LE POINT DE BASCULE
Regards croisés
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En quelques mois les Français les moins au fait de
l'actualité ont appris un nouveau mot. Émissions diverses ou articles de presse,
conférences relayées par Youtube et les réseaux sociaux, parlent abondamment de
collapsologie. Ce néologisme créé par
Pablo Servigne[1], a son
équivalent français – l'Effondrement.
Pablo Servigne, Raphaël Stevens mais aussi un nombre important d'autres spécialistes
(dont l'ancien ministre Yves Cochet, J.-M. Jancovici, Arthur Keller, Vincent
Mignerot…) démontrent la fin inéluctable et proche (20 ans, 30 ans, sont les
chiffres que plusieurs se risquent à articuler) de notre civilisation
industrielle et l'entrée dans une ère qui verra se succéder les crises financières,
économiques, socio-politiques et humaines (famines, migrations gigantesques,
guerres multiples) dues non seulement aux problèmes climatiques mais également
à l'épuisement des énergies fossiles à commencer par le pétrole[2],
les "terres rares", dont dépendent nos techniques les plus en pointe
(informatique, communications, aéronautique, médecine, etc.) et tout ce qui s'y
rattache, y compris l'agriculture. Certains documentaires, montrant les réactions
en chaîne qu'entraîneront ces pénuries, décrivent un monde apocalyptique.
Comment rester dans le déni ? La "capacité
de charge"[3] de notre
planète est actuellement dépassée et la civilisation thermo-industrielle est
condamnée – après avoir entraîné la destruction partielle de l'environnement
naturel (60% des vertébrés ont disparu en 40 ans[4],
plus de 75% des terres cultivables sont dégradées[5],
etc.)
"Est-il
trop tard ? Y a-t-il encore des solutions ?" sont évidemment les
questions sans cesse posées. La croissance n'étant plus possible (fin des
ressources) et personne ou presque n'acceptant la décroissance (pourtant déjà
amorcée), la situation n'a évidemment pas grand-chose de réjouissant. Des
solutions à l'Effondrement ? Il n'y en a pas, regrettent les spécialistes. Des
remèdes pour lui faire face, éventuellement, pour réussir à survivre sachant
que, contrairement à ce que prévoient actuellement les statisticiens de l'ONU
(qui se trompent systématiquement) nous ne seront certainement pas 10 milliards
en 2050…
DES
(RÉ)ACTIONS LOCALES
Un second vocable, lié au premier, s'est répandu
aussi rapidement : le survivalisme.
Il désigne la mise en place des moyens qui permettraient de survivre un temps à
l'Effondrement. Les survivalistes sont
des individus richissimes qui ont acheté des îles et en ont fait des
forteresses suréquipées (armes et vivres), mais aussi des groupes solidaires
ayant pour objectif de mettre en place les moyens de (sur)vivre en autonomie.
Les écovillages, les "villes en transitions" (nées en Angleterre en
2006) qui apparaissent dans le monde appuient leurs espoirs sur la solidarité
et la collaboration. Ces initiatives géographiquement dispersées et émiettées
idéologiquement, procèdent directement ou non de ce constat de Pierre Rabhi :"La meilleure façon de m'insurger a été
de tenter de construire d'autres choses, avec une autre logique." (Le Monde magazine, 4 juin 2011)
Une prise de conscience se fait donc actuellement
et des individus de bonne volonté se regroupent, amorcent des actions
collectives vertueuses… Mais au regard de la population mondiale (7,8 milliards
à ce jour) cette évolution des mentalités ne touche qu'une infime minorité de
personnes engagées ; leur action peut objectivement apparaître comme celle de fourmis
dissidentes essayant d'échapper aux rouleaux compresseurs des multinationales, des
structures financières et des entreprises gigantesques pour lesquelles seule
compte la croissance aveugle.
Au vu de l'actualité le combat semble perdu d'avance
: dans ce monde d'avidité illimitée, l'empathie et le sens du partage ne sont
pas de mise. Il serait chimérique d'imaginer que les détenteurs du pouvoir et de
la richesse opéreront un retournement de leur politique. Les initiatives de
résistance mises en place ici et là en témoignent : personne n'attend rien des leaders
ou des soi-disant représentants du peuple, quel que soit leur bord et quelles
que soient leurs promesses électorales : depuis des milliers d'années les
possédants, qui ne cessent d'augmenter leur fortune[6],
n'ont jamais rien lâché. Pourquoi le feraient-ils maintenant ? De plus le
tempérament humain est tel que nombre des foyers de résistance peinent à tenir
la distance : la peur ni la bonne volonté ne débarrassent pas les humains de
leurs défauts.
LE POINT
DE VUE DE QUELQUES GRANDS PENSEURS
Si les actions collectives fleurissent peu à peu
dans le monde, pour ceux qui, sans se lancer dans une vie communautaire, savent
et analysent le phénomène, il est une autre manière moins visible de passer à
l'action : informer, sensibiliser les
foules, les inciter à s'éveiller, à réagir et à partager cette certitude : le
salut de l'humanité dépend d'abord de la transformation individuelle de ceux
qui la constituent. C'est ce point de vue peu abordé que nous allons
considérer.
Nous arrêter aux intervenants qui font l'actualité
aurait été redondant : on les voit, on les entend partout. Il nous a paru plus instructif
de poser notre regard sur quelques personnages qui, bien avant les événements
actuels, ont clairement perçu le précipice vers lequel courait déjà notre
civilisation.
Nous avons donc choisi quelques-unes des figures
les plus inspirantes de notre temps (un seul d'entre eux est encore en vie – Edgar
Morin). Leur longue existence et l'expérience de désastres passés (comme la
seconde guerre mondiale) a rendu leur regard lucide, leurs analyses pénétrantes
et leur connaissance de l'âme humaine extrêmement riche. Tous ont voué leur maturité
à scruter le devenir du phénomène humain. Tous savent que la planète Terre a
connu cinq extinctions massives et que la sixième se profile, due non pas à des
phénomènes biochimiques ou exogènes, mais, fait unique, à ses enfants
eux-mêmes… Tous enfin possèdent un regard pénétrant, portant bien au-delà des
contingences économiques, politiques, techniques, et ont développé une
philosophie humaniste ou une spiritualité qui ne se réduit pas à la pratique
limitante d'une religion dogmatique[7].
Comment voient-ils l'avenir ?
Pierre Teilhard
de Chardin
Teilhard de Chardin, paléontologue, jésuite, mort
en 1955, prédisait qu'ayant réalisé son extension dans l'espace environnant,
l'homme se tournerait davantage vers lui-même. Face à la densité résultant d'une
compression sur elle-même, la Vie répondrait à la complexité technique,
économique et sociale par une "sur-conscientisation" croissante.
La matière constituant l'univers est "soumise à un processus directionnel
qui l'achemine […] vers des
structures progressivement compliquées […]" jusqu'à
l'entropie. Aussi, "le monde matériel se présente comme une réalité en
genèse – une réalité qui naît, s'organise et grandit ; comme une réalité aussi
qui se défait, qui s'épuise et qui meurt." [8] De plus l'univers possède une conscience
habitant tous les corpuscules constitutifs de la matière. Et cette conscience
croît.
Un âge nouveau a donc commencé sur la Terre :
l'humain va progressivement accéder à un comportement de plus en plus
responsable ; il deviendra capable de coopérer, d'acquérir une conscience
planétaire et franchira ainsi une étape le menant à la noosphère[9]
que Teilhard de Chardin nomme le "point
Oméga", de nature supra humaine, "sommet dont la Vie ne redescendra plus".
Cette vision est optimiste ; le philosophe se
refuse en effet à toute conception d'un monde absurde et considère notre
planète et ses habitants en route vers une évolution toujours plus complexe
nous engageant à vivre "tous
ensemble dans une étreinte qui tend à nous parfaire chacun en nous liant à tous
les autres à la fois"[10].
Le monde humain fait bloc et converge vers l'"ultra-humain" : "Le plus grand événement aujourd'hui en cours
dans l'histoire de la Terre serait peut-être bien la découverte graduelle –
par ceux qui savent voir – non pas seulement de Quelque chose, mais de
Quelqu'un, au sommet engendré par la convergence sur lui-même de l'Univers en
évolution." [11]
On s'en doute, aucune durée concernant cette
évolution n'est précisée.
Michel
Serres
Le regard critique du philosophe
et historien des sciences, mort en juin 2019, très différent de celui que nous
venons d'examiner très brièvement, se pose principalement sur la manière dont
l'homme traite la Terre. Dans Le temps
des crises, il interroge : "Ne riez-vous pas aux larmes que les États du monde envoient des
politiques comme ambassadeurs pour traiter les questions concernant le climat,
les pôles ou les mers, alors qu'ils n'en parlent point les codes et que
glaciologues, physiciens du globe ou océanographes, muets, en estiment
exactement les menaces ?" Il n'est donc pas dupe
quant aux solutions dont on pourrait espérer qu'elles soient sinon trouvées, du
moins mises en œuvre par nos dirigeants :
"Nous croyons que cent négociations, entre
syndicats et gouvernement, puis entre gouvernements dans des assemblées
internationales, où chacun défend ses propres intérêts, que ces duels
perpétuels réservent ou résoudront les questions, extérieures à ces débats,
concernant l'air irrespirable, l'eau et la vie prodigieuse des mers, le feu et
l'énergie, la disparition foudroyante des espèces vivantes, etc."
Son
regard est donc loin d'être optimiste : « Je suis certain que nous allons
désormais à une catastrophe dont notre histoire ne nous donne aucun
exemple »,
écrivait-il, « si nous ne changeons pas au plus vite nos coutumes,
notre économie et nos politiques [12]»
Constatant que nous
"dépendons des choses qui dépendent
de nous", il préconise une remise en perspective du "fait anthropologique" qu'on
pourrait assimiler à une vision d'ordre spirituel, à condition de considérer ce
dernier terme dans son sens général, permettant par exemple de concevoir un
athéisme spirituel – une élévation de l'être dépassant sa condition immanente (le
philosophe Comte-Sponville parle de "spiritualité
sans Dieu".)
Si nous ne voulons pas
mourir de la mort à laquelle nous menons notre planète (mais notre planète
ressuscitera), nous devons faire en sorte d'établir avec elle un "contrat de symbiose", renouer avec
elle et le vivant, en vue d'un épanouissement commun.
"C’est dire aussi que le contrat naturel
se conjugue nécessairement au pluriel car il y a autant de regards
sur la nature qu’il y a de sociétés. Pour Michel Serres, la grande
transformation que nos sociétés doivent réaliser suppose de profonds
changements dans les institutions, les pratiques, les technologies, les
politiques, les modes de vie et de pensée dominants." (Libération du 1er
juillet 2019)
Là encore, d'aucuns
estimeront utopique la réalisation de ces "profonds changements" car les années passent ; l'immobilisme atterrant
des pouvoirs en place se poursuit et on se gargarise stupidement du terme de
"transition" alors que c'est une révolution radicale et immédiate qu'il
faudrait. Michel Serres se garde bien d'ailleurs d'affirmer que ce changement
de cap se produira.
Edgar
Morin
Le philosophe, né en 1921, regrette que, dans
cette époque régressive (sic), la pensée actuelle des dirigeants ne prenne pas
en compte les périls que court l'humanité, (ce qui, soit dit en passant, nous
mène droit vers ce qu'il appelle les "systèmes
néo-autoritaires", préférant cette expression à "populismes")
"Le pire est à venir de la conjonction de
cinq caractéristiques majeures de la globalisation: une machine inégalitaire qui
mine les tissus sociaux et attise les tensions protectrices; un chaudron qui
brûle les ressources rares, encourage les politiques d'accaparement et accélère
le réchauffement de la planète; une machine à inonder le monde de liquidités et
à encourager l'irresponsabilité bancaire; un casino où s'expriment tous les
excès du capitalisme financier; une centrifugeuse qui peut faire exploser
l'Europe"[13]
En même temps il estime extrêmement difficile de
comprendre les processus qui engendreront la catastrophe car on vit au jour le jour, les
menaces sont diffuses, on ne peut les intégrer mentalement comme réelles et le
seul réveil possible ne peut se produire que brusquement, face à l'événement en
train de se déployer. Nous dormons éveillés, évoluons dans un somnambulisme soigneusement
entretenu par les technocrates pour qui les citoyens sont avant tout des objets
de calculs et de profit qu'il convient bien sûr de garder le plus possible sous
anesthésie…
Quant aux éventuels remèdes susceptibles de secouer
les masses, à la possibilité d'électrochocs salutaires, Edgar Morin n'en
perçoit pas mais estime que, par la parole et par les écrits il peut jouer un
rôle d'éveilleur. Il est vrai que le type de pensée qui lui est propre, très
libre et impitoyablement lucide s'avère efficace. Mais dans quelle proportion
est-elle entendue ? Que pèsent les 109 000 followers
qu'il évoque dans son interview récente sur Thinkerview,
face aux 7,8 milliards que nous sommes ? Néanmoins, concédons que si une
majorité d'individus finissent par clamer leur refus de ce vers quoi on court,
l'incendie qui embrase notre monde pourrait être éteint avant de tout consumer.
Hormis les points de vue de ces figures illustres,
nous avons estimé pertinent (et puis revue de yoga oblige !) de leur adjoindre ceux
de deux penseurs indiens. Ces deux personnages ne sont plus physiquement parmi
nous. Mais l'un comme l'autre, bien avant qu'on parle d'Effondrement, avaient
clairement perçu que l'espèce humaine, telle qu'elle fonctionnait déjà au début
du XXe siècle, ne pouvait qu'arriver à son terme. Il était donc crucial
d'opérer un changement radical pouvant seul permettre, sinon la survie de
l'espèce, du moins sa mutation. Car ladite espèce se trouve plus que jamais à
un point de bascule, un peu le même que celui apparu en ce lointain moment où les
reptiles ne pouvaient survivre que si des ailes leur poussaient…
(à suivre)
[1] Lire Comment tout peut s'effondrer (2015) puis Une autre fin du monde
est possible (2018)
[2] Les réserves ne manquent pas
mais leur accessibilité exige de produire plus d'énergie que celle qui serait
récupérée – comme actuellement au Venezuela. (c'est le TRE = "Taux de
Retour Énergétique").
[3] Ce que peut supporter la nature.
[4] Rapport du WWF oct. 2018.
[5] National geographic https: //www.nationalgeographic.fr/environnement/plus-de-75-des-terres-de-la-planete-sont-degradees
[6] Les entreprises du CAC 40 ont
versé 57 milliards à leurs actionnaires en 2018, record qui sera battu fin
2019.
[7] Le Père T. de Chardin était
certes catholique mais sa liberté de pensée valut à ses ouvrages d'être
interdits par l'Église des années durant.
[8] E. Boné, La vision dynamique de Teilhard de Chardin sur l'Univers, Revue
théologique de Louvain, 1982.
[9] Terme introduit pas T. de C. en
1922 et désignant la sphère de l'esprit, de la pensée (venant après la
géosphère et la biosphère).
[10] Ibid.
[11] Teilhard de Chardin, Sur l'existence probable en avant de nous
d'un ultra-humain, 1950.
[12] Le
Contrat naturel, Flammarion, 2009.
[13] La Voie, Fayard, 2011
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