Rencontre sur le Mékong

vendredi 1 mai 2020

PLANETE EN BASCULE

LE POINT DE BASCULE
Regards croisés
 (1/2)


En quelques mois les Français les moins au fait de l'actualité ont appris un nouveau mot. Émissions diverses ou articles de presse, conférences relayées par Youtube et les réseaux sociaux, parlent abondamment de collapsologie. Ce néologisme créé par Pablo Servigne[1], a son équivalent français – l'Effondrement. Pablo Servigne, Raphaël Stevens mais aussi un nombre important d'autres spécialistes (dont l'ancien ministre Yves Cochet, J.-M. Jancovici, Arthur Keller, Vincent Mignerot…) démontrent la fin inéluctable et proche (20 ans, 30 ans, sont les chiffres que plusieurs se risquent à articuler) de notre civilisation industrielle et l'entrée dans une ère qui verra se succéder les crises financières, économiques, socio-politiques et humaines (famines, migrations gigantesques, guerres multiples) dues non seulement aux problèmes climatiques mais également à l'épuisement des énergies fossiles à commencer par le pétrole[2], les "terres rares", dont dépendent nos techniques les plus en pointe (informatique, communications, aéronautique, médecine, etc.) et tout ce qui s'y rattache, y compris l'agriculture. Certains documentaires, montrant les réactions en chaîne qu'entraîneront ces pénuries, décrivent un monde apocalyptique. Comment rester dans le déni ? La "capacité de charge"[3] de notre planète est actuellement dépassée et la civilisation thermo-industrielle est condamnée – après avoir entraîné la destruction partielle de l'environnement naturel (60% des vertébrés ont disparu en 40 ans[4], plus de 75% des terres cultivables sont dégradées[5], etc.)
"Est-il trop tard ? Y a-t-il encore des solutions ?" sont évidemment les questions sans cesse posées. La croissance n'étant plus possible (fin des ressources) et personne ou presque n'acceptant la décroissance (pourtant déjà amorcée), la situation n'a évidemment pas grand-chose de réjouissant. Des solutions à l'Effondrement ? Il n'y en a pas, regrettent les spécialistes. Des remèdes pour lui faire face, éventuellement, pour réussir à survivre sachant que, contrairement à ce que prévoient actuellement les statisticiens de l'ONU (qui se trompent systématiquement) nous ne seront certainement pas 10 milliards en 2050…

DES (RÉ)ACTIONS LOCALES

Un second vocable, lié au premier, s'est répandu aussi rapidement : le survivalisme. Il désigne la mise en place des moyens qui permettraient de survivre un temps à l'Effondrement. Les survivalistes sont des individus richissimes qui ont acheté des îles et en ont fait des forteresses suréquipées (armes et vivres), mais aussi des groupes solidaires ayant pour objectif de mettre en place les moyens de (sur)vivre en autonomie. Les écovillages, les "villes en transitions" (nées en Angleterre en 2006) qui apparaissent dans le monde appuient leurs espoirs sur la solidarité et la collaboration. Ces initiatives géographiquement dispersées et émiettées idéologiquement, procèdent directement ou non de ce constat de Pierre Rabhi :"La meilleure façon de m'insurger a été de tenter de construire d'autres choses, avec une autre logique." (Le Monde magazine, 4 juin 2011)


Une prise de conscience se fait donc actuellement et des individus de bonne volonté se regroupent, amorcent des actions collectives vertueuses… Mais au regard de la population mondiale (7,8 milliards à ce jour) cette évolution des mentalités ne touche qu'une infime minorité de personnes engagées ; leur action peut objectivement apparaître comme celle de fourmis dissidentes essayant d'échapper aux rouleaux compresseurs des multinationales, des structures financières et des entreprises gigantesques pour lesquelles seule compte la croissance aveugle.
Au vu de l'actualité le combat semble perdu d'avance : dans ce monde d'avidité illimitée, l'empathie et le sens du partage ne sont pas de mise. Il serait chimérique d'imaginer que les détenteurs du pouvoir et de la richesse opéreront un retournement de leur politique. Les initiatives de résistance mises en place ici et là en témoignent : personne n'attend rien des leaders ou des soi-disant représentants du peuple, quel que soit leur bord et quelles que soient leurs promesses électorales : depuis des milliers d'années les possédants, qui ne cessent d'augmenter leur fortune[6], n'ont jamais rien lâché. Pourquoi le feraient-ils maintenant ? De plus le tempérament humain est tel que nombre des foyers de résistance peinent à tenir la distance : la peur ni la bonne volonté ne débarrassent pas les humains de leurs défauts.

LE POINT DE VUE DE QUELQUES GRANDS PENSEURS

Si les actions collectives fleurissent peu à peu dans le monde, pour ceux qui, sans se lancer dans une vie communautaire, savent et analysent le phénomène, il est une autre manière moins visible de passer à l'action : informer,  sensibiliser les foules, les inciter à s'éveiller, à réagir et à partager cette certitude : le salut de l'humanité dépend d'abord de la transformation individuelle de ceux qui la constituent. C'est ce point de vue peu abordé que nous allons considérer.
Nous arrêter aux intervenants qui font l'actualité aurait été redondant : on les voit, on les entend partout. Il nous a paru plus instructif de poser notre regard sur quelques personnages qui, bien avant les événements actuels, ont clairement perçu le précipice vers lequel courait déjà notre civilisation.
Nous avons donc choisi quelques-unes des figures les plus inspirantes de notre temps (un seul d'entre eux est encore en vie – Edgar Morin). Leur longue existence et l'expérience de désastres passés (comme la seconde guerre mondiale) a rendu leur regard lucide, leurs analyses pénétrantes et leur connaissance de l'âme humaine extrêmement riche. Tous ont voué leur maturité à scruter le devenir du phénomène humain. Tous savent que la planète Terre a connu cinq extinctions massives et que la sixième se profile, due non pas à des phénomènes biochimiques ou exogènes, mais, fait unique, à ses enfants eux-mêmes… Tous enfin possèdent un regard pénétrant, portant bien au-delà des contingences économiques, politiques, techniques, et ont développé une philosophie humaniste ou une spiritualité qui ne se réduit pas à la pratique limitante d'une religion dogmatique[7].
Comment voient-ils l'avenir ?

Pierre Teilhard de Chardin
Teilhard de Chardin, paléontologue, jésuite, mort en 1955, prédisait qu'ayant réalisé son extension dans l'espace environnant, l'homme se tournerait davantage vers lui-même. Face à la densité résultant d'une compression sur elle-même, la Vie répondrait à la complexité technique, économique et sociale par une "sur-conscientisation" croissante.
La matière constituant l'univers est "soumise à un processus directionnel qui l'achemine [] vers des structures progressivement compliquées []" jusqu'à l'entropie. Aussi, "le monde matériel se présente comme une réalité en genèse – une réalité qui naît, s'organise et grandit ; comme une réalité aussi qui se défait, qui s'épuise et qui meurt." [8]  De plus l'univers possède une conscience habitant tous les corpuscules constitutifs de la matière. Et cette conscience croît.
Un âge nouveau a donc commencé sur la Terre : l'humain va progressivement accéder à un comportement de plus en plus responsable ; il deviendra capable de coopérer, d'acquérir une conscience planétaire et franchira ainsi une étape le menant à la noosphère[9] que Teilhard de Chardin nomme le "point Oméga", de nature supra humaine, "sommet dont la Vie ne redescendra plus".
Cette vision est optimiste ; le philosophe se refuse en effet à toute conception d'un monde absurde et considère notre planète et ses habitants en route vers une évolution toujours plus complexe nous engageant à vivre "tous ensemble dans une étreinte qui tend à nous parfaire chacun en nous liant à tous les autres à la fois"[10]. Le monde humain fait bloc et converge vers l'"ultra-humain" : "Le plus grand événement aujourd'hui en cours dans l'histoire de la Terre serait peut-être bien la découverte graduelle ­– par ceux qui savent voir – non pas seulement de Quelque chose, mais de Quelqu'un, au sommet engendré par la convergence sur lui-même de l'Univers en évolution." [11]
On s'en doute, aucune durée concernant cette évolution n'est précisée.

Michel Serres
Le regard critique du philosophe et historien des sciences, mort en juin 2019, très différent de celui que nous venons d'examiner très brièvement, se pose principalement sur la manière dont l'homme traite la Terre. Dans Le temps des crises, il interroge : "Ne riez-vous pas aux larmes que les États du monde envoient des politiques comme ambassadeurs pour traiter les questions concernant le climat, les pôles ou les mers, alors qu'ils n'en parlent point les codes et que glaciologues, physiciens du globe ou océanographes, muets, en estiment exactement les menaces ?"  Il n'est donc pas dupe quant aux solutions dont on pourrait espérer qu'elles soient sinon trouvées, du moins mises en œuvre par nos dirigeants :
"Nous croyons que cent négociations, entre syndicats et gouvernement, puis entre gouvernements dans des assemblées internationales, où chacun défend ses propres intérêts, que ces duels perpétuels réservent ou résoudront les questions, extérieures à ces débats, concernant l'air irrespirable, l'eau et la vie prodigieuse des mers, le feu et l'énergie, la disparition foudroyante des espèces vivantes, etc."
Son regard est donc loin d'être optimiste : « Je suis certain que nous allons désormais à une catastrophe dont notre histoire ne nous donne aucun exemple », écrivait-il, « si nous ne changeons pas au plus vite nos coutumes, notre économie et nos politiques [12]»
Constatant que nous "dépendons des choses qui dépendent de nous", il préconise une remise en perspective du "fait anthropologique" qu'on pourrait assimiler à une vision d'ordre spirituel, à condition de considérer ce dernier terme dans son sens général, permettant par exemple de concevoir un athéisme spirituel – une élévation de l'être dépassant sa condition immanente (le philosophe Comte-Sponville parle de "spiritualité sans Dieu".)
Si nous ne voulons pas mourir de la mort à laquelle nous menons notre planète (mais notre planète ressuscitera), nous devons faire en sorte d'établir avec elle un "contrat de symbiose", renouer avec elle et le vivant, en vue d'un épanouissement commun.
"C’est dire aussi que le contrat naturel se conjugue nécessairement au pluriel car il y a autant de regards sur la nature qu’il y a de sociétés. Pour Michel Serres, la grande transformation que nos sociétés doivent réaliser suppose de profonds changements dans les institutions, les pratiques, les technologies, les politiques, les modes de vie et de pensée dominants." (Libération du 1er juillet 2019)
Là encore, d'aucuns estimeront utopique la réalisation de ces "profonds changements" car les années passent ; l'immobilisme atterrant des pouvoirs en place se poursuit et on se gargarise stupidement du terme de "transition" alors que c'est une révolution radicale et immédiate qu'il faudrait. Michel Serres se garde bien d'ailleurs d'affirmer que ce changement de cap se produira.

Edgar Morin
Le philosophe, né en 1921, regrette que, dans cette époque régressive (sic), la pensée actuelle des dirigeants ne prenne pas en compte les périls que court l'humanité, (ce qui, soit dit en passant, nous mène droit vers ce qu'il appelle les "systèmes néo-autoritaires", préférant cette expression à "populismes")
"Le pire est à venir de la conjonction de cinq caractéristiques majeures de la globalisation: une machine inégalitaire qui mine les tissus sociaux et attise les tensions protectrices; un chaudron qui brûle les ressources rares, encourage les politiques d'accaparement et accélère le réchauffement de la planète; une machine à inonder le monde de liquidités et à encourager l'irresponsabilité bancaire; un casino où s'expriment tous les excès du capitalisme financier; une centrifugeuse qui peut faire exploser l'Europe"[13]
En même temps il estime extrêmement difficile de comprendre les processus qui engendreront  la catastrophe car on vit au jour le jour, les menaces sont diffuses, on ne peut les intégrer mentalement comme réelles et le seul réveil possible ne peut se produire que brusquement, face à l'événement en train de se déployer. Nous dormons éveillés, évoluons dans un somnambulisme soigneusement entretenu par les technocrates pour qui les citoyens sont avant tout des objets de calculs et de profit qu'il convient bien sûr de garder le plus possible sous anesthésie…
Quant aux éventuels remèdes susceptibles de secouer les masses, à la possibilité d'électrochocs salutaires, Edgar Morin n'en perçoit pas mais estime que, par la parole et par les écrits il peut jouer un rôle d'éveilleur. Il est vrai que le type de pensée qui lui est propre, très libre et impitoyablement lucide s'avère efficace. Mais dans quelle proportion est-elle entendue ? Que pèsent les 109 000 followers qu'il évoque dans son interview récente sur Thinkerview, face aux 7,8 milliards que nous sommes ? Néanmoins, concédons que si une majorité d'individus finissent par clamer leur refus de ce vers quoi on court, l'incendie qui embrase notre monde pourrait être éteint avant de tout consumer.

Hormis les points de vue de ces figures illustres, nous avons estimé pertinent (et puis revue de yoga oblige !) de leur adjoindre ceux de deux penseurs indiens. Ces deux personnages ne sont plus physiquement parmi nous. Mais l'un comme l'autre, bien avant qu'on parle d'Effondrement, avaient clairement perçu que l'espèce humaine, telle qu'elle fonctionnait déjà au début du XXe siècle, ne pouvait qu'arriver à son terme. Il était donc crucial d'opérer un changement radical pouvant seul permettre, sinon la survie de l'espèce, du moins sa mutation. Car ladite espèce se trouve plus que jamais à un point de bascule, un peu le même que celui apparu en ce lointain moment où les reptiles ne pouvaient survivre que si des ailes leur poussaient…

(à suivre)





[1] Lire Comment tout peut s'effondrer (2015) puis Une autre fin du monde est possible (2018)
[2] Les réserves ne manquent pas mais leur accessibilité exige de produire plus d'énergie que celle qui serait récupérée – comme actuellement au Venezuela. (c'est le TRE = "Taux de Retour Énergétique").
[3] Ce que peut supporter la nature.
[4] Rapport du WWF oct. 2018.
[5] National geographic https: //www.nationalgeographic.fr/environnement/plus-de-75-des-terres-de-la-planete-sont-degradees
[6] Les entreprises du CAC 40 ont versé 57 milliards à leurs actionnaires en 2018, record qui sera battu fin 2019.
[7] Le Père T. de Chardin était certes catholique mais sa liberté de pensée valut à ses ouvrages d'être interdits par l'Église des années durant.
[8] E. Boné, La vision dynamique de Teilhard de Chardin sur l'Univers, Revue théologique de Louvain, 1982.
[9] Terme introduit pas T. de C. en 1922 et désignant la sphère de l'esprit, de la pensée (venant après la géosphère et la biosphère).
[10] Ibid.
[11] Teilhard de Chardin, Sur l'existence probable en avant de nous d'un ultra-humain, 1950.
[12] Le Contrat naturel, Flammarion, 2009.
[13]  La Voie, Fayard, 2011

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