Rencontre sur le Mékong

lundi 18 février 2013

SOLITUDE DU RETRAITÉ, PRIVILÈGE OU MALÉDICTION ?


La solitude peut devenir une incomparable amie... 


Nombreux sont les travailleurs attendant avec impatience que la retraite sonne. En fait de sonnerie, pour beaucoup, c'est la "sonnerie aux morts" qui retentit fort peu de temps après leur cessation d'activité : la réalité d'une solitude inattendue leur a échappé et, avec elle, peut-être, la chance de leur vie…

Bien souvent, d'ailleurs, on entend le futur retraité annoncer : "Quand je serai à la retraite je pourrai davantage FAIRE…" (s'ensuit alors une liste plus ou moins interminable de projets). Rarement on l'entend déclarer : " Quand je serai à la retraite je pourrai davantage ÊTRE."

------------------------



La solitude ce n'est pas l'isolement. Ce dernier, de nature objective et sociale, croît avec l'âge, la personne âgée se marginalisant progressivement. Souvent en lien avec les conditions socio-économiques, l'isolement affecte l'état psychologique et agit souvent de façon déprimante. Se motiver pour s'impliquer avec les autres, communiquer, entreprendre, devient alors difficile pour qui n'a pas en soi les ressources d'énergie mentale ou spirituelle suffisantes. Cependant l'isolement peut être recherché volontairement par qui veut échapper à l'emprise contraignante du monde environnant.

La solitude est subjective, c'est un sentiment qui peut être vécu comme une souffrance ou, au contraire, s'il est recherché, comme source précieuse de recentrage, de rééquilibrage, l'occasion d'une démarche intérieure nourrissante.

C'est de la solitude dont nous allons surtout parler, celle qui est subie et celle qui est choisie.
La solitude subie
Si au cours de mon existence j'ai pris l'habitude de n'exister vraiment que par rapport à l'existence d'autrui, il y a fort à parier qu'à un moment où à un autre je vais traverser une crise peut-être grave ou, pour le moins, vivre dans un état d'angoisse permanent. Le conformisme, le soin que j'ai pris de ma "respectabilité", l'importance attribuée aux jugements des autres (faire bonne figure, comme on dit, c'est se cacher derrière un masque qu'on finit par ne plus percevoir comme extérieur à soi) peuvent avoir imprimé profondément en moi une manière de penser et d'agir constamment reliée au qu'en-dira-t-on, donc à la présence réelle ou virtuelle d'autrui… Le temps passant, ce comportement devient une seconde nature et, même si je crois agir librement, je suis profondément – voire définitivement – aliéné.  
Que les circonstances viennent à causer l'éloignement des autres (exil volontaire ou non, fin d'activité professionnelle ou  associative, etc.) et c'est le désert, le vertige de l'absence, la dépression[1]. La solitude, celle de la retraite par exemple, est alors vécue comme souffrance : l'absence des collègues rend évidente l'absence "à soi-même" dans laquelle on a vécu jusqu'alors sans s'en rendre compte. Le remède auquel on a parfois recours est le bénévolat ou l'activisme plus ou moins forcené qui dissimulent souvent une incapacité à se retrouver seul avec soi-même.
La solitude choisie
Rien d'autre qu'un sentiment initial et intense de ma propre identité peut me protéger du vide que peut causer l'absence d'autrui. Seul le soin que j'ai pris durant ma vie en vue consolider cette identité, d'avoir enrichi non pas tant, comme on le dit, ma culture générale, mais la connaissance de qui je suis, peut me prémunir contre le naufrage dû à l'effacement partiel ou à l'absence quasi totale des autres.
On dit que la retraite se prépare durant les années qui la précèdent. C'est exact.
On dit aussi que les intellectuels sont mieux prémunis contre cette forme fréquente de déréliction que les travailleurs manuels. C'est inexact : il n'y a, fondamentalement, aucune différence entre le retraité qui dévore livre sur livre, écoute France-Culture, regarde Arte et celui qui construit des modèles réduits, écoute Radio-Nostalgie et regarde la 1ère chaîne ou autre. Dans les deux cas on trompe sa solitude par une activité plaisante et plus ou moins absorbante, mais on ne l'élimine pas. On reste sur le plan quantitatif, horizontal. Or, remplir le vide qui effraie n'empêche pas le vide d'être toujours présent. On peut certes s'accommoder de pis-aller, tromper son ennui existentiel avec des hochets ; mais on peut aussi refuser cette fausse monnaie pour aller vers un comportement plus adapté à la Réalité.
C'est pourquoi, intellectuel ou manuel, uniquement celui qui a exploré sa "verticalité" (sa hauteur et sa profondeur !) demeure non seulement serein lors de sa retraite, mais heureux d'être enfin dans une solitude favorable à la poursuite de son exploration intérieure. Il ne ressent aucune rupture entre la vie dite "active" et son nouvel état de retraité. Il vit au contraire un prolongement, une amplification qualitativement positive de l'état antérieur dont il a pris un soin attentif. Cela ne l'empêche aucunement de lire un livre, d'écouter la station radio qu'il préfère, de regarder un film, mais ce sera en toute conscience et à quelques moments choisis, jamais par addiction ni pour cause d'angoisse.

La solitude ne perturbe donc pas celui qui a appris à vivre avec lui-même mais seulement celui qui ne sait vivre que parmi les autres, en est devenu dépendant et ne sait plus vivre avec soi-même.
Échapper à ce piège ne consiste pas à se centrer sur soi – on connaît ces solitaires ombrageux et misanthropes – mais en soi. C'est très différent car se "centrer en soi", "trouver une assise", "être bien dans son assiette" comme dit fort bien la langue populaire, n'empêche aucunement de demeurer sociable et permet au contraire de vivre plus harmonieusement les relations avec le voisinage et les amis. Le détachement appris durant l'existence active rend plus faciles les échanges vrais et évite la dispersion. Il rend possible le partage : "être détaché" c'est se placer à la juste distance, celle qui permet de s'"absenter à soi-même" pour être davantage présent à autrui et demeurer à son écoute.
Non seulement ce type de solitude ne perturbe pas mais il construit, il fortifie, il permet le ressourcement. Pour peu que la nature soit présente, ce ressourcement, né d'une mise en contact avec des forces souvent imperceptibles dans l'agitation et le bruit des villes, ne sera que plus intense. Quitter la constante omniprésence des hommes, c'est quitter le besoin de réussite, l'importance donnée à son image, la tendance à être systématiquement dans la séduction et l'arrogance – qui sont les symptômes de nos peurs.
Être seul, c'est quitter le costume-cravate ou tout autre "uniforme", c'est se dépouiller de toute volonté de domination (ou de protection) pour se vêtir de naturel, de simplicité. Plus nous nous délestons de tous les oripeaux à usage social, plus nous nous allégeons. Tels la montgolfière, nous augmentons ainsi les chances, sinon de notre élévation, du moins de notre cheminement vers plus de liberté [2].
Contrairement à ce qu'on pourrait objecter, la solitude n'est pas un refuge – au sens où il s'agirait de fuir le monde pour se ménager une petite vie bien confortable et tout aussi terre à terre qu'auparavant. Elle peut être cela, certes, si la démarche demeure "horizontale" et que nous nous fassions consommateur exclusif de confort (extérieur – intérieur) comme nous étions consommateur d'agitation. Il s'agit donc de demeurer vigilant, de garder le cap et de ne pas perdre de vue la lumière des étoiles – sans pour autant renoncer à l'électricité ou à l'eau chaude… La lumière des étoiles est inaccessible à qui s'enferme dans un cocon douillet et clos… Il s'agit de cultiver en soi l'énergie de l'aventurier et non de s'anesthésier.
De même (réponse à une autre objection fréquente) la solitude ne "sépare" pas. Le moine ou l'ermite, s'ils ne sont plus aliénés par une idéologie formaliste, s'ils se sont rendus indépendants d'autrui (et peut-être même de tout dogme)[3] peuvent rejoindre l'Essence – qui englobe tout.
"Être seul", vraiment seul, au sens où l'entend par exemple Krishnamurti, va au-delà de ces exigences bien à notre portée, puisque, pour lui, il convient de laisser derrière soi tout ce que nous avons appris, consciemment ou non : "Lorsqu'on est seul, totalement seul, qu'on n'appartient à aucune famille, bien qu'on puisse en avoir une, à aucune patrie, à aucune culture, qu'on n'est lié par aucun engagement particulier, surgit alors cette impression d'être un étranger – étranger à toute forme de pensée, d'action, de famille, de patrie. Et n'est innocent que celui qui est complètement seul. C'est cette innocence qui libère l'esprit de la souffrance" [4]
Conclusion

Retraités ou non, nous sommes fondamentalement seuls, quel que soit le nombre des personnes qui nous entourent. Nous l'expérimentons souvent : lorsque des ennuis nous assaillent ou que des drames nous frappent, la présence des autres ne nous prémunit pas contre le chagrin ressenti. Tout au plus nous "divertit"- elle un moment (au sens pascalien du terme) mais, sitôt que nous nous retrouvons sans personne, la chape de solitude retombe sur nous. Autrui ne peut combler que de petits moments d'ennui, jamais le vide existentiel qui nous habite et la peur qui l'accompagne. C'est pourquoi cette réalité qui appartient à notre condition d'hommes doit être non pas évitée, mais affrontée le plus vite possible. En repousser l'existence c'est en effet se condamner à faire l'expérience de la déréliction à un moment où l'âge avancé – et  ses conséquences parfois plus fortes que notre bonne volonté – peut nous priver de l'énergie nécessaire à la découverte de notre véritable nature.

                                                                                                                                              GD




[1] Notons que, même si nous sommes d'un tempérament très "libre", innovateur, que nous prenons des initiatives sans nous préoccuper de l'opinion des autres, nous n'agissons pourtant jamais librement : notre hérédité, notre éducation, l'environnement social, économique, politique qui nous ont construits, tous ces facteurs ont contribué pour une part importante à nous faire ce que nous sommes. Mais cela est inévitable tant que nous ne sommes pas libérés de l'emprise du mental – des jivan-mukta
[2] Attention cependant au danger d'orgueil. Se libérer des influences pernicieuses de la société peut conduire à une autre forme d'arrogance – ni plus ni moins que celle menaçant tous les chercheurs d'absolu.

[3] Il y aurait sans doute beaucoup à développer sur ce sujet… Une autre fois, peut-être !

[4] Krishnamurti, Le Livre de la méditation et de la vie, Livre de Poche, p.369

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire