Rencontre sur le Mékong

samedi 14 décembre 2013

YAMA ET NIYAMA (4) - Asteya - le non-vol

Yoga sutra, II, 37... Le non-vol... sans oublier la convoitise, à la racine du "vol"

  •  "A celui qui ne vole pas, tous les joyaux deviennent accessibles (E. Wood)
  •  "Quand l'abstention de vol atteint son point de perfection, le yogi peut obtenir tout ce qu'il désire" (A. Bailey)
  •  En étant fermement établi dans l'honnêteté, toutes sortes de gemmes se présentent (devant le yogi)" (Taimni)
  •  "Toutes les richesses possibles se présenteront à celui qui est fermement établi dans l'honnêteté" (Y. Mangeart)

Il y aurait beaucoup à dire sur les nuances qui apparaissent d'une traduction à l'autre... Contentons-nous de relever le point commun de ce sutura concernant le non-vol : en gros, le yogi qui s'abstient de voler obtient la richesse. Le côté "carotte" (le bâton n'étant suggéré qu'a contrario) relève probablement d'un souci pédagogique : les sutra s'adressent à des néophytes encore tendres aux désirs et sensibles aux promesses de récompenses.  Ainsi les Maîtres font-ils progresser les ânes avides de carottes que nous sommes...

Il va de soi que le vol dont il est question ne concerne pas seulement l'appropriation illégale de biens matériels. Celle-ci est plus souvent intellectuelle, affective voire spirituelle. L'attitude juste exclut la possibilité par laquelle il peut nous arriver de revendiquer comme propriété ce qui appartient à autrui. Le désir est le moteur qui induit ce type de comportement. Par exemple je veux m'accaparer les sentiments d'une personne quand ce n'est pas la personne elle-même.
Le langage amoureux regorge de ces expressions qui prétendent exprimer l'amour alors qu'elles ne font qu'affirmer la volonté de possession, humainement et spirituellement illicite. Ce n'est pas par hasard que le vocabulaire employé est alors celui de la violence et de la guerre : pour conquérir F. je fais son siège, je m'empare de son coeur ; enfin, elle se rend et je peux la prendre. Désormais elle à moi, captive...

Ce qui pousse à désirer ce que l'autre possède et que j'aimerais bien posséder aussi, c'est la convoitise. Convoiter (de cupidietare, "désirer avidement"), n'est pas voler mais c'est le moteur qui, toujours, précède et pousse à l'acte de voler. La convoitise s'exerce sur des biens matériels ou abstraits et, plus gravement encore, sur des êtres. Convoiter un homme ou une femme c'est le/la considérer comme objet qu'il s'agit d'avoir. C'est ainsi que fonctionne l'amour-passion qui est toute concupiscence, alors que l'amour vrai est oblation, toujours bienveillant.

La convoitise a elle-même sa source dans la jalousie, apparaissant dès que se fait jour une comparaison. Il/elle a plus d'argent que moi ; je vais tenter de remédier à ce déséquilibre en faisant de sorte de me procurer ce qui me manque, et si ce ne peut être légalement, au diable les scrupules ! Le monde professionnel, en particulier le milieu des affaires et celui de la finance, abondent de ces attitudes de requins d'eau trouble.

La comparaison aiguillonne le désir, la volonté de posséder. Il n'est cependant pas nécessaire de passer à l'acte - le vol - pour que ne soit pas observé asteya. Le désir d'appropriation est déjà un manquement à ce yama. Il focalise une énergie tout entière tendue vers autre chose que l'accomplissement intérieur. Il est égarement.

Jésus ne dit rien moins que cela : "Gardez-vous attentivement de toute cupidité ; car même dans l'abondance, la vie d'un homme ne dépend pas de ce qu'il possède." (Luc, 12)

Gandhi, lui aussi, condamne avec virulence la convoitise : "Désirer mentalement quelque chos appartenant à autrui, ou regarder cette chose avec convoitise, est aussi un vol." Il en va de même pour la possession du superflu : "Un objet, même s'il n'a pas été acquis par vol, doit néanmoins être considéré comme dérobé, si on le possède sans en avoir besoin." Cette vision, que d'aucun jugeront marxisante, et pour excessive qu'elle puisse paraître par les temps qui courent, mérite réflexion : "Les créatures n'ont le droit de posséder que dans la mesure où cela leur est nécessaire pour se remplir l'estomac" (Lettres à l'âshram).

Il serait donc un peu hâtif de voir dans cette exigeante tempérance une forme d'austérité justifiée par le lieu, les conditions économiques difficiles de l'époque et la religion concernée (hindouisme). Chacun connaît le passage des Evangiles où Jésus évoque les oiseaux qui n'ont "ni cellier ni grenier" - donc qui ne thésaurisent pas - et que Dieu nourrit. Nos garde-robes, nos frigos, nos comptes-en-banques ne sont jamais trop pourvus... alors qu'à proximité d'autres claquent des dents pour cause de faim et de froid. Songer à cela tandis que nous sommes à la banque, au supermarché ou au restaurant n'est pas très confortable. Comment assumer ce sentiment de gêne, voire de culpabilité (qui n'a rien de spécifiquement judéo-chrétien), s'il m'envahit ? 

La non-convoitise, conséquemment le non-vol, garantit une forme de sobriété, de retenue qui peut se vivre aussi bien dans l'abondance que dans la pauvreté. Montaigne le bien loti exprime pour lui-même ce constat, dans un aveu qu'il fait avec beaucoup de simplicité : "Je n'ai eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pourtant un règlement d'âme, à le bien prendre, également difficile en toute sorte de condition..." (Essais, II) Néanmoins, on comprendra plus facilement l'avidité d'un démuni que la rapacité d'un milliardaire. Comme on comprendra que Jésus mette en garde les riches : "On ne peut à la fois servir Dieu et Mammon" (Luc, 16). Leur préoccupation, orientée (désorientée, plutôt) part la crainte de perdre et le désir d'accroître leurs biens, les détourne des "joyaux intérieurs" - ce qui rend l'accès au "paradis" (à la sérénité, la délivrance) plus difficile que le passage d'un chameau "par le chas d'une aiguille".

La convoitise nous ferme à tout ce qui n'est pas l'objet convoité. Donc à nous-même, à nos véritables richesses intérieures, et à autrui ; ce, particulièrement dans le domaine des sentiments. Comme dit Proust "on n'aime plus personne dès qu'on aime." Comprenons : on n'aime plus personne lorsqu'on convoite quelqu'un. On n'aime pas non plus la personne convoitée. Ou alors on l'aime comme une proie dont on veut se repaître, physiquement ou affectivement.

Parlant de cet amour (qu'on qualifie fort justement de "dévorant"), le même Proust, en une formule ramassée, dénonce la vanité de notre désir qui prétend posséder "l'enveloppe close d'un être qui par l'intérieur accède é l'infini". Ainsi sommes-nous, sous l'emprise de mâyâ : constamment séduits par l'"enveloppe", les apparences, surtout lorsque celles-ci reflètent la beauté parfois sublime de l'Essence. Nous estimons alors pouvoir nous emparer de l'une en possédant l'autre. Belle erreur par laquelle nous croyons que ce qui Est  peut être capturé. Comment ne pas songer à l'attitude ambiguë de certains disciples envers le Maître : leur vénération fascinée est-elle toujours exempte de convoitise ? Ne cherchent-ils pas à s'approprier sinon ses pouvoirs, du moins son état de sérénité, de bonheur inconditionné ?

Admirer sans convoiter est assez rare. C'est sans doute dans la contemplation esthétique d'une oeuvre d'art que nous vivons le plus purement cet état sans désir. L'oeuvre se possède mais non sa beauté. Alors que les plaisirs charnels, sensuels, nous tiennent en esclavage, le plaisir esthétique nous détache du monde, nous libère.

A nous d'en tirer l'enseignement convenable. Vivre chaque moment comme on écouterait une symphonie n'est sans doute pas aisé. Mais se mettre en harmonie avec l'instant présent, accepter ce qu'il nous offre (souffrance ou bonheur) n'est pas impossible. Accepter ce qui nous est donné sans chercher davantage sur quelque plan que ce soit, crée en nous un espace de détente (l'avide est toujours crispé) qui nous rend plus disponible à autrui et à l'Essentiel. Donc à l'amour auquel ne peut que mener asteya.

                                                                                                                                    GD





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire