Rencontre sur le Mékong

samedi 19 janvier 2013

CHOISIR LE YOGA C'EST SE PREPARER A LA GUERRE

"Si vis pacem para bellum" ("Si tu veux la paix prépare la guerre" (Vegece, IVe siècle)



"Etre un guerrier spirituel, c'est développer un courage particulier, foncièrement intelligent, doux et intrépide à la fois. Les guerriers spirituels peuvent éprouver de la peur, mais ils ont suffisamment de courage pour oser goûter à la souffrance, pour établir un rapport clair à leur peur fondamentale et ne pas se dérober lorsqu'il s'agit de tirer des leçons de leurs difficultés […] Devenir un guerrier signifie que nous sommes capables d'échanger notre poursuite mesquine de sécurité contre une vue plus vaste […] Entrer dans l'arène transformatrice de cette vue beaucoup plus vaste, c'est apprendre à être à l'aise dans le changement et à se faire une amie de l'impermanence." (Livre tibétain de la vie et de la mort – Sogyal Rinpoché, ed. Livre de Poche)




Pratiquer le yoga c’est peut-être aller vers la paix. Mais sans révolution, la paix est inaccessible. Il faut être prêt à se battre, à couper beaucoup de têtes. Pratiquer le yoga c’est se tenir prêt à faire la guerre.
Il n’est pas de paix sans violence préalable : Shiva est d’abord Rudra, l’impitoyable fossoyeur des faux-semblants, des faux-fuyants, de la fausse douceur.
On se trompe facilement de chemin si l'on croit atteindre la sérénité en faisant comme si. Comme si la douceur affectée pouvait rendre doux. Comme si revêtir des habits de soie pouvait rendre la peau plus lisse. J'entre en yoga comme j'entre dans l'eau tiède de mon bain… Je te prends dans mes bras, je te dis que je t’aime, je flirte avec la sainteté. J’avance sur un sentier couvert de pétales de fleurs. Je refuse de voir les épines et si je les vois je les évite. Il n’y a pas d’épines. Je fais du yoga. Je construis un monde bisounours-peace-and-love que je contemple avec mes lunettes, verres roses et bleus.

Et puis un beau jour, dans le ciel dégagé, de plus en plus serein, tout s'assombrit, la guerre éclate, elle me rattrape. Je me croyais à l’abri et voici que ma femme - mon mari - me quitte, ou que je suis licencié ou que la mort d’un proche ou la maladie me tombe dessus… Le yoga commence vraiment, au moment où le souffle de cette déflagration me prend de plein fouet.
Dans tous les cas, le souffle me déshabille. Envolé le beau costume de lumière que je me tissais et qui donnait à voir de moi ce que j’aurais voulu être, qui camouflait mes peurs, mes fragilités, mon impuissance ! Me voilà nu, avec ce que je suis vraiment, ce qui me reste d'authentique… pas grand-chose à vrai dire, mais qui va peut-être me sauver si je pose le bon regard sur ce qui vient d'arriver…

A ce moment précis, dans cette dé-couverte, va se jouer la suite.

Si je me suis abusé en abusant les autres, si j’ai construit sur le sable des apparences, si j’ai donné de moi une image différente de ce que je suis profondément et que, face à la réalité de cette imposture, je refuse de la voir comme telle ; si je ne me prépare pas à l'imminence du combat, les démons que je croyais anéantis ressurgiront aussitôt -  colère, révolte, agressivité, mépris, violence, désespérance, dépression…

Si je suis authentique, si je prends la juste mesure de mes insuffisances, de mes fragilités, si je reconnais mes imperfections, mes petitesses, ma médiocrité, je ne serai pas abattu. Malgré ma souffrance, je poursuivrai la quête commencée ; ma lucidité m’aidera à poser les actes justes ; je ne m’effondrerai pas. Je tituberai, mordrai peut-être la poussière, mais trouverai la force de me relever, de continuer à marcher, parce qu'ayant l’exacte conscience de mes faiblesses, je possèderai également l’exacte conscience de mes forces. "Guerrier spirituel", je descendrai dans l'arène et les monstres fuiront devant ma détermination.
Face aux catastrophes, celui qui se sait en route mais encore éloigné du but peut avancer. Celui qui croit être rendus se trouve brutalement ramené en arrière, à la case départ. Il ne peut l’accepter, se fige dans un état de paralysie mentale et de révolte : « Le sort est injuste, le ciel m’en veut, à moi qui avait pourtant tout fait pour que cela ne m’arrive pas ! »

Tant que la guerre n’est pas survenue, je ne sais pas ce que vaut le yoga que je pratique.

Lorsqu’elle éclate je peux en mesurer la qualité.

C’est pour cette raison que la leçon du monde est souvent plus riche que celle de l'ashram adopté prématurément.
J’apprends beaucoup plus dans une réunion politique, dans un hôpital ou dans une procédure de divorce que lors d’un satsang [1], d’une puja [2], d’une méditation, tranquillement posé au cœur du lieu protégé. Difficile, dans un ashram, de ne pas me bercer d'illusions, de ne pas me laisser prendre par le rythme anesthésiant du quotidien.  Grand alors est le risque de sombrer dans une somnolence de l'âme, d'être dupé par une fausse ascèse, la même pour laquelle certains contemplatifs, de toutes religions, deviennent des alcooliques de l'austérité ; sincères mais intoxiqués – coupés de leur source intérieure, de toute véritable spiritualité. On s’habitue fort bien à la frugalité, aux horaires exigeants, à la seva [3], au silence plus ou moins imposé de l'ashram. Si je ne me suis pas encore frotté aux aspérités souvent tranchantes de la vie, monotonie euphorisante et environnement pacifié me font vite prendre des vessies pour des lanternes. L'entre-soi d'un lieu clos, hors du monde mondain. mène rapidement au confort, qui mène rapidement à l'anesthésie, qui mène rapidement au coma spirituel – voire à un électro-encéphalogramme très aplati…[4]
Rien de plus stérile : devenir fonctionnaire de la spiritualité (comme Satprem craignant de devenir un "fonctionnaire de la jungle"). Prétendre évoluer sans avoir de bataille à livrer, sans triompher de l'ennemi en soi, est impossible. Qu’on cherche un seul libéré vivant, un seul vrai Maître qui n’ait pas eu à combattre, qui ait connu l’Eveil à l’issue d’un agréable parcours…

Il faut considérer cela bien en face. Si j’attends du yoga qu’il me garde souple, en bonne santé, plus détendu, je ne serai peut-être pas déçu (encore que…). Si, en revanche, j’attends qu’il me conduise à la sérénité, voire à la Libération, en ayant pour perspective qu’il me suffit de mimer les sages et leur façon de faire (que je confonds avec leur manière d'être (voir dans ce blog "singer les sages"), autant le dire clairement : je me prépare de rudes moments de désillusion.

Ce n'est pas parce que je pratique le yoga que je suis un yogi. Ce n'est pas parce que je m'affuble d'un nom sanskrit que je suis un sage indien… Confondre l'être et la fonction, tenter de persuader autrui qu'on est ce qu'on paraît, Pascal, dans ses Pensées,  appelle cela la "grimace" – sans pour autant nommer l'animal auquel nous songeons immédiatement.
Il parle ici des juges [5] mais chacun pourra remplacer "magistrats" par "faux gourous", "fleurs de lys" par "fleurs de lotus", etc.
"Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire […] S'ils avaient la véritable justice […] ils n'auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même. Mais n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination, à laquelle ils ont affaire. Et par là en effet ils s'attirent le respect.
Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu'en effet leur part est plus essentielle. Ils s'établissent par la force, les autres par grimace."

Je ne suis pas ce que je fais. Dès lors, rien de plus ridicule – de pitoyable – qu'un juge qui se prend pour un juge, un médecin pour un médecin, un professeur pour un professeur, un disciple pour un disciple…
Un vrai maître ne se prend jamais pour un maître et ne fait même rien pour en avoir l’air…
Chercher à se montrer à autrui comme on voudrait être est une imposture. Ne pas s'en rendre compte est le comble de la bêtise.
Quand Pascal, dans une autre de ses Pensées, recommande de faire les gestes du croyant dans le but de croire, il ne conseille pas de les faire pour abuser autrui, mais pour soi-même, pour se donner l'impulsion qui, peut-être, changera notre vie…

C’est pourquoi tout Maître digne de ce titre arrache les masques, non seulement des Tartuffes (ces derniers évitent prudemment les lieux où se trouve un vrai Maître – concurrence dangereuse !), mais de ceux de ses disciples crédules qui, en toute innocence, se croient prêts du but alors qu'ils ont à peine pris le départ.
Mise à nu difficile à supporter ! Une personne masquée n'aime pas qu'on lui ôte son masque : son ego l'a placé afin de dissimuler son identité profonde et tout ce qui effraie, tous les démons tapis dans l'obscurité et qu'il vaut mieux ne pas réveiller.
Dire à une personne masquée ce qu'elle est, révéler son visage authentique, est une forme de violence. Mais salutaire. Qui peut éviter une violence à venir, autrement plus brutale… Une bataille, en quelque sorte, pour prévenir la guerre totale.
La vérité est rarement douce. Si, lors d'un accouchement, on ne gardait, dans le processus de venue au monde, que ce qui est "doux"… il y aurait beaucoup de mort-nés. La vie, la vérité de la vie ne s'épanouit qu'au prix d'une souffrance initiale.

Une guerre qui éclate dans notre existence c'est peut-être la chance, à nous donnée, de venir une seconde fois au monde, de naître à une vie meilleure, plus juste…

Nous sommes alors face à un choix déterminant : nous laisser vaincre par cette réalité obscure, écouter nos peurs, fuir la révolution qui gronde et la violence qui tranche à vif…
Ou bien, en dépit de l'horreur, vivre la conflagration comme une opportunité et affronter en guerrier la situation.
Paradoxalement cela exige de quitter son armure, de renoncer à ses protections habituelles (amour-propre, esprit d'opposition, refus, colère) de se faire léger, de se faire mentalement souple et spirituellement accordé, dans une respiration accueillante et le seul but de combattre pacifiquement.




[1] Moment d'assise en présence du gourou en tant qu'incarnation du Divin
[2] Cérémonie d'offrande et d'adoration
[3] Service, travail désintéresé
[4] Qui ne connaît de ces revenants schizophrènes, errant comme des âmes en peine d'un centre de yoga à un autre centre de yoga, d'un séminaire à un autre séminaire ?
[5]et des médecins – passage coupé ici pour éviter une longueur

                                                                                                    G D

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