Rencontre sur le Mékong

lundi 18 février 2013

SOLITUDE DU RETRAITÉ, PRIVILÈGE OU MALÉDICTION ?


La solitude peut devenir une incomparable amie... 


Nombreux sont les travailleurs attendant avec impatience que la retraite sonne. En fait de sonnerie, pour beaucoup, c'est la "sonnerie aux morts" qui retentit fort peu de temps après leur cessation d'activité : la réalité d'une solitude inattendue leur a échappé et, avec elle, peut-être, la chance de leur vie…

Bien souvent, d'ailleurs, on entend le futur retraité annoncer : "Quand je serai à la retraite je pourrai davantage FAIRE…" (s'ensuit alors une liste plus ou moins interminable de projets). Rarement on l'entend déclarer : " Quand je serai à la retraite je pourrai davantage ÊTRE."

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La solitude ce n'est pas l'isolement. Ce dernier, de nature objective et sociale, croît avec l'âge, la personne âgée se marginalisant progressivement. Souvent en lien avec les conditions socio-économiques, l'isolement affecte l'état psychologique et agit souvent de façon déprimante. Se motiver pour s'impliquer avec les autres, communiquer, entreprendre, devient alors difficile pour qui n'a pas en soi les ressources d'énergie mentale ou spirituelle suffisantes. Cependant l'isolement peut être recherché volontairement par qui veut échapper à l'emprise contraignante du monde environnant.

La solitude est subjective, c'est un sentiment qui peut être vécu comme une souffrance ou, au contraire, s'il est recherché, comme source précieuse de recentrage, de rééquilibrage, l'occasion d'une démarche intérieure nourrissante.

C'est de la solitude dont nous allons surtout parler, celle qui est subie et celle qui est choisie.
La solitude subie
Si au cours de mon existence j'ai pris l'habitude de n'exister vraiment que par rapport à l'existence d'autrui, il y a fort à parier qu'à un moment où à un autre je vais traverser une crise peut-être grave ou, pour le moins, vivre dans un état d'angoisse permanent. Le conformisme, le soin que j'ai pris de ma "respectabilité", l'importance attribuée aux jugements des autres (faire bonne figure, comme on dit, c'est se cacher derrière un masque qu'on finit par ne plus percevoir comme extérieur à soi) peuvent avoir imprimé profondément en moi une manière de penser et d'agir constamment reliée au qu'en-dira-t-on, donc à la présence réelle ou virtuelle d'autrui… Le temps passant, ce comportement devient une seconde nature et, même si je crois agir librement, je suis profondément – voire définitivement – aliéné.  
Que les circonstances viennent à causer l'éloignement des autres (exil volontaire ou non, fin d'activité professionnelle ou  associative, etc.) et c'est le désert, le vertige de l'absence, la dépression[1]. La solitude, celle de la retraite par exemple, est alors vécue comme souffrance : l'absence des collègues rend évidente l'absence "à soi-même" dans laquelle on a vécu jusqu'alors sans s'en rendre compte. Le remède auquel on a parfois recours est le bénévolat ou l'activisme plus ou moins forcené qui dissimulent souvent une incapacité à se retrouver seul avec soi-même.
La solitude choisie
Rien d'autre qu'un sentiment initial et intense de ma propre identité peut me protéger du vide que peut causer l'absence d'autrui. Seul le soin que j'ai pris durant ma vie en vue consolider cette identité, d'avoir enrichi non pas tant, comme on le dit, ma culture générale, mais la connaissance de qui je suis, peut me prémunir contre le naufrage dû à l'effacement partiel ou à l'absence quasi totale des autres.
On dit que la retraite se prépare durant les années qui la précèdent. C'est exact.
On dit aussi que les intellectuels sont mieux prémunis contre cette forme fréquente de déréliction que les travailleurs manuels. C'est inexact : il n'y a, fondamentalement, aucune différence entre le retraité qui dévore livre sur livre, écoute France-Culture, regarde Arte et celui qui construit des modèles réduits, écoute Radio-Nostalgie et regarde la 1ère chaîne ou autre. Dans les deux cas on trompe sa solitude par une activité plaisante et plus ou moins absorbante, mais on ne l'élimine pas. On reste sur le plan quantitatif, horizontal. Or, remplir le vide qui effraie n'empêche pas le vide d'être toujours présent. On peut certes s'accommoder de pis-aller, tromper son ennui existentiel avec des hochets ; mais on peut aussi refuser cette fausse monnaie pour aller vers un comportement plus adapté à la Réalité.
C'est pourquoi, intellectuel ou manuel, uniquement celui qui a exploré sa "verticalité" (sa hauteur et sa profondeur !) demeure non seulement serein lors de sa retraite, mais heureux d'être enfin dans une solitude favorable à la poursuite de son exploration intérieure. Il ne ressent aucune rupture entre la vie dite "active" et son nouvel état de retraité. Il vit au contraire un prolongement, une amplification qualitativement positive de l'état antérieur dont il a pris un soin attentif. Cela ne l'empêche aucunement de lire un livre, d'écouter la station radio qu'il préfère, de regarder un film, mais ce sera en toute conscience et à quelques moments choisis, jamais par addiction ni pour cause d'angoisse.

La solitude ne perturbe donc pas celui qui a appris à vivre avec lui-même mais seulement celui qui ne sait vivre que parmi les autres, en est devenu dépendant et ne sait plus vivre avec soi-même.
Échapper à ce piège ne consiste pas à se centrer sur soi – on connaît ces solitaires ombrageux et misanthropes – mais en soi. C'est très différent car se "centrer en soi", "trouver une assise", "être bien dans son assiette" comme dit fort bien la langue populaire, n'empêche aucunement de demeurer sociable et permet au contraire de vivre plus harmonieusement les relations avec le voisinage et les amis. Le détachement appris durant l'existence active rend plus faciles les échanges vrais et évite la dispersion. Il rend possible le partage : "être détaché" c'est se placer à la juste distance, celle qui permet de s'"absenter à soi-même" pour être davantage présent à autrui et demeurer à son écoute.
Non seulement ce type de solitude ne perturbe pas mais il construit, il fortifie, il permet le ressourcement. Pour peu que la nature soit présente, ce ressourcement, né d'une mise en contact avec des forces souvent imperceptibles dans l'agitation et le bruit des villes, ne sera que plus intense. Quitter la constante omniprésence des hommes, c'est quitter le besoin de réussite, l'importance donnée à son image, la tendance à être systématiquement dans la séduction et l'arrogance – qui sont les symptômes de nos peurs.
Être seul, c'est quitter le costume-cravate ou tout autre "uniforme", c'est se dépouiller de toute volonté de domination (ou de protection) pour se vêtir de naturel, de simplicité. Plus nous nous délestons de tous les oripeaux à usage social, plus nous nous allégeons. Tels la montgolfière, nous augmentons ainsi les chances, sinon de notre élévation, du moins de notre cheminement vers plus de liberté [2].
Contrairement à ce qu'on pourrait objecter, la solitude n'est pas un refuge – au sens où il s'agirait de fuir le monde pour se ménager une petite vie bien confortable et tout aussi terre à terre qu'auparavant. Elle peut être cela, certes, si la démarche demeure "horizontale" et que nous nous fassions consommateur exclusif de confort (extérieur – intérieur) comme nous étions consommateur d'agitation. Il s'agit donc de demeurer vigilant, de garder le cap et de ne pas perdre de vue la lumière des étoiles – sans pour autant renoncer à l'électricité ou à l'eau chaude… La lumière des étoiles est inaccessible à qui s'enferme dans un cocon douillet et clos… Il s'agit de cultiver en soi l'énergie de l'aventurier et non de s'anesthésier.
De même (réponse à une autre objection fréquente) la solitude ne "sépare" pas. Le moine ou l'ermite, s'ils ne sont plus aliénés par une idéologie formaliste, s'ils se sont rendus indépendants d'autrui (et peut-être même de tout dogme)[3] peuvent rejoindre l'Essence – qui englobe tout.
"Être seul", vraiment seul, au sens où l'entend par exemple Krishnamurti, va au-delà de ces exigences bien à notre portée, puisque, pour lui, il convient de laisser derrière soi tout ce que nous avons appris, consciemment ou non : "Lorsqu'on est seul, totalement seul, qu'on n'appartient à aucune famille, bien qu'on puisse en avoir une, à aucune patrie, à aucune culture, qu'on n'est lié par aucun engagement particulier, surgit alors cette impression d'être un étranger – étranger à toute forme de pensée, d'action, de famille, de patrie. Et n'est innocent que celui qui est complètement seul. C'est cette innocence qui libère l'esprit de la souffrance" [4]
Conclusion

Retraités ou non, nous sommes fondamentalement seuls, quel que soit le nombre des personnes qui nous entourent. Nous l'expérimentons souvent : lorsque des ennuis nous assaillent ou que des drames nous frappent, la présence des autres ne nous prémunit pas contre le chagrin ressenti. Tout au plus nous "divertit"- elle un moment (au sens pascalien du terme) mais, sitôt que nous nous retrouvons sans personne, la chape de solitude retombe sur nous. Autrui ne peut combler que de petits moments d'ennui, jamais le vide existentiel qui nous habite et la peur qui l'accompagne. C'est pourquoi cette réalité qui appartient à notre condition d'hommes doit être non pas évitée, mais affrontée le plus vite possible. En repousser l'existence c'est en effet se condamner à faire l'expérience de la déréliction à un moment où l'âge avancé – et  ses conséquences parfois plus fortes que notre bonne volonté – peut nous priver de l'énergie nécessaire à la découverte de notre véritable nature.

                                                                                                                                              GD




[1] Notons que, même si nous sommes d'un tempérament très "libre", innovateur, que nous prenons des initiatives sans nous préoccuper de l'opinion des autres, nous n'agissons pourtant jamais librement : notre hérédité, notre éducation, l'environnement social, économique, politique qui nous ont construits, tous ces facteurs ont contribué pour une part importante à nous faire ce que nous sommes. Mais cela est inévitable tant que nous ne sommes pas libérés de l'emprise du mental – des jivan-mukta
[2] Attention cependant au danger d'orgueil. Se libérer des influences pernicieuses de la société peut conduire à une autre forme d'arrogance – ni plus ni moins que celle menaçant tous les chercheurs d'absolu.

[3] Il y aurait sans doute beaucoup à développer sur ce sujet… Une autre fois, peut-être !

[4] Krishnamurti, Le Livre de la méditation et de la vie, Livre de Poche, p.369

mercredi 6 février 2013

YOGA - PEUR, TIGRE DE VENT QUI NOUS DEVORE...



Mettre fin à la peur, c'est assurer notre liberté d'action.


Tous nos actes, ou presque tous, sont "pilotés" par nos peurs. D'abord en prendre conscience pour, ensuite, échapper à ce cercle infernal... C'est possible.



L'équilibre physique de mon corps debout est le résultat d'incessantes compensations musculaires réagissant aux déséquilibres inhérents à cette position dans l'espace.

Mon équilibre psychique est du même type : un déploiement constant de stratégies par lesquelles je compense mes déséquilibres psycho-mentaux.

Nous sommes constamment en perpétuelle recherche de sécurité physique mais aussi psychologique et spirituelle.

Sécurité physique
Mes parents m'ont transmis – et je transmets à mes enfants – d'innombrables mises en garde parfois non verbales mais aussi clairement formulées : "Fais attention !" Cette attention-là, on ne l'entend pas comme "Sois attentif !" mais comme : "Méfie-toi ! Méfie-toi du feu, des voitures, du chien, du voisin…"
Certes, ces avertissements sont l'expression d'une intelligence. Mais cette façon de dire n'est-elle pas une façon d'inoculer la peur ? Ne serait-il pas préférable au moins de formuler autrement la même demande : "Sois dans l'attention, dans la vigilance : observe la route avant de traverser, observe ce que peut le feu, le vide, le chien, etc." ?

Sécurité psychique
Mes échecs. Cette histoire d'amour interrompue douloureusement… Me voilà immergé dans la peur de la prochaine rencontre : "Je serai plus prudent ; on ne m'y reprendra pas deux fois : j'ai appris à me méfier…" Le cortège des peurs s'ébranle parce que j'ai projeté le passé dans l'avenir.

Souvenir d'une maladie, peur de la prochaine. Souvenir de l'agression verbale de ma mère, du jugement cataclysmique d'un professeur : peur de la prochaine agression, des prochains jugements. Souvenir d'une privation, d'une frustration : peur des manques à venir…

Peur des monstres intérieurs (jalousie, colère…), monstres qui deviennent dangereux et m'inhiberont à jamais parce que je leur donne ce pouvoir de m'effrayer.

Peur de ma peur… Paralysie. Je n'ose plus être moi, je n'ose plus agir spontanément, je me méfie de tout et de tous… Je me paralyse peu à peu, me raidis, deviens taciturne, voire asocial.

Sécurité spirituelle
Je me sens seul sur cette terre. Déréliction. Sentiment du non-sens de la vie. Peur du néant intérieur, du gouffre… Refuge de la religion, recherche d'un groupe qui prenne en charge mon malaise (groupe de gentils ou de voyous, ou d'extrémistes politiques, religieux, militaires, etc.) Soumission à un "maître". Secte-maman de substitution. Méditation comme on ingère une drogue. Qu'est devenue ma liberté ? Comment prétendre me "libérer" en me rendant aussi dépendant de ce qui n'est pas moi ?

Ninjas et caméléons
Les peurs les plus traitres et agissantes sont les invisibles, celles dont je ne soupçonne même pas l'existence.

Invisibles parce que, sans m'en rendre compte, je les désire telles. Parce que l'idée de leur présence m'effraie trop et que je les renvoie au plus profond de leur tanière, dans la pénombre du subconscient ou la nuit de l'inconscient.

Si je les pressens, je les travestis pour qu'elles se fassent caméléons et passent inaperçues, prenant la coloration de mes "qualités" : je suis ponctuel (parce que j'ai peur que mes retards soient mal jugés) ; je suis travailleur (parce que j'ai peur de l'échec ou du chômage…) ; je suis aimable, même un peu trop, sans discernement (parce que j'ai peur du conflit) ; je suis respectueux (de peur qu'on me manque de respect) ; je suis pieux (parce que j'ai peur de l'enfer) ; amical (par peur de la solitude), etc.

Mais, objectera-t-on, je puis être ponctuel, travailleur, aimable, respectueux, etc. par souci de l'"action juste", c'est bien autre chose, cela, non ?
Cette objection confirme notre postulat de départ : nous nous voilons la vérité, nous maquillons notre fragilité derrière de belles apparences dont nous aimerions qu'elles constituent notre terreau existentiel.

Si mes actes "positifs" n'étaient pas dictés par des peurs souvent informulées,  j'ignorerais les perturbations qu'elles provoquent : doute, colère, soins que j'apporte à être bien "intégré" dans mon groupe, mon école de yoga, mon environnement amical, ma classe sociale, mon parti politique, mon milieu professionnel, mon quartier, ma ville, etc.
En un mot, si la peur n'était pas compagne de la plupart de mes actes ou de ma manière d'être, il n'y aurait jamais "réaction", mais seulement "action" (Voir dans ce blog "Billets doux / durs n° 7). A chacun de s'examiner honnêtement : j'agis ? Ou je réagis ? Très (trop) souvent, je réagis. S'il n'y avait pas de peur, il n'y aurait jamais réaction mais action pure.

N'êtes-vous pas pessimiste ?

Du tout ! ou alors le médecin qui détecte en nous une maladie est un pessimiste ! La vérité n'est pas toujours agréable quand elle ôte les illusions, mais en même temps elle offre la possibilité d'une remise en ordre, d'une guérison… Libre à chacun de choisir : les gentils mensonges qui masquent la réalité et tant pis si je vis malade et si je meurs idiot ; ou bien la conscience d'être malade et la possibilité d'agir pour moins souffrir, voire pour me guérir.  Et mourir quand même, sans doute, mais dans la conscience de ce qui EST – ce qui facilitera d'ailleurs grandement le moment du "passage", moment où la peur suprême surgit, enrichie de toutes celles qu'on a niées… Faire l'autruche, à ce moment, est impossible.

Comment alors se guérir de la peur ? Comment échapper à ce processus ?

Déjà, dans un premier temps, accepter sa présence ! La débusquer, partout où elle se cache. Arracher les masques, le plus possible, dès qu'on y pense. Mettre à jour le mécanisme, les ruses du mental, ses déguisements, afin de percevoir l'arnaque ! Percevoir nos peurs, c'est les mettre à distance. C'est constater que si ce mécanisme trompeur de protection est en moi, il n'est pas moi. Dès que je le démonte, ce mécanisme, je ne suis plus en lui, forcément. Il se poursuivra, sans doute mais je ne l'alimenterai plus comme avant, parce que je ne m'identifierai plus à lui. Je comprendrai par exemple que ce n'est pas la solitude, pas la maladie, pas la mort qui m'effraient, mais les images que je m'en fais.

Et ensuite ?

Cette peur, enfin reconnue, regardée bien en face, vais-je essayer de la fuir ? C'est possible, mais pas à plein temps ! Me saouler de whisky, de succès mondains, d'argent, de travail, de stages de yoga, cela peut aider à oublier. Mais derrière les parfums, y compris celui de l'encens, l'odeur du cadavre persiste…

Vais-je alors essayer de la dominer ? Serrer les dents ? M'imposer des ascèses (des tapas[1]) ? On peut facilement chasser une mouche. Mais la peur est un sentiment : on ne chasse pas un sentiment par la force – on peut l'endormir pour un temps, mais il se réveille.

Alors, il n'y a rien à faire ?

Je ne peux lutter contre un ennemi (en tout cas ce que je ressens comme tel) dont j'ignore qui il est vraiment.
Je vais donc d'abord essayer de comprendre la véritable identité de ma peur. Pas de mes peurs, car en fait, à la source de toutes ces peurs qui me harcèlent, il n'y en a qu'UNE. Comme des radicelles qui se greffent sur une seule racine. Ou les tentacules d'une pieuvre répondant à un même cerveau. Peur de la mort, de la solitude, du gendarme, des araignées… sont TOUTES l'"expression d'une peur centrale" Krishnamurti), donc les différentes modalités d'une réalité unique. C'est le visage de cette "peur centrale" que je dois dévoiler et reconnaître.

Comment reconnaître cette "peur centrale" d'où naissent toutes les autres ?

Par l'attention. Non seulement aux objets de la peur (solitude, serpent, concierge…) mais à la peur elle-même. En essayant de la saisir dans sa nature même. Cela est difficile parce que nous vivons dans la fragmentation : j'aime cela un jour, et le lendemain j'aime le contraire, je me conduis bravement, puis en lâche, etc.) Or la fragmentation ne peut distinguer la globalité – même pas en raisonnant.

Nous sommes dans une impasse, alors ?

Oui si nous nous obstinons - par paresse -  à fonctionner comme nous fonctionnons habituellement ! Habituellement notre pensée fonctionne comme le balancier d'une horloge :  un coup à gauche, un coup à droite et jamais de façon stable au centre… Comprenons : ma pensée est dans le passé (hier), puis dans le futur (demain), rarement immobile au centre du présent, pourtant la seule réalité dont je puisse témoigner puisque je la vis en ce moment-même…
Si j'apprends (puisque cela ne nous est pas habituel) à être attentif, à être présent à la réalité de l'instant que je vis, là, maintenant, tout de suite, il n'y a plus aucune place pour la peur. La peur n'existe plus ; on vient de dire que la peur naît de ma pensée qui projette dans le futur ce qu'elle a (souvent mal) appris du passé.

Un exemple ?

Quand j'ai évité d'un coup de volant l'enfant qui se précipitait devant ma voiture, je n'ai pas eu peur sur le moment. Je vivais dans l'attention de tout ce que mon cerveau captait pour que ce coup de volant soit efficace. Pas de place pour la peur. Celle-ci est venue après, avec le souvenir de tout ce que représente un enfant heurté par une voiture. Autant dire qu'à ce moment j'ai peur de quelque chose qui n'existait pas dans ma réalité vécue, présente. Je suis le jouet d'une projection mentale, d'une fausse réalité, un fantôme, un film catastrophe…

Mais si vous aviez heurté l'enfant et qu'il meure ?

Il n'y aurait pas eu davantage de peur sur le moment. Après, oui, des peurs tournées vers l'avenir (mais toujours reliées à ce que je sais – ou crois savoir – donc reliées à mon expérience du passé). Notons que si la peur s'installe avant l'apparition d'un danger, elle intensifie ce danger et les risques d'en être dépendant donc d'agir de façon erronée. 

Donc la pensée (qui nous tourne vers le passé ou vers le futur)  est un obstacle ? Nous sommes en plein paradoxe !

La pensée n'est pas un obstacle en soi. Il ne s'agit pas d'y mettre fin, contrairement à ce qu'on entend parfois. C'est grâce à elle que je peux aller vers plus de compréhension de ce qu'est la réalité de la peur – à commencer par la mienne. C'est son fonctionnement qui est à revoir : elle est soumise à une foule d'impressions, à des "fluctuations" qui brouillent tout, des "états d'âme", des souvenirs que je juge "bons" ou "mauvais" et qui me malmènent sans cesse.

C'est pourquoi il me faut préalablement discipliner cette pensée, travailler "en amont" en quelque sorte – après avoir fait suffisamment sa connaissance, comme le Petit Prince avec le renard. Pour faire sa connaissance, il s'agit de l'apprivoiser - sans violence donc, ne pas me dire "Qu'est-ce que tu es obtus, têtu, nul, etc." mais observer : "Tiens ! j'ai dit ceci ! pourquoi ? Et cette tristesse que je ressens, elle vient de quoi ? etc."
L'approche peut être longue, la suite dépend de la qualité de ma non-résistance (accepter ce qui me fait mal, froisse mon ego…), de ma patience (j'ai toute la vie et peut-être d'autres devant moi, pas de panique !), de la ténacité et de ma fermeté dans l'effort, peut-être aussi de ma capacité à m'en remettre à Ishvara (ce Qui est plus grand que moi…) C'est Patanjali qui nous explique cela…

Mais il est difficile de toujours s'observer en train de penser…

Nous sommes tellement habitués à fonctionner à partir des schémas préétablis (éducation, environnement humain, famille, école…) que nous agissons par automatismes erronés (non "naturels" mais acquis). Il s'agit donc de nous rééduquer. Cette manière de s'auto-observer devient assez vite une seconde nature. 
Je vois venir l'objection : se regarder le nombril ? Réponse à l'objection : Oui, se regarder le nombril ! Comprendre comment je suis fabriqué, comment je fonctionne. Le temps qu'il faudra. Quand je saurai comment tout cela s'articule, comme par enchantement, je constaterai que mon regard n'a plus besoin de ce nombril : il sera spontanément tourné vers celui des autres !

Le yoga, la méditation, quelle place dans cette démarche ?

Une place centrale ! Le yoga consiste justement à "mettre un terme aux fluctuations du mental" (Yogaś citta-vritti-nirodhaḥ). Autant dire qu'il est la voie par excellence pouvant mener à la compréhension de notre véritable nature. Quand le mental fait silence, la Réalité (pas la réalité que nous prenons pour Elle) se révèle – comme le Renard que seul le silence incite à se montrer.
Pour faire silence, je dois m'asseoir, ne plus bouger, me taire, attendre et observer, sans crispation, sans impatience…

Et la peur, là-dedans ? Nous ne l'avons pas oubliée ! En effet, si, par le silence du mental, nous réussissons à voir notre réalité pour ce qu'elle est (répétons-le, nous vivons dans l'illusion et dans l'agitation qui l'entretient), il n'est plus de place pour la peur puisqu'elle une illusion du mental.

Evidemment, faire cesser les fluctuations du mental, ce peut être le travail de quelques secondes ou celui d'une vie… Mais cela ne doit pas… effrayer ! Car petit à petit, même si je ne deviens pas semblable à ce Maître que j'admire tant, les tigres disparaissent peu à peu, leurs contours s'estompent et, à leur place, se dessinent de gentils renards, jusqu'à ce que, finalement, il ne reste plus aucun animal à apprivoiser… Même si je ne suis pas installé dans cet état de non-peur absolue, réservé aux grands Sages, je me sentirai beaucoup plus libre, moins manipulé par des forces qui me dépassent et me paralysent parfois. Dans tous les cas le jeu en vaut la chandelle – une chandelle qui diffuse toujours plus de lumière.

                                                                                                                        GD





[1] Attention, il ne s'agit pas de se goinfrer d'amuse-gueules ! Dans le yoga, en sanskrit  donc - तपस् - il s'agit d'"austérités" ; chez Patanjali, c'est un des 5 niyama (tout cela est expliqué dans ce blog)

lundi 4 février 2013

PERES DU DESERT et YOGI

Une même volonté de Réalisation



Il ne s'agit pas de faire du syncrétisme non plus que de relier artificiellement deux croyances aussi différentes que le Christianisme et l'Hindouisme mais, au-delà des divergences souvent dogmatiques, la même quête d'absolu et des moyens souvent proches.





Les pratiques de ces moines des IIIe et IVe s. qui vécurent souvent en ermites dans le désert égyptien, ne sont pas très connues. Eux-mêmes s'efforçaient de les cacher aux profanes. Ce qu'on en sait nous est parvenu par de brèves sentences appelées "apophtegmes".

Leur croyance était fondée sur le Christianisme mais ils étaient quelque peu suspects aux yeux de l'Eglise officielle qui les qualifiait de "frères séparés".

En parcourant les recueils rassemblant ces apophtegmes, on ne peut s'empêcher d'être frappé non seulement par leur forme souvent percutante qui les apparente aux aphorismes des Maîtres indiens, mais également par le fond.

Il ne s'agit pas de faire du syncrétisme non plus que de relier artificiellement deux croyances aussi différentes que le Christianisme et l'Hindouisme mais, au-delà des divergences souvent dogmatiques, il est un fonds commun incontestable. La source de toute véritable religion ne peut qu'être unique si le Divin est unique. Aussi diverses que soient les démarches (aussi diverses, en fait, que le sont eux-mêmes les humains), on le sait bien, le but visé est de dé-couvrir ( = ôter le voile qui masque) la part intérieure qui nous relie à l'Origine et réaliser (= rendre réelle, effective) l'union avec cette Origine, en nous libérant de toutes les illusions qui nous en séparent.

C'est sans doute pour cette raison que, dans certaines pensées ou pratiques issues de la démarche ascétique des Pères du désert, nous découvrons une parenté parfois étroite avec la tradition propre au yoga.

D'abord le fait que les paroles rapportées sont succinctes, parfois sibyllines car issues des dialogues entre un Instructeur et ses disciples, dialogues dont la retranscription écrite demeure souvent incomplète ou laconique.

Le sujet central concerne la plupart du temps le problème du Salut (les moines du désert sont appelés parfois "Oi thelontes sôthênai" : "ceux qui veulent être sauvés"). Toute leur existence est donc tendue vers cette volonté exclusive : se "libérer" des liens qui enchaînent l'homme au "monde" (songer à l'adjectif "mondain" avec ce qu'il suppose de futile). Le terme de "voie royale" (voie dite par eux comme "la plus courte et la plus sure") se retrouve fréquemment dans les textes. Comment ne pas songer au terme de "Raja-Yoga" ? Les exigences de cette voie sont, entre autres, l'abandon de la famille et de tous les biens matériels – ainsi font également en Inde les Sannyâsin (et les sâdhu, mais ces derniers ne sont pas moines).

Les Sages ("Anciens") tels Antoine, l'abbé Macaire, etc. sont considérés comme les plus directs représentants de "Dieu sur terre" ; on écoute leurs paroles parce qu'elles sont habitées par l'Esprit (= le Souffle) et sont "paroles de Dieu" (sic).

Les disciples qui interrogent ces Anciens connaissent les saintes Ecritures, les conseils et préceptes qu'elles contiennent. Alors, pourquoi tant de questions posées ?
C'est qu'ils attentent des vieillards qu'ils les guident dans le choix des moyens d'accéder au Salut, qu'ils leur indiquent la voie convenant le mieux à la situation concrète et spirituelle dans laquelle ils se trouvent. Ils désirent fréquemment une seule chose, une formule simple, facile à retenir. Comment ne pas penser à la recherche du mantra indien [1]  ?

Certains moines faisaient vœu de silence pour une période plus ou moins longue (l'Abbé Dioscore, par exemple, entreprenait chaque année une pratique, se proposant de ne voir personne ou bien de garder le silence pour tout l'an)[2].

Il ne semble pas que ces Pères du désert aient pratiqué à proprement parler de postures pouvant rappeler le yoga. Néanmoins le corps n'est pas nié (comme il le sera plus tard) ; au contraire, il joue un rôle important, en rapport avec la pratique intérieure et spirituelle : "Un frère interrogea un vieillard : qu'est-ce que la culture de l'âme pour que celle-ci porte des fruits ? Le vieillard répondit : la culture de l'âme consiste en ceci : l'hésychia du corps, beaucoup de prière somatique (c'est-à-dire vocale)[3]".

L'assise silencieuse est également pratiquée "A Scété, un frère vint trouver l'abbé Moïse pour lui demander une parole. – Reste assis dans ta cellule, lui répondit-il, elle t'enseignera tout." (op. cit.)

C'est surtout par le travail que le corps remplit une fonction essentielle, un travail qui se fait dans la prière continuelle, sans l'attente des fruits. Perspective qui n'est pas sans évoquer la Bhagavad-Gîta. Dans un cas comme dans l'autre, ce n'est pas l'homme qui agit mais le Divin à travers l'homme : "Un frère interrogea l'Abbé Moïse : En tout labeur de l'homme, qu'est-ce qui lui vient en aide ? Le vieillard répondit : c'est Dieu qui vient en aide." (op. cit.)

Quant aux miracles (les siddhi indiens), ils sont fréquents : fauves amadoués, marche sur l'eau, puits à sec de nouveau alimenté, etc. Un certain Abbé Paul déclarait ainsi : "Lorsque quelqu'un a acquis la pureté, toutes les créatures lui sont soumises, comme elles l'étaient à Adam dans le Paradis avant qu'il ne désobéît à l'ordre de Dieu".

Que conclure ?
Ces points de convergence entre les Pères qui vivaient dans le désert et les yogi qui vivaient dans la forêt (cf. les Āraṇyaka) ne cachent pas les divergences évidentes entre les deux types de croyance. Mais cette rapide mise en perspective ne peut que rassurer quant à l'universalité de l'Essentiel et aussi à la validité encore très actuelle de certaines pratiques, également universelles, permettant d'y accéder.

GD


Quelques apophtegmes (source : www.missa.org)

"Théophile, l'archevêque d'Alexandrie, vint un jour à Scété. Les frères qui étaient réunis, demandèrent à l'abbé Pambo de dire quelques mots à l'évêque pour l'édifier. Mais il répondit : " S'il n'est pas édifié par mon silence, il ne le sera pas par mes paroles".

"Abba Poémen
 - Un jour qu'Abba Isaac était assis chez l'Abba Poémen, on entendit le cri d'un coq. Il lui dit : "Il y a donc cela ici, Abba ?". Le vieillard lui dit : "Isaac, pourquoi me forcer à parler ? Toi et tes semblables, vous entendez cela. Mais celui qui est vigilant n'en a nul souci".

" Un ancien a dit : " Si un moine prie seulement quand il est debout pour la prière, il ne prie pas du tout".

"On demanda à un ancien : " Que faut-il faire pour être sauvé ? " Il tressait des palmes ; sans lever les yeux de son ouvrage, il répondit : " Ce que tu vois là. " (Abba 52)







[1] On ne peut à ce propos passer sous silence la parenté unissant le "japa" indien et la "prière du cœur" (voir Petite Philocalie de la prière du cœur, ouvrage présenté par J. Grouillard, coll. Sagesse, éd. A. Michel).
Et, de même, ne croirait-on pas lire un traité de yoga lorsqu'on découvre les conseils… d'Ignace de Loyola (qui, soyons clair, n'est pas un "Père du désert" puisque né en 1491 et fondateur de la Compagnie de Jésus) : " La troisième manière de prier consiste à chaque inspiration ou expiration à prier mentalement en prononçant chaque mot du Pater Noster ou de toute autre prière qu'on récitera ern ne prononçant qu'un mot entre l'une et l'autre respiration."
[2] Cette pratique est fréquemment rencontrée en Inde – Chandra Swami, pour ne citer qu'un exemple, garde le silence depuis plusieurs dizaines d'années et répond aux questions par écrit. En revanche il éclate de rire sans chercher à se retenir – son silence est joyeux !
[3] Les sentences des Pères du désert, Abbaye Saint-Pierre – Solesme, 1966.

VEDANTA - Notions basiques...



 Regards sur le VEDÂNTASÂRA de S.Y. SARASVATI


Ces extraits commentés mettent en évidences des principes qu'un aspirant à la Libération ne peut ignorer.



Au XVe siècle, Sadânanda Yogindra Sarasvati écrivait Vedântasâra (= L'essence du Vedanta). Yvonne Laurence, qui traduisit ce texte édité en 1959 par le Centre védantique Ramakrichna, s'inspira elle-même de l'édition de Swâmi Nikhilânanda.
Nous nous sommes contenté de citer quelques extraits des versets qui nous paraissent les plus importants parce qu'ils permettent de rappeler ce qu'est l'essentiel du Vedanta mais aussi et surtout parce qu'ils s'adressent particulièrement à ceux qui aspirent à la réalisation spirituelle.
Les quelques commentaires apparaîtront peut-être comme évidents aux pratiquants de longue date. Nous les dédions à tous ceux qui commencent une formation et à ceux  qui ne détestent pas se rafraîchir la mémoire.

6. "L'aspirant qualifié est celui qui a déjà approfondi l'étude des Veda et des textes annexes (…), qui a été lavé de toute souillure en cette vie – ou dans une vie antérieure – par le renoncement aux actes intéressés ou interdits …"

Viennent les obligations religieuses imposées à la caste de brahmanes en rapport avec les 4 étapes de la vie (brahmacharya, grihasta, vânaprstha, sannyâsa). Les slokas suivants évoquent la nécessité d'accomplir les rites, l'interdiction de certains actes, les pénitences, les pratiques de dévotion, de purification et de concentration.

14. "Les résultats secondaires des nitya (rites quotidiens obligatoires) et naimittika karma (rites occasionnels) d'une part, et des upâsâna (méditation sur le saguna brahman, le brahman doté d'attributs) d'autre part, conditionnent les états posthumes et donnent accès respectivement au monde des ancêtres (pritiloka) et au monde des dieux (satyaloka). Tel est l'enseignement de la shruti."

Les "états posthumes" : lorsque nous mourons, le principe vital quitte le corps, s'engage dans la voie des ancêtres, passe un temps de repos et se réincarne.
Le principe vital de celui qui a beaucoup médité s'échappe par le sommet du crâne, rejoint le monde des divinités, traverse différents plans régis par ces divinités, en assimile les divers états, donc poursuit son évolution spirituelle avant de se fondre avec le saguna brahman, au moment du pralaya (dissolution cosmique).
Le sage qui, lui, a réalisé l'identité de l'atman-brahman en mourant (videhamukti) ou durant sa vie terrestre (jîvanmukti) n'a rien à parcourir après sa mort. Il se résorbe en brahman.

15. "Les moyens immédiats d'atteindre la connaissance sont : la discrimination entre ce qui est permanent et ce qui est transitoire…"

16. "La discrimination entre ce qui est permanent et ce qui est transitoire consiste à établir que seul brahman est permanent et tout ce qui n'est pas Lui est transitoire."

Nous retrouvons dans ce verset un  des fondements les plus importants du Vedanta. Rappelons que dans le Vedanta les critères de la Réalité (par différenciation avec la réalité) sont les suivants :   
                                               -    le Réel ne peut être affecté par l'un des 3 modes du temps.
-    le Réel est évident par lui-même.
-    le Réel ne peut être contredit.

Seul brahman est le Réel. Seul brahman est immuable. Dès lors se pose la question : où dénicher ce brahman immuable dans cet univers où tout est transitoire et impermanent ? Où trouver ce Réel impermanent et immuable dans un univers fait d'impermanence, de mouvement, de transformations incessantes ?

Tout simplement (!) en évitant, dans un premier temps, de confondre ce Réel avec  le réel qui m'entoure, celui que je capte avec mes 5 sens. Ce n'est pas vraiment facile : il nous est impossible de dissocier deux consciences qui coexistent au moment où se produit chaque perception : la conscience de l'objet perçu (qui me fait dire : "la cruche existe, cet arbre existe, la colère existe", etc.) et, en même temps, la conscience d'exister. La conscience des objets perçus change, mais non la conscience d'existence. La conscience des objets est faite de la perception de ces objets; elle est donc transitoire. La conscience de l'existence, elle, demeure toujours identique, immuable, quel que soit l'objet de la perception.
Ainsi cohabitent en nous, indissolublement, le Réel et l'irréel – ou réel, que je prends souvent pour le Réel.

Une image fort connue aide à comprendre ce  concept : le Réel c'est l'argile. Je ne vois qu'une cruche – c'est le réel. Puis-je voir l'argile (le Réel, donc) ? Non : je ne verrai jamais que la forme prise par cette invisible Réalité qu'est l'argile. Mais dira-t-on : cette motte de terre? Forme ! Mais là, cette poussière fine, n'est-ce pas de l'argile ? Non : ce n'est qu'une forme abritant l'Essence qui constitue la vraie Réalité de l'argile comme elle constitue la vraie Réalité de tout ce qui constitue l'univers.
Ce Réel est présent dans notre mental mais, malgré notre tendance à l'enfermer dans des notions (comme l'espace, le temps, la causalité), il ne saurait se réduire aux apparences de l'univers phénoménal.

Nous voilà renvoyés à notre question initiale : comment arriver à cette "discrimination" dont il est si souvent question dans les textes ? Comment arriver à faire la part du réel et celle du Réel ? La réponse est toujours la même : en connaissant brahman comme étant l'Etre pur, l'Essence, le substrat de l'univers, présent au cœur de toutes les choses et de tous les êtres mais ne se réduisant pas à ces choses ou à ces êtres. En connaissant que les apparences impermanentes des phénomènes forment un écran déformant, suscitent de notre part une appréhension erronée, et nous mènent à l'erreur par ignorance.
Fort bien, mais comment connaître tout cela ? La réponse est contenue dans les différentes voies  du yoga : par le jnâna-yoga mais aussi par le bhakti-yoga, par le raja-yoga ou par le karma-yoga que ce traité évoque au verset 17.

17. "…Une absence complète d'attraction et de répulsion à l'égard de toute jouissance est ce que l'on nomme le renoncement aux fruits de l'acte…"

On sait que toute action accomplie avec attachement suscite des imprégnations (samskâra) qui nous rendent toujours plus esclaves. Renoncer aux fruits, aux résultats, est le 2ème moyen d'atteindre la Connaissance. L'homme ignorant oppose son moi (qu'il perçoit comme permanent) à tout ce qui n'est pas lui. Dès lors, il oscille entre l'attachement et la répulsion, l'attachement et la peur de tout ce qui risque de faire obstacle à son avidité… La violence accompagne bien évidemment ce processus - et l'angoisse… L'angoisse (de ne pas obtenir ce que je veux, de perdre ce que j'ai réussi à obtenir) s'incruste dans la mémoire, fait naître un malaise permanent, une tension qui me déchire entre l'envie de posséder et la crainte de perdre : je passe ainsi sans cesse (et souvent sans en avoir conscience) de la peur au désir – qui est une façon illusoire de conjurer la peur. Et si la joie de posséder apparaît, ce n'est que fugacement tant la peur de perdre ou de ne pas posséder davantage viennent tôt l'empoisonner.

Le chercheur qui vise la réalisation s'efforce de considérer le moi (l'ego) comme élément de la Totalité. Il le voit comme un non-moi. "Il ne se prend pas pour l'auteur de l'action; sait que le sentiment du moi appartient également au cosmos". Dès lors, il n'est plus d'opposition entre le monde et lui. Il ne connaît ni répulsion ni attraction. Ses actes sont l'expression de la force cosmique agissant à travers lui. Totalement dénué d'attentes, de désirs, son attention est permanente; il agit dans l'instant présent, spontanément, librement (puisqu'il a renoncé aux fruits), en un mot : intelligemment. Mais comprenons bien : nous ne sommes plus là sur le plan de l'intelligence exclusivement cérébrale, intellectuelle. Nous sommes sur un plan éminemment supérieur.

Notons aussi au passage que ce verset ne condamne pas la "jouissance". C'est l'"attachement" – ou la répulsion – par rapport à la jouissance qui est condamnable. Eprouver du plaisir est dans notre nature. Il s'agit de ne pas en faire le but de notre vie mais non pour autant de refouler ce qui est une réalité. Dans un cas comme dans l'autre il y aurait égarement.

27. Le sujet (du Vedântasâra) est l'identité du soi individuel et de brahman dont la nature est pure Intelligence et doit être réalisée. Tel est le but, la raison d'être des textes védantiques.

29. Le but à atteindre consiste à chasser l'ignorance qui voile cette identité qu'il faut réaliser, et à obtenir la Félicité résultant de la Réalisation du Soi intérieur…




L'identité du Jîva (soi individuel) et de brahman ne doit pas être interprétée au pied de la lettre. Le Jîva est limité, ignorant, alors que brahman est omniscient et pure Intelligence, infinitude. Cependant, au-delà des attributs respectifs qui opposent le saguna brahman et le Jîva, demeure le substrat qui est Conscience pure et pure Intelligence. Toute différence est donc abolie. Il faut comprendre le terme "identité" dans un sens métaphysique et non littéral.

Le dernier verset de ce chapitre rappelle la nécessité du guru, qui est "le suprême brahman". Terminons en rappelant ce que dit Swâmi Vivekânanda : il faut que l'âme à laquelle est transmise l'impulsion donnée par le maître soit prête à la recevoir :"C'est une mystérieuse loi de la nature, mais dès qu'une âme a un ardent désir de religion, celui qui transmet la force religieuse doit apparaître et apparaît en fait…"


                                                                                                                                          G D