"Cesse de lire !" me dit-il...
Et quand "il" est un grand Maître indien, on ne le prend pas à la légère...
Devant
quitter Chandra Swami auprès de qui j'avais passé ce mois d'été, ne sachant si
je le reverrais ou non un jour, je lui demandai un conseil qui me servirait de
fil d'Ariane pour la suite de mon voyage labyrinthique. Il m'écrivit (vœu de
silence oblige) sur une feuille de son bloc : "Stop reading."
Sur
le moment je crus à un gag peu drôle. Demander de ne plus lire à un professeur dont le métier consiste à transmettre des
connaissances pour beaucoup acquises par la lecture… autant exiger d'un routier
qu'il ne conduise plus.
Puis
je me dis (on mon petit diable mental me dit...) que cette injonction, née d'un être réalisé, devait être interprétée
à un niveau plus symbolique que littéral... Lire, n'est-ce pas, en gros, se
livrer à trois activités : s'évader, s'instruire, comprendre (= mieux se
comprendre pour mieux comprendre le sens de la vie) ?
Lire pour s'évader, se distraire, c'est une manière inconsciente
d'éviter cet ennui existentiel qui nous pousse à tous les divertissements – le
travail y compris. C'est appartenir au grand club majoritaire qui court après
le loisir (lecture, cinéma, ski, collection de timbres, jeu, spéculation
boursière - du pareil au même !) C'est être semblables aux hommes tels que les
peint Pascal : "Ils ont un instinct
secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au-dehors,
qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles" ; "Rien n'est si insupportable à l'homme que
d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement,
sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa
dépendance, son impuissance, son vide…" [1] Qui niera que la lecture a, comme la
chasse ou le métier de roi dont parle le philosophe, cette fonction de
dérivatif ? Je lis donc j'évite. J'évite de penser. J'évite de faire. Pascal d'ajouter
cette phrase importante : "… et ils [les
hommes] ont un autre instinct secret, qui
reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le
bonheur n'est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte" [2]
Notre vocation première, d'après lui, c'est donc le "repos" (silence
intérieur) et non le "tumulte" (flux incessant de la pensée). Certes,
Pascal était janséniste, non hindouiste ! Aussi rabat-joie l'un que l'autre,
diront certains ! Sans doute… mais à quelle "joie" prétendons-nous
accéder ?
Après
la lecture-loisir vient celle qui vise à accroître notre culture, à développer
nos connaissances. Stop reading… Why ? Connaître est important, non ?
Outre
que "Les livres pensent pour moi" [3],
la quête spirituelle intense, prioritaire voire exclusive, s'accommode mal de
la quête intellectuelle. Vient un moment où notre existence qui passe (vite) ne
peut supporter le compromis ; vient un moment où il faut opter : favoriser le
mental avide de découvrir toujours et encore
(réflexion accumulative, volonté d'accroître ses connaissances, d'être un
érudit, un savant, un pandit (voir dans ce blog l'article sur le Jnâna-yoga) ou lui
imposer silence, l'orienter vers un seul point, rester dans cette conscience permanente
que nous sommes relié à Cela - que nous sommes Cela… Certes, je peux passer
d'une activité à l'autre (de la bibliothèque ou d'Internet à mon lieu de
méditation ; du coucher de soleil sur Athènes décrit par Chateaubriand, au
lever de soleil sur les Alpes que je v(o)is depuis ma chambre). C'est ce que
beaucoup de pratiquants de yoga tentent de concilier, assumant cette double trajectoire
de manière plus ou moins résignée, plus ou moins écartelée (sereine, diront
certains… Mais peut-on vivre sereinement une contradiction telle, qui engage
autant l'être et son devenir ?). Néanmoins, avec l'expérience et la mise en
place d'une pratique attentive, vient en principe le moment où la lecture qui "enrichit
l'esprit" [4] peut
(doit) être abandonnée.
Ce
coup d'arrêt n'est souhaitable que s'il surgit au moment où il doit surgir.
Comme lorsque je cesse naturellement de manger lors d'un repas : non dans la
situation où ma volonté a décidé que cela suffit mais parce que "ça suffit", parce que cela s'impose.
Cette évidence émane de mon esprit, de mon corps, de tout mon être. De même, sans
systématiquement refuser d'accueillir la connaissance lorsqu'elle se présente à
moi dans son immédiateté, je cesse un jour de courir après elle. Comprenons
bien : il ne s'agit pas de rejeter bêtement le savoir mais de rejeter la fièvre
de savoir et la transe qui l'accompagne. Comme en toute chose, vient un moment
où ajouter encore et encore finit par détruire. Il est des savants gâteux
d'êtres savants. Ou morts à la vie des autres – plus de place pour d'autres réalités
que les théories et les concepts. Comme, à un certain moment du repas, la
nourriture prise suffit à l'équilibre heureux de mon corps, à tel moment de ma
vie (on le reconnaît facilement) je fais ce constat : les ouvrages déjà lus
suffisent à mon équilibre mental et à son bon fonctionnement. Maintenant outillé, je vais utiliser l'outil et cesser de relire
le mode d'emploi. Je refuse la compulsion et l'indigestion qui l'accompagne.
Dorénavant, le temps passé à être ailleurs
("Il est toujours dans ses livres !"), je le passe à être ici. Et, si
possible, maintenant.
Restent
les livres des grands maîtres, ceux qui m'aident à me comprendre, à comprendre
le monde, ceux par qui je me cherche et cherche à trouver la sortie du bocal (cf.
Satprem)… Il ne s'agit plus là de lire pour combler les vides de l'ignorance [5],
il s'agit de lire pour se réaliser spirituellement.
Ce
renoncement (on verra ce qui le justifie) est sans doute le moins aisé. Le
bonheur des premières découvertes, celles des livres qui nous ont éveillé à une
autre vie, peut avoir été d'une intensité telle, que nous ne pouvons nous en
sevrer… Nous voulons le renouveler.
Qui
n'a pas fait cette expérience ne peut l'imaginer. Les livres parlaient alors de
la voix des maîtres qui s'adressaient à moi, à cette partie de moi qui vibrait,
comprenait tout, enfin, jusqu'à la limite du possible, et qui tremblait de
joie, d'émotion, d'enthousiasme et d'espérance. Oui, c'est cela : c'est exactement cela, je le sentais confusément et
maintenant je sais ; "il" a trouvé les mots pour le dire. J'étais
dans la solitude de la prescience de cette pensée jusque là impensée ; et voici
qu'"il" a mis des mots sur ce qui est sa pensée mais en même temps,
fidèlement, la mienne, à qui il donne vie. Je ne suis plus seul, je suis de sa
famille, je suis son frère, je suis tout prêt d'être lui… Et un jour, peut-être,
je vivrai ce qu'il a vécu…
Il
est peut-être là (dans cette jouissance de l'être profond enfin révélé à lui-même), le plus grand danger du livre : croire que la communion affective ou intellectuelle
va remplacer l'action, va assurer toute la Transformation. Comprendre peut
inciter à entreprendre et c'est tant mieux. De là à passer une vie entière à ne
faire qu'entreprendre… C'est pourtant fréquent : un livre succédant au
précédent, on s'installe insensiblement dans le tiède confort d'une
spiritualité vécue de plus en plus intellectuellement (= virtuellement). Je
remplace la natte peu confortable sur laquelle je devrais pratiquer par
l'édredon moelleux de l'expérience racontée. La somnolence n'est pas loin, la
"maladie du sommeil" qui anesthésie l'âme… Ce que l'autre me dit de
lui me dispense de savoir ce que je suis. J'admire en spectateur sans me faire
acteur. J'adhère à des vérités et n'en expérimente que fort peu. Je m'émeus de
la grandeur d'âme de Ramakrishna et suis encore détestable avec mes enfants. Je
répète à qui veut les entendre les conseils de Vivekânanda et en mets de moins
en moins en pratique. Je disserte sur les effets de la méditation et ne prends plus
le temps de m'asseoir en silence…
Les
livres sont nécessaires tant qu'ils poussent à l'action, l'éclairent, donnent
direction et sens [6]. Mais il
y a des questions à se poser avant qu'il ne soit trop tard : En quoi ce livre
m'a-t-il fait avancer ? Que m'a-t-il fait découvrir d'important (important en
quoi?) pour ma vie, que j'ignorais encore ? Est-ce-que je n'ai pas déjà lu, compris
cela ? Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux faire l'effort de réfléchir en
profondeur à telle phrase plutôt que de lire le tout et de le relire ? Cette
demi-heure de pratique, d'assise, d'observation, de contemplation, de recherche
de silence… ne vaut-elle pas mieux que la lecture de ces deux chapitres qui,
dans le fond, ne m'ont rien appris de
nouveau et que, de toute façon, j'oublierai bientôt ?
Lorsque
le Bouddha semble prôner l'ignorance [7]
et déclare que la "vie sainte […]
ne dépend pas de l'opinion qu'on a de l'éternité du monde ou de sa
non-éternité", il met en garde contre cette tendance que nous avons tous
plus ou moins à chercher des réponses dont le seul intérêt, d'ordre
intellectuel, ne nous fait pas avancer d'un iota sur le seul chemin qui compte
vraiment : celui de l'Eveil.
La
quête de notre Essence (qui suis-je ?) n'est certes pas plus aisée que les
recherches tournées vers la périphérie. Mais elle est de l'ordre du possible.
Si l'on vise cet "Essentiel", pourquoi chercher ailleurs qu'en soi
puisque c'est là et là seulement qu'Il se trouve ? Pourquoi lire et relire tous
ces ouvrages savants et contradictoires traitant de grandes questions
insolubles ? Pour faire taire des silences trop parlants, bien sûr... Nous en
revenons à Pascal. "Tout de même, s'exclameront certains, lire la Bible,
lire Swâmi Râmdâs, c'est tout de même
autre chose que lire Gala ou Le Matin..." Eh bien non ! Pas sur
ce plan du "divertissement". Sur ce plan, c'est exactement la même
chose. Bhagavad-Gîtâ ou roman de gare, de ce point de vue, jouent le même rôle.
Avec l'alibi de la profondeur pour Swâmi Râmdâs et la Gîta.
Se
connaître, évidemment, c'est courir un risque : descendre au fond de soi n'est pas mince affaire… et sans doute plus
périlleux que toutes les spéculations concernant l'existence ou la nature de
Dieu. Nous perdons facilement le Sens (pour ne pas dire la boussole) et plutôt
que de scruter nos abysses, nous lançons des regards éperdus autour de nous, virevoltons
– parfois intelligemment – dans toutes les directions. Au vertige de nos abîmes
nous préférons l'horizontalité rassurante. Nous nous refusons à cette sagesse
pourtant reconnue : lorsque je me comprendrai
je comprendrai le Tout…
Sauf
exception, il n'en demeure pas moins que, pour se comprendre, on a besoin des
livres. Et c'est sans doute grâce à eux qu'on peut comprendre pourquoi il
convient, au moment juste, de s'en séparer si l'on veut vraiment comprendre ce qui
mérite d'être compris ! Reste à trouver ce moment juste, celui où, pour avancer,
il faut se dire une bonne fois : "stop reading"…
[1] Pascal,
Misère de l'Homme, pensée 201 in Œuvres
complètes, éd. Gallimard, la Pléiade, p.1138
[2] A la
place de "tumulte", le philosophe avait écrit "recherche". La phrase aurait alors
signifié que nous portons en nous la conviction que le bonheur ne se trouve pas
dans l'agitation mondaine ("tumulte") ni dans son double intérieur,
l'agitation intellectuelle – "recherche".
[3] Charles
Lamb dit Elia, essayiste anglais (1775-1834)
[4] Le verbe
"enrichir" suggère bien la dimension quantitative et perverse de la
démarche consistant à thésauriser des connaissances. La quantité finit par
l'emporter. "Orner" l'esprit, disait-on au grand siècle – on était alors sur un autre plan, sans doute
domaine du paraître, plus futile certes, mais plus humain aussi, plus sensible. (Ornement-bijou ou coffre bien rempli
– un choix dia-bolique !)
[5] Et sans
doute liquider beaucoup de peurs - je sais donc je suis - fortifier l'ego, également - je sais donc je suis plus
que les autres.
[6] Il en
est de même des conférences. Il en est de décisives pour l'évolution
personnelle. Vient un temps où il est inutile de poursuivre. On le sait lorsque
cette attitude devient une habitude. Lorsqu'au prix d'un effort courageux, on
ne constate plus que sa propre inertie.
[7] Parmi les paraboles du Bouddha je pense à celle où il
raconte l'hypothétique réponse qu'il adresserait à un homme lui déclarant qu'il
ne mènerait jamais une existence sainte aussi longtemps que le Maître ne lui
aurait pas expliqué si le monde est éternel ou non, si un sage existe ou non
après la mort, etc. Le Bouddha compare cette situation à celle d'un homme qui,
blessé par une flèche fortement empoisonnée, refuserait de se faire soigner par
le médecin qu'on est allé quérir : il demande d'abord qui l'a blessé, à quoi
ressemble cet agresseur, d'où il vient, avec quel type d'arc il a tiré sur lui,
de quel bois est fait cet arc, comment il est décoré, de quelle forme est la
flèche, etc. Et le Bouddha de conclure qu'évidemment, cet homme serait mort
bien avant d'obtenir les réponses désirées… Notre attitude n'est-elle pas aussi
ridiculement pathétique que celle de ce pauvre blessé ?
G D
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