Rencontre sur le Mékong

jeudi 6 décembre 2018

COLLAPSE - EFFONDREMENT

Et si de l'effondrement naissait un printemps ?


"Nous sommes clairement en train de nous détruire nous-mêmes. Mais, dans cet acte d'autodestruction, quelque chose nous est révélé. De ce point de vue, l'autodestruction que nous perpétrons sans fin les uns les autres est l'empreinte intemporelle de cette révélation, exprimée en forme symbolique, projetée dans le temps, car c'est le milieu par lequel nous pouvons identifier ce qui est révélé." (Paul Levy, Activisme politique averti spirituellement.) "L'ouverture ne vient pas en résistant à nos peurs, mais en arrivant à bien les connaître." (Pema Chödrön, Comfortable With Uncertainty.)
 

Les spécialistes de l'"effondrement", dont certains, auto-qualifiés de "collapsologues", ne sont pas, loin de là, des illuminés[1]. Ingénieurs, philosophes, sociologues, historiens et spécialistes des biosciences, de l'agroéconomie, etc. ils offrent toutes les garanties de sérieux et d'équilibre mental lorsqu'ils examinent les réalités géopolitique, économique, environnementale, énergétique, agricole… du monde actuel et, au vu de données incontestables, démontrent que la croissance économique arrive à son terme. Déclin des ressources d'énergie renouvelables, crise de tous les approvisionnements naturels ou manufacturés, déséquilibres démographiques renforcés par le changement climatique, ne peuvent qu'aboutir à une économie "post-carbone" dont les conséquences sont de nature systémique. Cela implique un effet domino qui n'a rien de rassurant – surtout que, semble-t-il, les échéances sont suffisamment proches pour nous concerner dans cette vie…

Les réactions successives des personnes découvrant cette réalité (sur laquelle les media sont plutôt discrets) sont bien connues : stupeur, déni, colère, démission, repli… Et beaucoup, à un moment ou l'autre, se posent cette question : "Moi, citoyen de base, que puis-je faire pour que cela n'arrive pas ?" ou "Si cela arrive, si nous survivons, que pourrai-je faire ?"
Des études sociologiques ont montré que, plongés dans une catastrophe, contrairement à ce qu'on pourrait croire, les gens restent calmes et font preuve d'une solidarité et d'une débrouillardise insoupçonnées. En revanche, quand la menace semble lointaine dans le temps, la plupart d'entre eux se sentent impuissants et ne font rien. C'est le cas pour les catastrophes qu'envisagent les spécialistes de l'effondrement, observant que pour agir, les citoyens ont besoin qu'on leur suggère des alternatives concrètes répondant à des problèmes précis.

Ces alternatives dites "de transition", existent bel et bien depuis pas mal d'années. On pourra les juger raisonnables ou farfelues, mais toutes ont le mérite d'assurer le passage de la rumination vaine à l'action souvent efficace.
Beaucoup sont actuellement en cours de réalisation. Il en existe au plan international (voir Bernard Stiegler) mais surtout local comme les "Villes en transition", les "Eco-villages", etc. Ces initiatives géographiquement dispersées et émiettées idéologiquement, philosophiquement, etc. ne les empêchent pas de s'inspirer directement ou non de ce constat de Pierre Rabhi :"La meilleure façon de m'insurger a été de tenter de construire d'autres choses, avec une autre logique." (Le Monde magazine, 4 juin 2011). Les femmes ou les hommes ayant initié ces actions, jeunes pour beaucoup, ont compris une chose : il est inutile d'attendre une solution des pouvoirs en place, freinés par leur soumission aux lobbies et pervertis par un système impuissant à changer les choses.[2]

Les diverses issues envisagées (hormis l'aberration du survivalisme), font appel à la collaboration, à la mutualisation, à la coopération d'individus unissant leurs forces et cessant de réagir sous l'impulsion d'un instinctif réflexe de survie : le repli sur soi.

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En quoi ces considérations préliminaires, surgies de l'exploration buissonnière mais attentive de ce dossier brûlant, concernent-elles directement les lecteurs de cette revue de yoga ?

Si la vision d'une démarche collective semble la meilleure voie à suivre pour réagir à une éventuelle situation de catastrophe, il est surprenant par ailleurs que cette vision globale n'aborde pas ou peu (en tout cas à notre connaissance) la dimension spirituelle du problème, au sens large du terme. Nul doute que, même dans le cadre des religions institutionnalisées, quelques esprits inspirés auraient de sages réflexions à proposer. Or ils semblent muets – ce qui n'est pas le cas des prosélytes plus ou moins extrémistes de toutes obédiences voyant dans la situation mondiale actuelle de quoi alimenter leurs imprécations ou leurs délires… Il ne faut guère attendre de propos crédibles de la part des Églises, à commencer par les Églises chrétiennes officielles qui ont actuellement d'autres chats à fouetter et dont le comportement souffre d'un passif historique rédhibitoire…  

C'est pourquoi il peut paraître plus judicieux de se tourner vers celles et ceux qui, sans étiquette religieuse, de par leur pratique d'une spiritualité exemplaire, suggèrent des voies que tout un chacun peut emprunter en préservant sa liberté de conscience. Cependant, si des Gandhi, des Sri Aurobindo, des Krisnamurti et beaucoup d'autres sages plus proches de nous se sont exprimés sur le thème de la violence et la manière de lui faire face, aucun d'eux ne s'est trouvé devant une situation aussi systémique que celle que nous vivons. Néanmoins, pratiquant le yoga ou non, nous pouvons puiser dans les paroles prononcées ou les ouvrages de ces êtres inspirés, de quoi initier ou nourrir un comportement qui ne se limite pas à la simple survie de notre corps.
Contrairement aux adeptes d'une religion, les êtres "spirituels" authentiques sont ouverts à toute démarche visant à l'expansion de la conscience et ne revendiquent pas d'appartenance clivante. Hors de tout dogme – inévitablement réducteur –, ils savent que leur "âme" individuelle (ou leur Conscience) et l'"âme de l'univers" (ou la Conscience supra-individuelle) sont de même nature. Leur positionnement face aux pires événements n'a rien de commun avec nos réflexes innés consistant à "lutter contre". Dès lors que nous nous sentons solidaires de l'Univers nous ne sommes plus solitaires. Le sentiment d'exil éprouvé par tous ceux qui se voient comme entités séparées n'a alors plus de raison d'être. Car même si le "véhicule" physique doit être abandonné (il le sera forcément un jour), le pilote demeure.

Considéré d'un tel point de vue, l'effondrement (ou Collapse), si on en admet la réalité, peut même acquérir du sens, ce qui ne peut être le cas quand on  considère ses caractéristiques d'un seul point de vue matérialiste : toute tentative pour cerner rationnellement ce phénomène échappe aux plus grands esprits – a fortiori aux politiques. Considéré à plus haute altitude, paradoxalement, cet effondrement peut être l'occasion de se construire intérieurement et de se mettre à vivre pleinement…

Imaginons le film post-apocalyptique sous un angle différent et moins meurtrier de ce que nous propose d'ordinaire le cinéma hollywoodien…

L'effondrement nous imposera très vite cette vérité : rien ne sera possible à un individu isolé. La solidarité sera nécessaire car elle rend plus fort et plus efficace dans la survie. Ce point est abondamment traité par les collapsologues. En revanche, s'ils évoquent l'altruisme et autres vertus  de renoncement, ils ne se penchent pas sur les conditions préalables à la mise en place de ce nouveau paradigme… Dit autrement : comment puis-je psychologiquement privilégier un nouveau mode de pensée, à savoir exister avec et pour les autres sans abdiquer de ce qui fonde mon identité ? Car, même si l'homme n'est pas toujours un loup pour l'homme,  fonctionner en groupe n'est pas simple ; inévitablement, les ego s'affrontent. Et l'instinct de conservation humain, contrairement à celui des animaux, s'accompagne spontanément d'un repli sur soi [3]… Sans doute, les enjeux dépassant en importance les attentes du petit amour-propre, beaucoup auront à cœur de mieux écouter les besoins des autres et de ménager leur sensibilité. Mais cela ne suffira pas à aplanir les tensions qui ne manqueront pas de se faire jour. Éviter ne serait-ce que les "pétages de plomb"  impliquera de redresser le regard souvent oblique posé sur notre voisin.  Réformer en profondeur les attitudes-réflexes qui gouvernent nos interactions avec autrui ne peut s'improviser. Sans la connaissance, sans la maîtrise, donc sans l'apprentissage des comportements visant à intervenir sur nos propres  conditionnements de survie (peur – agressivité), il sera vain d'espérer une évolution personnelle suffisamment efficace pour éradiquer tout recours à la violence.  C'est ainsi que, par exemple, la CNV[4] aura plus que jamais un rôle à jouer ainsi que le développement de la part lumineuse qui constitue notre être. Nul doute que, quelles que soient leur forme, les techniques de méditation seront alors d'un grand secours et devront se généraliser. Cela, c'est heureux, ne s'impose pas sur ordre. Mais on sait aussi que quelques êtres exemplaires font vite des émules. Le charisme brutal des mâles dominants aura, espérons-le, fait place au charisme du cœur…

Si l'effondrement se produit, nous serons amenés à regarder en face le sens que nous avons jusqu'alors donné à notre vie. Notre civilisation a façonné notre mental, nous incitant à nous penser comme des consommateurs dont les raisons d'agir sont souvent dictées par le confort moral, psychologique, matériel. Au mieux nous cultivons le "bien-être" que nous réduisons presque inconsciemment à ce confort mental ou matériel – donc rattaché à l'avoir. Cette identification fallacieuse, confrontée aux réalités factuelles de l'effondrement, volera en éclats. Deux réactions s'ensuivront : le désespoir ou un retournement complet de nos conceptions existentielles. Dans ce dernier cas, l'anéantissement de tous les biens matériels accumulés et sur lesquels nous faisions reposer notre puissance illusoire, nous contraindra à réinventer un système de valeurs forcément plus authentique, débarrassé des apparences sociales et de l'avidité. Plus que jamais  nous devrons nous redéfinir et répondre honnêtement à la question socratique du "Qui suis-je ?"
Relevons à ce propos un événement passé presque inaperçu mais qui démontre que ce questionnement gagne actuellement une catégorie de la jeunesse. Au mois d'octobre 2018, 13 000 étudiants de grandes écoles (HEC, Ulm, Polytechnique…), dans un "Manifeste pour un réveil écologique"[5], s'engageaient à ne jamais travailler pour des entreprises polluantes. Quelle que soit la valeur à long terme de cet engagement, il est indiscutable qu'une prise de conscience germe en ce moment dans l'esprit des jeunes générations. D'aucun diront qu'il n'y a rien de "spirituel" dans cette émergence. A ces détracteurs il serait aisé de démontrer que cette attitude est de nature on ne peut plus "spirituelle".

Mais reprenons notre scénario post apocalyptique.
Si les interactions individu-groupe devront être radicalement modifiées, il en ira de même pour les rapports entretenus avec la nature et les "être vivants survivants" non humains… L'entraide qui existe entre les animaux, y compris les insectes mais aussi les végétaux (en particulier les arbres) et tous les microorganismes,  pourra et devra nous inspirer des comportements revus et corrigés. Les phénomènes biologiques de symbiose ou de mutualisme sont maintenant bien connus ; nous n'aurons aucune excuse de ne pas en tirer des leçons et de les appliquer…

Enfin, notre survie s'inscrivant dans la nécessité d'ajouter un jour après chaque jour, nous serons obligatoirement contraints de penser les raisons nous incitant à vouloir prolonger notre existence terrestre. Donc à mettre du sens à cette volonté de durer pour que survivre se transforme en vivre. Si ce que nous ferons pour prolonger notre existence n'est pas sous-tendu par une compréhension de qui nous sommes profondément donc spirituellement, nous serons amenés à retomber dans l'ornière de la loi mortifère du plus fort. Souhaitons alors que les circonstances terribles que nous aurons traversées (sociales ou naturelles – les deux probablement) nous fassent comprendre qu'à la lutte il convient de substituer la fraternité…

Il ne s'agit pas d'idéaliser le tableau, nos penchants égoïstes et violents subsisteront,  mais la nécessité de tout remettre sur pied (accessibilité à la nourriture, à l'eau, à la santé, etc.) ne nous laissera pas le choix : sous peine de disparition, il faudra mettre en place une organisation locale avec des structures égalitaires, assurer la pérennité d'une communauté, etc. en évitant à tout prix de rétablir les systèmes connus ayant tous mené au désastre. Il s'agira donc d'imaginer une organisation reposant avant tout sur le respect si possible inconditionnel de tous les individus (y compris les moins sympathiques) et de l'environnement (y compris le plus hostile) et ne dépendant pas de nos humeurs ou attentes conditionnées par nos intérêt particuliers. Perpétuer l'individualisme qui préside actuellement équivaudrait en effet à une condamnation à mort.

Notre imagination donc, mais aussi nos sens joueront certainement un rôle plus important qu'à l'heure actuelle. Nous privilégions actuellement l'intellect. On voit où cela nous mène... Certes, l'intellect est respectable et utile, rien ne le remplacera, mais il devra être constamment contrôlé par l'intuition et cette intelligence supérieure qui nous met face à cette incompréhensible et pourtant indiscutable évidence : nous sommes connectés à tout ce qui nous entoure, cosmos compris. Il ne suffira pas de savoir cela avec notre tête mais de le vivre dans notre cœur et par nos actes, au quotidien. Parallèlement, il s'agira aussi d'harmoniser cerveau droit et cerveau gauche ! Et peut-être, de ce point de vue, la mémoire des peuples ou peuplades qui tenaient en haute vénération Gaïa, la Terre-Mère, nous sera-t-elle extrêmement utile…
Les tâches les plus banales du quotidien (se chauffer, s'approvisionner, cuisiner, se déplacer…) compte-tenu de l'absence probable des machines thermiques et autres appareils et outils électriques, reprendront de l'importance et créeront en nous des sensations inédites, nous contraignant par ailleurs à vivre différemment la durée.  Nous serons moins ancrés dans le virtuel spatio-temporel, et plus conscients du poids de l'ici et de l'instant présent. Il suffit de songer à tout ce qui, actuellement, nous permet de peu nous en soucier : machines fonctionnant sans besoin de notre présence constante, assurances diverses, crédits, planifications sur le long terme nous garantissent peu ou prou une sécurité matérielle dans la durée. Ce n'est cependant pas pour autant que, libérés de bon nombre de contingences pratiques donc a priori mentalement plus disponibles, nous nous appliquons à nous élever, à intensifier la qualité de notre vie intérieure. Contrairement à des peuples moins gâtés par l'économie, nous sommes anesthésiés par le confort. Un retour aux fondamentaux conditionnant la (sur)vie sur notre planète aura peut-être un effet vertueux en nous réveillant et en nous incitant à ne pas retomber dans la somnolence spirituelle…

Il se peut que rien de ce que nous avons évoqué de positif n'ait lieu. Il est possible qu'à la surface de notre Terre, toujours aussi belle mais mutilée, les survivants s'entredévorent un jour et se cuisinent à la sauce Mad Max. Néanmoins, c'est en considérant les facteurs endogènes de l'effondrement, plus qu'en ayant recours à des explications rationnelles, que nous pourrions nous rendre aptes à exister autrement, à un plus haut niveau de conscience. Pour ce faire, au-delà de toutes les analyses techno-socio-économico-politiques, nous devrions être incités à extirper d'urgence la racine maîtresse de toutes les erreurs : l'hybris (démesure, orgueil) qui pousse l'homme à vouloir réaliser ses désirs exponentiels de domination. La connaissance et la mise en actes des sagesses de tous temps et de tous lieux peuvent indiscutablement faire office de guides. Certes, les problèmes inhérents à la faiblesse humaine ne seront pas évacués comme par magie. Pourtant, si un recours constant à des références, encore une fois non pas "religieuses" mais spirituelles, de toutes les civilisations est systématiquement pratiqué –  individuellement et collectivement – la mutation des consciences pourra peut-être avoir lieu.
En un mot, si nous réalisons que tout ce qui vit est sacré, nous aurons sans doute des chances de reconstruire un monde sinon parfait, du moins habitable. Avec, peut-être, comme disait François de Closets, "le bonheur en plus"… On pourra alors envisager l'émergence d'un Printemps nouveau…


Gérard Duc




[1] Les lecteurs découvrant le sujet peuvent se renseigner sur Dennis Meadow (Rapport de Rome, 1972), Jared Diamonds et regarder les conférences ou interviews de Pablo Servigne, Yves Cochet (ancien ministre de l'environnement), Jean-Marc Jancovici, Philippe Bihouix – pour ne citer qu'eux.
[2] Nul doute, à ce sujet, que la démission d'un Nicolas Hulot due à la paraplégie de nos élites rendra conscients beaucoup de jeunes…
[3] L'homme est contradictoire : conscient de ne pouvoir survivre seul il s'oppose sans cesse à ses semblables. Ses stratégies adaptatives sont en conflit perpétuel avec la tentation de l'individualisme.
[4] "Communication Non Violente" de Marshall Rosenberg
[5] "Nous, étudiants en 2018, faisons le constat suivant : malgré les multiples appels de la communauté scientifique, malgré les changements irréversibles d’ores-et-déjà observés à travers le monde, nos sociétés continuent leur trajectoire vers une catastrophe environnementale et humaine. Nous, signataires de ce manifeste, sommes pourtant convaincus que ce sombre tableau n’est pas une fatalité…"

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