Rencontre sur le Mékong

lundi 22 avril 2013

CONSOMMATEURS (de spiritualité) OU ACTEURS ?



Vivons-nous vraiment ou bien virtuellement ?


Les "touristes" de la spiritualité vivent dans l'évitement de la "vraie vie"




Lorsque Krishnamurti s'adressait aux foules venues l'écouter, il n'hésitait pas à asséner quelques vérités parfois brutales à ses auditeurs. "Vous venez ici pour qu'on vous dise des choses, pour qu'on vous informe et qu'on vous persuade, pour être endoctrinés. Vous êtes à la recherche de convictions…" [1]

Cette affirmation selon laquelle les chercheurs doivent se garder de vérités "préfabriquées", nous la retrouvons constamment dans la bouche des grands Maîtres. Il faut le savoir, "le sentier spirituel est un chemin solitaire." (Chögyam Tringpa).
Quel adepte de yoga ne s'est pas au moins une fois posé la question : toutes ces conférences, ces séminaires, ces stages, ces rencontres avec des êtres habités par le Souffle, ces Hauts-Lieux d'Europe ou d'Asie, à quel moment peuvent-ils  représenter un danger pour moi ?

Certes, avant de marcher seul l'enfant a besoin d'une main qui le conduise. Certes, l'escalade en solitaire n'est possible qu'après une longue pratique en cordée. Seulement, alors qu'en matière d'alpinisme on peut passer sa vie relié à un guide ou a un groupe sans rien perdre du bénéfice de ce sport, il n'en va pas de même dans le domaine spirituel : à un moment ou à un autre, l'autonomie s'avère indispensable ; ma liberté doit s'affirmer car personne ne peut accomplir à ma place la démarche exigée, personne ne peut à ma place "devenir ce que je suis".

D'où le danger consistant à demeurer trop longtemps à la remorque d'autrui, individu ou groupe, si brillant, si rassurant, si inspiré soit-il.
Combien d'adeptes ne peuvent se passer de béquilles pour avancer ? Combien se font esclave (plus que disciple) de celui qu'ils ont choisi pour maître ? Un peu comme s'ils abdiquaient toute forme de volonté personnelle par peur d'affronter l'exercice de leur propre liberté. Telle est la vie des plantes parasites, leur vie est totalement dépendante de la plante-mère qui les nourrit.

Se rappelle-t-on toujours qu'être "éduqué" c'est être "conduit hors de …" ?
Il ne s'agit pas de nier l'utilité (la nécessité) d'une formation quelle qu'elle soit : on apprend à marcher sur un sentier escarpé qu'accompagné d'un guide sûr. Mais il arrive un moment où, dans le domaine de la randonnée intérieure, il faut suivre son propre cheminement, si difficile soit-il. Il convient de franchir une étape, de faire en soi sa révolution d'indépendance afin de ne plus être un éternel enfant, un être de "seconde main", comme dit souvent Krishnamurti.

Cela demande de la vigilance : être suffisamment attentif pour savoir à quel moment couper le cordon ombilical…
Cela demande du courage : accepter de prendre en main mon propre devenir, au risque de m'égarer, de voir s'éteindre la flamme intérieure qui m'aide à avancer, de commettre des erreurs…

On a souvent tendance à vouloir se préserver de tout risque. On "veut être bien sûr" ; alors on va écouter tel orateur encore une fois, puis une autre, puis encore une autre… Non en vue de sa propre autonomie, mais pour se rassurer, écouter ce qu'il faut faire, se laisser dicter des attitudes, des comportements. On devient alors des êtres d'obéissance (encore que… on se contente souvent de hautes pensées sans jamais les incarner) mais qui ne vivent plus leur propre vie. On perd la maîtrise de son propre Souffle en se mettant sous assistance respiratoire...

A cela on répliquera que si on ne lâche pas les béquilles c'est qu'il n'est pas temps, qu'on le fera dans une prochaine vie… Peut-être… Mais en matière de raisonnements rappelons tout de même que le mental est très habile, il est le roi des faiseurs d'alibis tant qu'il s'agit pour lui de préserver son confort, ses conditionnements, son ronron quotidien…

Évitons donc de prendre pour de la sagesse ce qui relève au fond du manque d'énergie et de courage (nos peurs, une fois de plus). Il est  facile et pervers de dire que si je ne me prends pas en charge c'est que je ne suis pas encore prêt. Parce qu'alors je peux tout justifier : je n'arrête pas de boire, de mentir, de médire, d'exploiter mon personnel, de battre ma femme… parce que je ne suis pas encore prêt !

Mieux que les stages de ceci ou de cela (souvent des substituts à l'action dans le quotidien, on l'aura compris), les circonstances de la vie, à commencer par les crises parfois violentes et douloureuses, sont à considérer comme des événements riches d'enseignement, des occasions de progrès. A quoi sert un stage si je suis ensuite incapable d'ajuster spirituellement et concrètement mon comportement à une catastrophe intime ?

Le meilleur des séminaires me fait moins avancer que la plus banales des (més)aventures amoureuses si celle-ci est vécue en conscience. Un séminaire comporte moins de risques, apporte la rassurante présence d'autrui avec qui il est alors facile d'être en apparente "communion". Aucun conflit majeur ne menace ma paix du moment ; mon voisin, ma voisine me regardent avec amitié… Peace and love... Facile, la vie, dans un tel contexte... 
 La "vraie vie" est ailleurs. Et autre : la moindre action peut engager mon devenir (et celui d'autrui) et dès lors impliquer un état de solitude extrême. Qui va décider cette rupture ? cet engagement ? Qui va assumer les conséquences de la décision ? Personne d'autre que moi.

Pas plus que ma vie physique ou psychique, ma vie spirituelle ne peut évoluer si je la déconnecte de la vie tout court.

De ce point de vue, bien des ashrams risquent d'être des cimetières où vont s'enterrer ceux qui préfèrent la fuite et l'anesthésie à la pulsation de la vie et aux inévitables conflits et souffrances qui s'ensuivent.

Le yoga peut constituer un confortable scaphandre dans lequel on croit respirer un bon oxygène alors que ceux qui nous entourent seraient en train d'asphyxier.

S'isoler dans le but plus ou moins conscient d'éviter l'action auquel la rugosité du monde nous condamne ; vivre par procuration en se nourrissant des beaux témoignages de ceux qui vivent, qui agissent vraiment, cela revient à vouloir s'alimenter en regardant manger quelqu'un ou en l'écoutant nous lire des recettes de cuisine…

On comprend les mises en garde des grands sages qui parlent mais nous demandent de ne plus les écouter ! Ils parlent pour ceux à qui ils apprennent à marcher. Pas pour ceux qui viennent afin d'éviter d'avoir à marcher vraiment.  Les Jésus, les Bouddha ont reçu un enseignement mais ce dernier leur a servi à agir et non à se figer dans l'admiration de belles paroles entendues… Passant à l'action, ils ont quitté leur désert, leur forêt, sont "redescendu de la montagne", ont replongé au cœur de la tourmente humaine. Ils ont accepté de prendre tous les risques : solitude, rejet, mépris, mort physique.

Nous ne sommes peut-être pas Jésus ou Bouddha (en tout cas nous n'en avons pas conscience) mais nous pouvons au moins nous garder de devenir des fonctionnaires du yoga, des consommateurs de belles idées, d'entrer dans le rang des touristes de la spiritualité qui vont de stage en conférence comme on va d'un hôtel de luxe à un autre hôtel de luxe…

                                                                                                                     gd




[1] Aux Étudiants

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire