Et si de l'effondrement naissait un printemps ?
"Nous
sommes clairement en train de nous détruire nous-mêmes. Mais, dans cet acte
d'autodestruction, quelque chose nous est révélé. De ce point de vue,
l'autodestruction que nous perpétrons sans fin les uns les autres est
l'empreinte intemporelle de cette révélation, exprimée en forme symbolique,
projetée dans le temps, car c'est le milieu par lequel nous pouvons identifier
ce qui est révélé." (Paul
Levy, Activisme politique averti spirituellement.) "L'ouverture ne vient pas en résistant à nos peurs,
mais en arrivant à bien les connaître." (Pema Chödrön, Comfortable With Uncertainty.)
Les spécialistes de l'"effondrement",
dont certains, auto-qualifiés de "collapsologues", ne sont pas, loin
de là, des illuminés[1].
Ingénieurs, philosophes, sociologues, historiens et spécialistes des
biosciences, de l'agroéconomie, etc. ils offrent toutes les garanties de
sérieux et d'équilibre mental lorsqu'ils examinent les réalités géopolitique, économique,
environnementale, énergétique, agricole… du monde actuel et, au vu de données
incontestables, démontrent que la croissance économique arrive à son terme.
Déclin des ressources d'énergie renouvelables, crise de tous les
approvisionnements naturels ou manufacturés, déséquilibres démographiques
renforcés par le changement climatique, ne peuvent qu'aboutir à une économie
"post-carbone" dont les conséquences sont de nature systémique. Cela
implique un effet domino qui n'a rien de rassurant – surtout que, semble-t-il,
les échéances sont suffisamment proches pour nous concerner dans cette vie…
Les réactions successives des personnes découvrant
cette réalité (sur laquelle les media sont plutôt discrets) sont bien connues :
stupeur, déni, colère, démission, repli… Et beaucoup, à un moment ou l'autre, se
posent cette question : "Moi, citoyen de base, que puis-je faire pour que
cela n'arrive pas ?" ou "Si cela arrive, si nous survivons, que
pourrai-je faire ?"
Des études sociologiques ont montré que, plongés
dans une catastrophe, contrairement à ce qu'on pourrait croire, les gens
restent calmes et font preuve d'une solidarité et d'une débrouillardise
insoupçonnées. En revanche, quand la menace semble lointaine dans le temps, la
plupart d'entre eux se sentent impuissants et ne font rien. C'est le cas pour les
catastrophes qu'envisagent les spécialistes de l'effondrement, observant que
pour agir, les citoyens ont besoin qu'on leur suggère des alternatives
concrètes répondant à des problèmes précis.
Ces alternatives dites "de transition",
existent bel et bien depuis pas mal d'années. On pourra les juger raisonnables
ou farfelues, mais toutes ont le mérite d'assurer le passage de la rumination
vaine à l'action souvent efficace.
Beaucoup sont actuellement en cours de
réalisation. Il en existe au plan international (voir Bernard Stiegler) mais
surtout local comme les "Villes en transition", les
"Eco-villages", etc. Ces initiatives géographiquement dispersées et
émiettées idéologiquement, philosophiquement, etc. ne les empêchent pas de
s'inspirer directement ou non de ce constat de Pierre Rabhi :"La meilleure façon de m'insurger a été
de tenter de construire d'autres choses, avec une autre logique." (Le Monde magazine, 4 juin 2011). Les
femmes ou les hommes ayant initié ces actions, jeunes pour beaucoup, ont
compris une chose : il est inutile d'attendre une solution des pouvoirs en
place, freinés par leur soumission aux lobbies et pervertis par un système
impuissant à changer les choses.[2]
Les diverses issues envisagées (hormis
l'aberration du survivalisme), font appel à la collaboration, à la
mutualisation, à la coopération d'individus unissant leurs forces et cessant de
réagir sous l'impulsion d'un instinctif réflexe de survie : le repli sur soi.
******
En quoi ces considérations préliminaires, surgies de
l'exploration buissonnière mais attentive de ce dossier brûlant, concernent-elles
directement les lecteurs de cette revue de yoga ?
Si la vision d'une démarche collective semble la
meilleure voie à suivre pour réagir à une éventuelle situation de catastrophe, il
est surprenant par ailleurs que cette vision globale n'aborde pas ou peu (en
tout cas à notre connaissance) la dimension spirituelle du problème, au sens
large du terme. Nul doute que, même dans le cadre des religions
institutionnalisées, quelques esprits inspirés auraient de sages réflexions à
proposer. Or ils semblent muets – ce qui n'est pas le cas des prosélytes plus
ou moins extrémistes de toutes obédiences voyant dans la situation mondiale
actuelle de quoi alimenter leurs imprécations ou leurs délires… Il ne faut
guère attendre de propos crédibles de la part des Églises, à commencer par les
Églises chrétiennes officielles qui ont actuellement d'autres chats à fouetter
et dont le comportement souffre d'un passif historique rédhibitoire…
C'est pourquoi il peut paraître plus judicieux de
se tourner vers celles et ceux qui, sans étiquette religieuse, de par leur
pratique d'une spiritualité exemplaire, suggèrent des voies que tout un chacun
peut emprunter en préservant sa liberté de conscience. Cependant, si des
Gandhi, des Sri Aurobindo, des Krisnamurti et beaucoup d'autres sages plus
proches de nous se sont exprimés sur le thème de la violence et la manière de
lui faire face, aucun d'eux ne s'est trouvé devant une situation aussi
systémique que celle que nous vivons. Néanmoins, pratiquant le yoga ou non, nous
pouvons puiser dans les paroles prononcées ou les ouvrages de ces êtres
inspirés, de quoi initier ou nourrir un comportement qui ne se limite pas à la
simple survie de notre corps.
Contrairement aux adeptes d'une religion, les
êtres "spirituels" authentiques sont ouverts à toute démarche visant
à l'expansion de la conscience et ne revendiquent pas d'appartenance clivante.
Hors de tout dogme – inévitablement réducteur –, ils savent que leur "âme"
individuelle (ou leur Conscience) et l'"âme de l'univers" (ou la
Conscience supra-individuelle) sont de même nature. Leur positionnement face
aux pires événements n'a rien de commun avec nos réflexes innés consistant à
"lutter contre". Dès lors que nous nous sentons solidaires de
l'Univers nous ne sommes plus solitaires. Le sentiment d'exil éprouvé par tous
ceux qui se voient comme entités séparées n'a alors plus de raison d'être. Car
même si le "véhicule" physique doit être abandonné (il le sera
forcément un jour), le pilote demeure.
Considéré d'un tel point de vue, l'effondrement
(ou Collapse), si on en admet la
réalité, peut même acquérir du sens, ce qui ne peut être le cas quand on considère ses caractéristiques d'un seul point
de vue matérialiste : toute tentative pour cerner rationnellement ce phénomène échappe
aux plus grands esprits – a fortiori aux politiques. Considéré à plus haute
altitude, paradoxalement, cet effondrement peut être l'occasion de se construire
intérieurement et de se mettre à vivre pleinement…
Imaginons le film post-apocalyptique sous un angle
différent et moins meurtrier de ce que nous propose d'ordinaire le cinéma
hollywoodien…
L'effondrement nous imposera très vite cette
vérité : rien ne sera possible à un individu isolé. La solidarité sera
nécessaire car elle rend plus fort et plus efficace dans la survie. Ce point
est abondamment traité par les collapsologues. En revanche, s'ils évoquent
l'altruisme et autres vertus de
renoncement, ils ne se penchent pas sur les conditions préalables à la mise en
place de ce nouveau paradigme… Dit autrement : comment puis-je
psychologiquement privilégier un nouveau mode de pensée, à savoir exister avec
et pour les autres sans abdiquer de ce qui fonde mon identité ? Car, même si
l'homme n'est pas toujours un loup pour l'homme, fonctionner en groupe n'est pas simple ;
inévitablement, les ego s'affrontent. Et l'instinct de conservation humain,
contrairement à celui des animaux, s'accompagne spontanément d'un repli sur soi
[3]…
Sans doute, les enjeux dépassant en importance les attentes du petit
amour-propre, beaucoup auront à cœur de mieux écouter les besoins des autres et
de ménager leur sensibilité. Mais cela ne suffira pas à aplanir les tensions
qui ne manqueront pas de se faire jour. Éviter ne serait-ce que les
"pétages de plomb" impliquera de
redresser le regard souvent oblique posé sur notre voisin. Réformer en profondeur les attitudes-réflexes
qui gouvernent nos interactions avec autrui ne peut s'improviser. Sans la connaissance,
sans la maîtrise, donc sans l'apprentissage des comportements visant à
intervenir sur nos propres conditionnements de survie (peur –
agressivité), il sera vain d'espérer une évolution personnelle suffisamment
efficace pour éradiquer tout recours à la violence. C'est ainsi que, par exemple, la CNV[4]
aura plus que jamais un rôle à jouer ainsi que le développement de la part
lumineuse qui constitue notre être. Nul doute que, quelles que soient leur
forme, les techniques de méditation seront alors d'un grand secours et devront
se généraliser. Cela, c'est heureux, ne s'impose pas sur ordre. Mais on sait
aussi que quelques êtres exemplaires font vite des émules. Le charisme brutal des
mâles dominants aura, espérons-le, fait place au charisme du cœur…
Si l'effondrement se produit, nous serons amenés à
regarder en face le sens que nous avons jusqu'alors donné à notre vie. Notre
civilisation a façonné notre mental, nous incitant à nous penser comme des
consommateurs dont les raisons d'agir sont souvent dictées par le confort
moral, psychologique, matériel. Au mieux nous cultivons le
"bien-être" que nous réduisons presque inconsciemment à ce confort
mental ou matériel – donc rattaché à l'avoir.
Cette identification fallacieuse, confrontée aux réalités factuelles de l'effondrement,
volera en éclats. Deux réactions s'ensuivront : le désespoir ou un retournement
complet de nos conceptions existentielles. Dans ce dernier cas, l'anéantissement
de tous les biens matériels accumulés et sur lesquels nous faisions reposer
notre puissance illusoire, nous contraindra à réinventer un système de valeurs
forcément plus authentique, débarrassé des apparences sociales et de l'avidité.
Plus que jamais nous devrons nous
redéfinir et répondre honnêtement à la question socratique du "Qui suis-je
?"
Relevons à ce propos un
événement passé presque inaperçu mais qui démontre que ce questionnement gagne actuellement
une catégorie de la jeunesse. Au mois d'octobre 2018, 13 000 étudiants de grandes écoles (HEC,
Ulm, Polytechnique…), dans un "Manifeste pour un réveil
écologique"[5],
s'engageaient à ne jamais travailler pour des entreprises polluantes. Quelle
que soit la valeur à long terme de cet engagement, il est indiscutable qu'une
prise de conscience germe en ce moment dans l'esprit des jeunes générations.
D'aucun diront qu'il n'y a rien de "spirituel" dans cette émergence.
A ces détracteurs il serait aisé de démontrer que cette attitude est de nature
on ne peut plus "spirituelle".
Mais reprenons notre scénario post apocalyptique.
Si les interactions individu-groupe devront être
radicalement modifiées, il en ira de même pour les rapports entretenus avec la
nature et les "être vivants survivants" non humains… L'entraide qui
existe entre les animaux, y compris les insectes mais aussi les végétaux (en
particulier les arbres) et tous les microorganismes, pourra et devra nous inspirer des
comportements revus et corrigés. Les phénomènes biologiques de symbiose ou de
mutualisme sont maintenant bien connus ; nous n'aurons aucune excuse de ne pas
en tirer des leçons et de les appliquer…
Enfin, notre survie s'inscrivant dans la nécessité
d'ajouter un jour après chaque jour, nous serons obligatoirement contraints de
penser les raisons nous incitant à vouloir prolonger notre existence terrestre.
Donc à mettre du sens à cette volonté de durer pour que survivre se transforme en vivre.
Si ce que nous ferons pour prolonger notre existence n'est pas sous-tendu par
une compréhension de qui nous sommes profondément donc spirituellement, nous
serons amenés à retomber dans l'ornière de la loi mortifère du plus fort.
Souhaitons alors que les circonstances terribles que nous aurons traversées
(sociales ou naturelles – les deux probablement) nous fassent comprendre qu'à
la lutte il convient de substituer la fraternité…
Il ne s'agit pas d'idéaliser le tableau, nos
penchants égoïstes et violents subsisteront,
mais la nécessité de tout remettre sur pied (accessibilité
à la nourriture, à l'eau, à la santé, etc.) ne nous laissera pas le choix :
sous peine de disparition, il faudra mettre en place une organisation locale
avec des structures égalitaires, assurer la pérennité d'une communauté, etc. en
évitant à tout prix de rétablir les systèmes connus ayant tous mené au
désastre. Il s'agira donc d'imaginer une organisation reposant avant tout sur
le respect si possible inconditionnel de tous les individus (y compris les
moins sympathiques) et de l'environnement (y compris le plus hostile) et ne
dépendant pas de nos humeurs ou attentes conditionnées par nos intérêt particuliers.
Perpétuer l'individualisme qui préside actuellement équivaudrait en effet à une
condamnation à mort.
Notre
imagination donc, mais aussi nos sens joueront certainement un rôle plus
important qu'à l'heure actuelle. Nous privilégions actuellement l'intellect. On
voit où cela nous mène... Certes, l'intellect est respectable et utile, rien ne
le remplacera, mais il devra être constamment contrôlé par l'intuition et cette
intelligence supérieure qui nous met face à cette incompréhensible et pourtant
indiscutable évidence : nous sommes connectés à tout ce qui nous entoure,
cosmos compris. Il ne suffira pas de savoir cela avec notre tête mais de le
vivre dans notre cœur et par nos actes, au quotidien. Parallèlement, il s'agira
aussi d'harmoniser cerveau droit et cerveau gauche ! Et peut-être, de ce point
de vue, la mémoire des peuples ou peuplades qui tenaient en haute vénération
Gaïa, la Terre-Mère, nous sera-t-elle extrêmement utile…
Les tâches les plus
banales du quotidien (se chauffer, s'approvisionner, cuisiner, se déplacer…) compte-tenu
de l'absence probable des machines thermiques et autres appareils et outils
électriques, reprendront de l'importance et créeront en nous des sensations
inédites, nous contraignant par ailleurs à vivre différemment la durée. Nous serons moins ancrés dans le virtuel spatio-temporel,
et plus conscients du poids de l'ici et de l'instant présent. Il suffit de
songer à tout ce qui, actuellement, nous permet de peu nous en soucier : machines
fonctionnant sans besoin de notre présence constante, assurances diverses,
crédits, planifications sur le long terme nous garantissent peu ou prou une
sécurité matérielle dans la durée. Ce n'est cependant pas pour autant que,
libérés de bon nombre de contingences pratiques donc a priori mentalement plus
disponibles, nous nous appliquons à nous élever, à intensifier la qualité de
notre vie intérieure. Contrairement à des peuples moins gâtés par l'économie,
nous sommes anesthésiés par le confort. Un retour aux fondamentaux conditionnant
la (sur)vie sur notre planète aura peut-être un effet vertueux en nous
réveillant et en nous incitant à ne pas retomber dans la somnolence spirituelle…
Il se
peut que rien de ce que nous avons évoqué de positif n'ait lieu. Il est
possible qu'à la surface de notre Terre, toujours aussi belle mais mutilée, les
survivants s'entredévorent un jour et se cuisinent à la sauce Mad Max. Néanmoins, c'est en considérant les facteurs endogènes de l'effondrement,
plus qu'en ayant recours à des explications rationnelles, que nous pourrions
nous rendre aptes à exister autrement, à un plus haut niveau de conscience.
Pour ce faire, au-delà de toutes les analyses
techno-socio-économico-politiques, nous devrions être incités à extirper
d'urgence la racine maîtresse de toutes les erreurs : l'hybris (démesure, orgueil) qui pousse l'homme à vouloir réaliser
ses désirs exponentiels de domination. La connaissance et la mise en actes des
sagesses de tous temps et de tous lieux peuvent indiscutablement faire office
de guides. Certes, les problèmes inhérents à la faiblesse humaine ne seront pas
évacués comme par magie. Pourtant, si un recours constant à des références, encore
une fois non pas "religieuses" mais spirituelles, de toutes les
civilisations est systématiquement pratiqué – individuellement et collectivement – la
mutation des consciences pourra peut-être avoir lieu.
En un
mot, si nous réalisons que tout ce qui vit est sacré, nous aurons sans doute des
chances de reconstruire un monde sinon parfait, du moins habitable. Avec,
peut-être, comme disait François de Closets, "le bonheur en plus"… On
pourra alors envisager l'émergence d'un Printemps nouveau…
Gérard Duc
[1] Les lecteurs découvrant le sujet
peuvent se renseigner sur Dennis Meadow (Rapport
de Rome, 1972), Jared Diamonds et regarder les conférences ou interviews de
Pablo Servigne, Yves Cochet (ancien ministre de l'environnement), Jean-Marc
Jancovici, Philippe Bihouix – pour ne citer qu'eux.
[2] Nul doute, à ce sujet, que la
démission d'un Nicolas Hulot due à la paraplégie de nos élites rendra
conscients beaucoup de jeunes…
[3] L'homme est contradictoire :
conscient de ne pouvoir survivre seul il s'oppose sans cesse à ses semblables.
Ses stratégies adaptatives sont en conflit perpétuel avec la tentation de
l'individualisme.
[4] "Communication Non
Violente" de Marshall Rosenberg
[5] "Nous,
étudiants en 2018, faisons le constat suivant : malgré les multiples appels de
la communauté scientifique, malgré les changements irréversibles d’ores-et-déjà
observés à travers le monde, nos sociétés continuent leur trajectoire vers
une catastrophe environnementale et humaine. Nous, signataires de ce
manifeste, sommes pourtant convaincus que ce sombre tableau n’est pas une
fatalité…"
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