Rencontre sur le Mékong

samedi 29 juin 2013

POESIE ET QUETE D'ABSOLU (2) - Bonheur incomplet


"Qu’est-ce que je serais heureux si j’étais heureux… " W. Allen


Derrière cette boutade on perçoit une nostalgie universelle. L’homme semble condamné à vivre dans  l’état de manque qu’exprime cette phrase, dans un état d’incomplétude. Comme s’il était amputé d’une partie de lui-même. Un puzzle à qui il manque une pièce essentielle. Le bonheur. 

Il cherche cette pièce autour de lui, hors de lui : il essaie l’argent mais l’argent lui apporte le confort, pas le bonheur. Il essaie la reconnaissance du plus grand nombre mais, même célèbre, il demeure insatisfait (on se suicide, même quand on a apparemment "tout pour être heureux "… Avoir tout pour être heureux ne suffit pas à être heureux). Il essaie le pouvoir mais le pouvoir, politique, religieux ou psychologique, le pouvoir de séduction, ne le comblent jamais complètement. Le puzzle demeure inachevé.
Nous nous sentons intérieurement inachevés. C’est que le bonheur n’est pas dans le pré comme dit le poète, lui courir après c’est courir après un mirage : je crois que le bonheur est là, devant moi, je le sens à portée de main, à portée de cœur ou d’âme, je me précipite : vers la richesse, vers le pouvoir, vers la gloire et, même si j’attrape richesse, pouvoir, gloire, je ne trouve pas le bonheur. Il n’est pas là. Je n’ai rien attrapé finalement sinon une déprime. Comme l’arc-en-ciel que l’enfant poursuit et qui reste tjrs à distance.
Cela, vous le savez j’espère : si on ne peut pas atteindre la paix intérieure – ou le bonheur c’est pareil, si on ne peut pas le trouver c’est parce qu’il n’est pas en-dehors de nous. Il n’est pas une destination, il est le voyage.

Charles-Emile Plourde (contemporain : "Le bonheur ") :
Le bonheur n'est pas un objet
Que l'on peut trouver quelque part hors de nous
Le bonheur c'est avant tout un projet
Qui part de nous et se réalise en nous.

"En nous ". Il n’appartient pas au domaine de l’avoir mais de l’être. Il n’est ni dans le passé ni dans l’avenir, il est là, présent, à chaque instant, mais il se dérobe à notre vue parce que notre vue ne regarde ni où il faut ni comme il faut.
De ce point de vue, le yoga pourrait être considéré comme un apprentissage  du regard juste. Une rééducation consistant à redécouvrir la bonne manière d’observer, sans arrêter notre perception à la surface apparente des phénomènes (physiques ou psychiques).

Le résultat de cette incapacité ? frustration, insatisfaction, désillusion et les conséquences que ce désir insatisfait entraîne : colère ou dépression.

Vous savez que la perle qu’on trouve dans les huîtres est un cancer, une anomalie en qq sorte. Il est regrettable pour l’huître d’être atteinte de cette affection mais quelle source de beauté pour les hommes (et surtout pour les femmes).
Il en va de même pour cette affection qui nous frappe, cette incapacité à être heureux. Certains être humains sont des huîtres perlières : ils transmuent leur maladie en beauté. Lorsque cette incapacité d’atteindre le Bonheur absolu (si on ne se contente pas des petits bonheurs) s’exprime, lorsque celui qui l’exprime le fait par le biais de l’art (musique, peinture, écriture…) alors le résultat peut être somptueux. Et même, dirait-on, plus l’artiste est insatisfait, plus la qualité du bonheur qu’il recherche tend vers l’absolu, plus l’orient des perles qu’il fabrique est riche, profond, lumineux…


Lamartine (Méditations poétiques) :
"Plus je sonde l'abîme, hélas ! plus je m'y perds.
Ici-bas, la douleur à la douleur s'enchaîne.
Le jour succède au jour, et la peine à la peine.
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux :
[…]
Tout mortel est semblable à l'exilé d'Éden :
Lorsque Dieu l'eut banni du céleste jardin,
Mesurant d'un regard les fatales limites,
Il s'assit en pleurant aux portes interdites.
Il entendit de loin dans le divin séjour
L'harmonieux soupir de l'éternel amour,
Les accents du bonheur, les saints concerts des anges
Qui, dans le sein de Dieu, célébraient ses louanges ;
Et, s'arrachant du ciel, dans un pénible effort,
Son œil avec effroi retomba sur son sort."

La pensée prépondérante : c'est celle de la faute originelle. L'homme ne mériterait pas le paradis dont il est exilé. Chassé hors de sa patrie d'origine il n'a de cesse de la retrouver pour mettre fin à la culpabilité, au sentiment d'impuissance, à la nostalgie.

Ce souvenir d’un état (plus que d’un lieu – les cieux dont parle Lamartine ne sont pas des lieux, au sens spatial du terme) semble être le dénominateur commun de cette quête qui n’est pas spécifiquement chrétienne.

Une théorie affirme que nous ne pouvons imaginer quelque chose qui n’existe pas. Dès lors si j’ai en moi le souvenir diffus de ce que je pourrais être, si cet état de bonheur sublime, la félicité, l’ataraxie des Grecs, l’Ananda des hindous, si j’en ai le pressentiment, c’est qu’il existe et donc qu’il peut être reconquis. D’où cette aspiration plus ou moins consciente que je nourris, qui s’impose en moi, même si je ne la formule pas expressément.
Et c’est bien ce à quoi aspirent aussi les poètes :

"Si je pouvais
Manger, boire à loisir
Du ciel, de l'azur,
Jamais
Je ne m'en priverais." (Guillevic 1907 - 1997  Quotidiennes)

Cet état de perfection perdu, un yogi sait qu’il peut le réaliser – j’allais dire le réactiver - (c’est la Libération, ou l’Éveil). Les deux termes sont parlants : je me libère de ce qui occulte ma perception de la réalité (libération), je sors de cet état de rêve dans lequel je prends pour réel ce qui n’est qu’illusion (éveil).
Si, en revanche, j’ignore le chemin à emprunter pour me libérer (voie yogique, mystique ou autre) ou si je ne crois pas à son pouvoir, je macère dans une frustration sans fin.

La littérature de tous les siècles rend compte de cette quête dans laquelle s'engagent les auteurs, directement ou à travers les personnages de leurs fictions.

Et souvent la poésie (puisque c’est d’elle dont on va parler) devient le véhicule par lequel l’artiste se transporte par l’imagination dans l’évocation de ce paradis perdu. Pourtant l’écriture ne résout rien car l’exil persiste. L’écrivain demeure nostalgique, non comblé, malheureux (sans quoi d’ailleurs il n’écrirait pas). Pourtant l’acte créateur, le fait de frôler l’absolue beauté est pour lui une raison de continuer à vivre dans cette illusion, souvent consciente et entretenue, qu’au bout de l’écriture il y a la lumière et une forme de liberté – à défaut de libération.

Il est évident que, sur le plan spirituel, un poète qui attendrait de l’écriture son salut, l’Eveil (au sens bouddhiste) n’est pas sur la bonne voie. Car l’écriture, même poétique, est le résultat de la réflexion, de l’imagination, de la mémoire, elle reste opération du mental. Elle ne peut donc conduire hors de cette sphère mentale, même si des intuitions fulgurantes autorisent qq brèves incursions vers un au-delà de l’intellect.

Les artistes concernés par cette quête sont rarement dupes et, s’ils ont cru un jour pouvoir accéder à la félicité par la création d’un absolu chef-d’œuvre, cela demeure une errance de jeunesse ou, comme dit P. Delaveau (né en 1950) un "rêve : "Comme écrivain, oui, il y a ce rêve de parvenir au vers absolu.Rimbaud qui a cru dans le pouvoir de ladite poésie comme moyen de réalisation personnel, ne tarde pas à constater que la poésie, même accompagnée du "dérèglement de tous les sens " comme il dit, ne peut être une clé ouvrant la porte du paradis intérieur :
"Pleurant, je voyais de l’or et ne pus boire "

Et Mallarmé, à qui j’emprunte l’intitulé de cette présentation, que dit-il ? A peu près la même chose :
"De l'éternel azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs
Le poète impuissant qui maudit son génie
A travers un désert stérile de Douleurs.

Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde

Avec l'intensité d'un remords atterrant,
Mon âme vide. Où fuir ? Et quelle nuit hagarde
Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant ?


Brouillards, montez ! versez vos cendres monotones
Avec de longs haillons de brume dans les cieux
Que noiera le marais livide des automnes
Et bâtissez un grand plafond silencieux !

[...]

En vain ! L'Azur triomphe, et je l'entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angélus !

Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr.
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L'Azur !  L'Azur ! L'Azur ! L'Azur !"
(1864)

Avant d’examiner en quoi la poésie est une quête de l’Azur (= de l’absolu, du divin…) une quête qui ne dit pas toujours son nom en ce qu’elle ne définit pas toujours son objet, il est nécessaire de s’arrêter sur un mythe qui, depuis les temps les plus reculés, met en scène cette nostalgie d’un paradis perdu inhérent au fait même d’exister.

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