituel, sans quoi on
aboutit à des déviances ou à des déséquilibres mentaux dont l'adepte mais aussi
l'environnement font les frais. Notons toutefois que ce danger ne menace pas
les personnes qui pratiquent le yoga de façon annexe, ponctuelle, même
plusieurs fois par semaine.
Note complémentaire
En Inde, kâma
représente le désir, plus particulièrement le désir et le plaisir amoureux.
Dans la mythologie, le dieu Amour, Kâma, est la source de la création. Les Kâmasutra exposent les moyens d'exalter les sens pour un épanouissement de la vie
du couple. L'homme et la femme s'unissent et recréent l'unité divine. Le
plaisir est dirigé dans le but de la connaissance et ne devient pas une
addiction qui conduirait à accomplir des actes immoraux ou adharmiques - contraires au dharma.
GD
[1] Compensation psychique : "Mécanisme
d'auto-défense normal du Moi qui se traduit par la recherche d'une satisfaction
(ou d'une affirmation) dans un domaine où celle-ci est accessible, et
uniquement pour contrebalancer une insatisfaction ou un échec réel ou ressenti
dans un autre domaine. Les effets de la frustration sont, de ce fait, évités
partiellement." (Dictionnaire de
psychologie – Dicopsy.com)
"Dans le domaine
psychique, la décompensation est une
crise qui marque l'effondrement des mécanismes de défense névrotiques habituels
d'un sujet confronté à une situation affective nouvelle et insupportable. La
déficience psychique originelle du sujet se manifeste alors d'une façon aiguë.
La fragilité du moi, les effets des carences affectives et, même, les tendances
psychotiques se réactivent.
Sur le plan clinique la décompensation
peut prendre le visage d'une phobie, d'un épisode confusionnel, d'une bouffée
délirante, ou bien d'une somatisation. Cette symptomatologie est la plupart du
temps transitoire. Cependant une décompensation névrotique peut révéler une
pathologie sous-jacente plus grave et représenter un mode d'entrée dans la
psychose ou toute autre psychopathie chronique. Le rôle de l'entourage et
l'importance d'une prise en charge thérapeutique sont primordiaux."
(www.relation-aide.com)
[2] Cf.
l'image du nénuphar dont l'épanouissement de la fleur exige la boue des
racines…
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