Rencontre sur le Mékong

samedi 19 janvier 2013

YOGA - "STOP READING !" Ben oui... mais...


"Cesse de lire !" me dit-il... 


Et quand "il" est un grand Maître indien, on ne le prend pas à la légère... 


Devant quitter Chandra Swami auprès de qui j'avais passé ce mois d'été, ne sachant si je le reverrais ou non un jour, je lui demandai un conseil qui me servirait de fil d'Ariane pour la suite de mon voyage labyrinthique. Il m'écrivit (vœu de silence oblige) sur une feuille de son bloc : "Stop reading."
Sur le moment je crus à un gag peu drôle. Demander de ne plus lire à un professeur dont le métier consiste à transmettre des connaissances pour beaucoup acquises par la lecture… autant exiger d'un routier qu'il ne conduise plus.
Puis je me dis (on mon petit diable mental me dit...) que cette injonction, née d'un être réalisé, devait être interprétée à un niveau plus symbolique que littéral... Lire, n'est-ce pas, en gros, se livrer à trois activités : s'évader, s'instruire, comprendre (= mieux se comprendre pour mieux comprendre le sens de la vie) ?
Lire pour s'évader, se distraire, c'est une manière inconsciente d'éviter cet ennui existentiel qui nous pousse à tous les divertissements – le travail y compris. C'est appartenir au grand club majoritaire qui court après le loisir (lecture, cinéma, ski, collection de timbres, jeu, spéculation boursière - du pareil au même !) C'est être semblables aux hommes tels que les peint Pascal : "Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles" ; "Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide…" [1] Qui niera que la lecture a, comme la chasse ou le métier de roi dont parle le philosophe, cette fonction de dérivatif ? Je lis donc j'évite. J'évite de penser. J'évite de faire. Pascal d'ajouter cette phrase importante : "… et ils [les hommes] ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte" [2] Notre vocation première, d'après lui, c'est donc le "repos" (silence intérieur) et non le "tumulte" (flux incessant de la pensée). Certes, Pascal était janséniste, non hindouiste ! Aussi rabat-joie l'un que l'autre, diront certains ! Sans doute… mais à quelle "joie" prétendons-nous accéder ?

Après la lecture-loisir vient celle qui vise à accroître notre culture, à développer nos connaissances. Stop reading… Why ? Connaître est important, non ?
Outre que "Les livres pensent pour moi" [3], la quête spirituelle intense, prioritaire voire exclusive, s'accommode mal de la quête intellectuelle. Vient un moment où notre existence qui passe (vite) ne peut supporter le compromis ; vient un moment où il faut opter : favoriser le mental  avide de découvrir toujours et encore (réflexion accumulative, volonté d'accroître ses connaissances, d'être un érudit, un savant, un pandit  (voir dans ce blog l'article sur le Jnâna-yoga) ou lui imposer silence, l'orienter vers un seul point, rester dans cette conscience permanente que nous sommes relié à Cela - que nous sommes Cela… Certes, je peux passer d'une activité à l'autre (de la bibliothèque ou d'Internet à mon lieu de méditation ; du coucher de soleil sur Athènes décrit par Chateaubriand, au lever de soleil sur les Alpes que je v(o)is depuis ma chambre). C'est ce que beaucoup de pratiquants de yoga tentent de concilier, assumant cette double trajectoire de manière plus ou moins résignée, plus ou moins écartelée (sereine, diront certains… Mais peut-on vivre sereinement une contradiction telle, qui engage autant l'être et son devenir ?). Néanmoins, avec l'expérience et la mise en place d'une pratique attentive, vient en principe le moment où la lecture qui "enrichit l'esprit" [4] peut (doit) être abandonnée.
Ce coup d'arrêt n'est souhaitable que s'il surgit au moment où il doit surgir. Comme lorsque je cesse naturellement de manger lors d'un repas : non dans la situation où ma volonté a décidé que cela suffit mais parce que "ça suffit", parce que cela s'impose. Cette évidence émane de mon esprit, de mon corps, de tout mon être. De même, sans systématiquement refuser d'accueillir la connaissance lorsqu'elle se présente à moi dans son immédiateté, je cesse un jour de courir après elle. Comprenons bien : il ne s'agit pas de rejeter bêtement le savoir mais de rejeter la fièvre de savoir et la transe qui l'accompagne. Comme en toute chose, vient un moment où ajouter encore et encore finit par détruire. Il est des savants gâteux d'êtres savants. Ou morts à la vie des autres – plus de place pour d'autres réalités que les théories et les concepts. Comme, à un certain moment du repas, la nourriture prise suffit à l'équilibre heureux de mon corps, à tel moment de ma vie (on le reconnaît facilement) je fais ce constat : les ouvrages déjà lus suffisent à mon équilibre mental et à son bon fonctionnement. Maintenant outillé,  je vais utiliser l'outil et cesser de relire le mode d'emploi. Je refuse la compulsion et l'indigestion qui l'accompagne. Dorénavant, le temps passé à être ailleurs ("Il est toujours dans ses livres !"), je le passe à être ici. Et, si possible, maintenant.

Restent les livres des grands maîtres, ceux qui m'aident à me comprendre, à comprendre le monde, ceux par qui je me cherche et cherche à trouver la sortie du bocal (cf. Satprem)… Il ne s'agit plus là de lire pour combler les vides de l'ignorance [5], il s'agit de lire pour se réaliser spirituellement.
Ce renoncement (on verra ce qui le justifie) est sans doute le moins aisé. Le bonheur des premières découvertes, celles des livres qui nous ont éveillé à une autre vie, peut avoir été d'une intensité telle, que nous ne pouvons nous en sevrer…  Nous voulons le renouveler.

Qui n'a pas fait cette expérience ne peut l'imaginer. Les livres parlaient alors de la voix des maîtres qui s'adressaient à moi, à cette partie de moi qui vibrait, comprenait tout, enfin, jusqu'à la limite du possible, et qui tremblait de joie, d'émotion, d'enthousiasme et d'espérance. Oui, c'est cela : c'est exactement cela, je le sentais confusément et maintenant je sais ; "il" a trouvé les mots pour le dire. J'étais dans la solitude de la prescience de cette pensée jusque là impensée ; et voici qu'"il" a mis des mots sur ce qui est sa pensée mais en même temps, fidèlement, la mienne, à qui il donne vie. Je ne suis plus seul, je suis de sa famille, je suis son frère, je suis tout prêt d'être lui… Et un jour, peut-être, je vivrai ce qu'il a vécu…

Il est peut-être là (dans cette jouissance de l'être profond enfin révélé à lui-même), le plus grand danger du livre : croire que la communion affective ou intellectuelle va remplacer l'action, va assurer toute la Transformation. Comprendre peut inciter à entreprendre et c'est tant mieux. De là à passer une vie entière à ne faire qu'entreprendre… C'est pourtant fréquent : un livre succédant au précédent, on s'installe insensiblement dans le tiède confort d'une spiritualité vécue de plus en plus intellectuellement (= virtuellement). Je remplace la natte peu confortable sur laquelle je devrais pratiquer par l'édredon moelleux de l'expérience racontée. La somnolence n'est pas loin, la "maladie du sommeil" qui anesthésie l'âme… Ce que l'autre me dit de lui me dispense de savoir ce que je suis. J'admire en spectateur sans me faire acteur. J'adhère à des vérités et n'en expérimente que fort peu. Je m'émeus de la grandeur d'âme de Ramakrishna et suis encore détestable avec mes enfants. Je répète à qui veut les entendre les conseils de Vivekânanda et en mets de moins en moins en pratique. Je disserte sur les effets de la méditation et ne prends plus le temps de m'asseoir en silence…

Les livres sont nécessaires tant qu'ils poussent à l'action, l'éclairent, donnent direction et sens [6]. Mais il y a des questions à se poser avant qu'il ne soit trop tard : En quoi ce livre m'a-t-il fait avancer ? Que m'a-t-il fait découvrir d'important (important en quoi?) pour ma vie, que j'ignorais encore ? Est-ce-que je n'ai pas déjà lu, compris cela ? Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux faire l'effort de réfléchir en profondeur à telle phrase plutôt que de lire le tout et de le relire ? Cette demi-heure de pratique, d'assise, d'observation, de contemplation, de recherche de silence… ne vaut-elle pas mieux que la lecture de ces deux chapitres qui, dans le fond, ne m'ont rien  appris de nouveau et que, de toute façon, j'oublierai bientôt ?

Lorsque le Bouddha semble prôner l'ignorance [7] et déclare que la  "vie sainte […] ne dépend pas de l'opinion qu'on a de l'éternité du monde ou de sa non-éternité", il met en garde contre cette tendance que nous avons tous plus ou moins à chercher des réponses dont le seul intérêt, d'ordre intellectuel, ne nous fait pas avancer d'un iota sur le seul chemin qui compte vraiment : celui de l'Eveil.

La quête de notre Essence (qui suis-je ?) n'est certes pas plus aisée que les recherches tournées vers la périphérie. Mais elle est de l'ordre du possible. Si l'on vise cet "Essentiel", pourquoi chercher ailleurs qu'en soi puisque c'est là et là seulement qu'Il se trouve ? Pourquoi lire et relire tous ces ouvrages savants et contradictoires traitant de grandes questions insolubles ? Pour faire taire des silences trop parlants, bien sûr... Nous en revenons à Pascal. "Tout de même, s'exclameront certains, lire la Bible, lire Swâmi Râmdâs,  c'est tout de même autre chose que lire Gala ou Le Matin..." Eh bien non ! Pas sur ce plan du "divertissement". Sur ce plan, c'est exactement la même chose. Bhagavad-Gîtâ ou roman de gare, de ce point de vue, jouent le même rôle. Avec l'alibi de la profondeur pour Swâmi Râmdâs et la Gîta.

Se connaître, évidemment, c'est courir un risque : descendre au fond de soi  n'est pas mince affaire… et sans doute plus périlleux que toutes les spéculations concernant l'existence ou la nature de Dieu. Nous perdons facilement le Sens (pour ne pas dire la boussole) et plutôt que de scruter nos abysses, nous lançons des regards éperdus autour de nous, virevoltons – parfois intelligemment – dans toutes les directions. Au vertige de nos abîmes nous préférons l'horizontalité rassurante. Nous nous refusons à cette sagesse pourtant reconnue : lorsque  je me comprendrai je comprendrai le Tout…

Sauf exception, il n'en demeure pas moins que, pour se comprendre, on a besoin des livres. Et c'est sans doute grâce à eux qu'on peut comprendre pourquoi il convient, au moment juste, de s'en séparer si l'on veut vraiment comprendre ce qui mérite d'être compris ! Reste à trouver ce moment juste, celui où, pour avancer, il faut se dire une bonne fois : "stop reading"…




[1] Pascal, Misère de l'Homme, pensée 201 in Œuvres complètes, éd. Gallimard, la Pléiade, p.1138
[2] A la place de "tumulte", le philosophe avait écrit "recherche". La phrase aurait alors signifié que nous portons en nous la conviction que le bonheur ne se trouve pas dans l'agitation mondaine ("tumulte") ni dans son double intérieur, l'agitation intellectuelle – "recherche".
[3] Charles Lamb dit Elia, essayiste anglais (1775-1834)
[4] Le verbe "enrichir" suggère bien la dimension quantitative et perverse de la démarche consistant à thésauriser des connaissances. La quantité finit par l'emporter. "Orner" l'esprit, disait-on au grand siècle – on était alors sur un autre plan, sans doute domaine du paraître, plus futile certes, mais plus humain aussi, plus sensible. (Ornement-bijou ou coffre bien rempli – un choix dia-bolique !)
[5] Et sans doute liquider beaucoup de peurs - je sais donc je suis -  fortifier l'ego, également - je sais donc je suis plus que les autres.
[6] Il en est de même des conférences. Il en est de décisives pour l'évolution personnelle. Vient un temps où il est inutile de poursuivre. On le sait lorsque cette attitude devient une habitude. Lorsqu'au prix d'un effort courageux, on ne constate plus que sa propre inertie.
[7] Parmi les paraboles du Bouddha je pense à celle où il raconte l'hypothétique réponse qu'il adresserait à un homme lui déclarant qu'il ne mènerait jamais une existence sainte aussi longtemps que le Maître ne lui aurait pas expliqué si le monde est éternel ou non, si un sage existe ou non après la mort, etc. Le Bouddha compare cette situation à celle d'un homme qui, blessé par une flèche fortement empoisonnée, refuserait de se faire soigner par le médecin qu'on est allé quérir : il demande d'abord qui l'a blessé, à quoi ressemble cet agresseur, d'où il vient, avec quel type d'arc il a tiré sur lui, de quel bois est fait cet arc, comment il est décoré, de quelle forme est la flèche, etc. Et le Bouddha de conclure qu'évidemment, cet homme serait mort bien avant d'obtenir les réponses désirées… Notre attitude n'est-elle pas aussi ridiculement pathétique que celle de ce pauvre blessé ? 


                                                                                                                           G D

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