Rencontre sur le Mékong

samedi 14 décembre 2013

YAMA ET NIYAMA (5) Brahmacharya - la chasteté -

Yoga sutra, II, 38, Brahmacharya - la chasteté 


Le yoga condamnerait-il ce qui nous séduit le plus ? Si l'on cherche à comprendre vraiment ce que sous-tend ce yama, on n'y trouve rien que de très acceptable...


Ce sutra, comme beaucoup d'autres, est diversement traduit. I.K. Taimni parle de "continence sexuelle" pour "plus de vigueur". On trouve aussi "abstention d'incontinence" (trad. de G. Francis dans le livre d'A. Bailey). Souvent on trouvera aussi "modération" - ce qui met cet état à la portée de tous.
Il semblerait bien que si la chasteté pure et dure est exigée par certains yogi, c'est pour éviter de gaspiller cette énergie fondamentale et l'utiliser sur des plans supérieurs. Comme le dit Taimni "l'énergie sexuelle peut être considérée comme n'étant que la forme grossière de cette énergie plus subtile qui est appelée Oja." Il s'agirait donc d'une sublimation que seuls peuvent réussir ceux qui maîtrisent parfaitement leur instinct sexuel "et pas ceux qui s'abstiennent seulement un certain temps d'en user."
Vu ainsi, le projet est difficile : il ne s'agit pas seulement de refuser l'acte mais également et surtout de contrôler les pensées qui sont à l'origine du désir, de telle sorte "que la plus légère stimulation de nos instincts sexuels n'est possible à aucun moment." Autant dire que cet état  - qui n'est pas un refoulement - n'est pas accessible au premier venu, fût-il un yogi de longue date.

Pour les moins avancés qui n'accèdent pas encore pleinement à brahmacharya, il est toujours possible de ne pas se soumettre systématiquement aux exigences des pulsions sexuelles. Céder à toute envie dès qu'elle se fait jour, c'est se rendre dépendant d'un mécanisme psycho-mental (un de plus !) donc perdre un peu davantage de sa liberté et de l'énergie qu'on a décidé d'orienter vers l'essentiel. 
Gaspiller ce potentiel serait une attitude aussi fausse que d'en nier l'utilité.

Nous n'évoquerons pas l'utilité physiologique de cette faculté que la nature nous a donnée mais l'utilité philosophique et spirituelle. En effet, le plaisir sexuel est considéré par certains auteurs comme les prémices de la béatitude à venir. Sa limite nous ramènerait à nos limites actuelles, notre état d'imperfection. 

En nous gardant de pousser trop loin ce qui n'est qu'une analogie, il demeure certain que pour l'être humain, constamment en quête de bonheur, le plaisir sexuel ouvre par sa fulgurance une zone de conscience extra-ordinaire car l'ego s'éclipse. Tensions, peurs, tiraillement, tout ce qui nous limite s'évanouit. Ce moment d'une infime durée semble contenir l'éternité et laisse en nous le souvenir d'un état non contraint par le relatif. Il nous emporte au-delà des contingences. Que l'orgasme survienne et le mental disparaît avec tout ce qu'il charrie de freins et d'obstacles divers : "je" n'existe plus. La conscience d'être pleinement, absolument, outrepasse toutes les frontières qui enserrent et asphyxient le moi habituel. 
Voici ce qu'en dit Denise Desjardins :
"Est-ce égoïsme ? Est-ce se servir du partenaire pour atteindre un état autre ? Est-ce nier la personne pour atteindre un état autre ? Mini-samâdhi, égoïsme ou partage d'un états de conscience élevé, peu importa le nom qu'on lui attribue. Le fait est là, qui donne une dimension plus vaste à l'être humain (...) L'amour et l'amour sexuel ouvrent une porte vers un monde plus haut, plus vaste. L'appel de l'âtman (le Soi), du fond de la "caverne du coeur" où il réside, trouve son écho dans cet amour qui le reflète." (Mère, sainte et courtisane, La Table ronde, p.66)

Ce point de vue trouve sa justification dans la Brhad Aranyaka Upanishad. Le sage Yâjnavalkya explique que l'élan amoureux est un reflet dévié de l'amour unique dirigé vers le Soi. Ce n'est pas pour l'amour de son mari qu'on chérit son mari, mais pour l'amour du Soi.
Il n'est dès lors pas étonnant que l'acte amoureux soit sacralisé dans de très nombreuses traditions, que ce soit en Inde (où il prend la forme d'un rituel), dans l'Islam ou le Judaïsme (voir A. Chouraqui : La vie quotidienne des Hébreux au temps de la Bible, éd. Hachette), pour ne rien dire du Tantrisme (abordé dans un article de ce blog).

Seulement un risque se cache derrière cette réalité : celui consistant à confondre les moyens et la fin. Sans compter que tout plaisir crée en nous un besoin qui exige réitération et nous emporte dans la roue sans fin du plaisir, donc de la souffrance. 
Comment dès lors, sortir de ce qui peut s'avérer être une impasse ? D'un côté le refoulement qui appelle la négation du désir sexuel ou les mortifications que s'imposent certains ascètes  ; de l'autre côté la quête débridée, parfois frénétique d'un état de bien-être réel mais éphémère et frustrant parce qu'impermanent...

La solution pourrait se trouver dans une attitude toute de bon-sens. Swami Prajnanpad emploie une image : la vie sexuelle est comme une mangue ; elle tombe de l'arbre elle-même lorsqu'elle arrive à maturité. "Le désir d'union physique peut s'élargir, être sublimé par d'autres intérêts (...) La sexualité prend alors une place mineure. Elle peut diminuer, s'enrichir de buts plus grands, sans qu'il soit besoin de la réprimer ou de la supprimer" (ibid)

En un mot, il s'agit ni de brutaliser (plus on réprime, plus on y pense et plus on désire), ni de céder trop fréquemment à ce qui peut devenir une addiction, une obsession et "bien souvent, fausse échappatoire à l'angoisse devant son destin d'homme ou de femme." (ibid)

L'expérience nous prouve par ailleurs que le désir de ne faire qu'un avec l'autre n'est jamais satisfait (et c'est sans doute pourquoi il revient sans cesse), la demande n'ayant pas été comblée en profondeur - ou à peine le temps d'un éclair. L'étreinte, si étroite qu'elle soit, fait disparaître l'autre de notre conscience et nous isole. La fusion totale est donc impossible - elle est tout au plus illusion de fusion.
C'est pourquoi naît parfois la certitude que seule est possible une union sur un plan plus subtil. 
L'acte sexuel aurait alors pour résultat de mener vers la prise de conscience (restant ensuite à intégrer, à expérimenter) que notre plus intime d'unicité, de non-dualité, peut passer dans un premier temps par la voie du corps, mais qu'il ne peut s'y arrêter et doit se vivre aussi sur un plan méta-physique, non dépendant du désir pulsionnel. 

                                                                                                                                     GD


2 commentaires:

  1. Namaste et merci pour l'exploration que votre blog propose.
    L'énergie dégagée par l'abstinence semble être l'un des moyens que recense le yoga pour atteindre l'union au Soi mais, pour ne pas enfreindre le premier yama, votre citation de Swami Prajnanpad est très pertinente, il faut que les conditions soient réunies, que d'autres moyens nous aient peut-être amenés à cette maturité.
    La citation de Denise Desjardins me frappe également, car il n'est pas besoin d'utiliser autrui pour détourner l'ojas de sa destination, mais elle fait pourtant écho aux yama qu'on relie parfois à la discipline vis-à-vis de l'extérieur, les autres, et niyama de l'intérieur, soi-même.
    Le sens donné à brahmacarya est aussi étonnant. L'étymologie du mot comporte le Brahman et la racine verbale CAR- qui signifie aller (entre autre). Avant d'être incorporé aux yama ce mot avait pour signification l'étude du Veda (http://sanskrit.inria.fr/DICO/46.html#brahmacarya) et désigne la première des quatre étapes de la vie brahmanique (de la naissance à la vie d'adulte, 25 ans selon Swami Satyananda) qui consiste à étudier auprès d'un maître dans l'abstinence (certainement pas uniquement sexuelle si l'on se réfère à l'interdit des cinq M).
    C'est je pense ceci, la chasteté pratiquée durant la brahmacarya (sans doute le plus marquant pour une personne de sa puberté à 25 ans), qui a fait de ce mot un synonyme.
    Les autres yama débutant tous avec le préfixe privatif a- confortent le sens de s'abstenir de quelque chose mais n'est-il pas réducteur de limiter ce refrènement à la sexualité ? Le sûtra 38 répond peut-être à la question en expliquant le fruit de ce yama, tout dépend du sens qu'on prête à vîrya et ce qui, selon sa nature, nuit à cela.
    J'entends souvent dire que l'énergie va là où va la pensée et brahmacarya me semble désigner une direction. Puisqu'il n'y a rien qui ne soit étranger au tout, il suffit peut-être de faire don de cette énergie (ou plutôt de la laisser circuler librement) en toute conscience, sans désir obsessionnel du plaisir ni aversion pour sa nature.
    Cordialement

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