Rencontre sur le Mékong

samedi 14 mars 2015

YOGA : LA JUNGLE DES EMOTIONS...

Dans la jungle des émotions, Tarzan et Jane avancent…


Dans la jungle inextricable de nos ressentis, certaines lianes entravent notre marche, nous empêchent même d'avancer. Elles nous retiennent, nous ligotent, nous font trébucher, nous épuisent tant il est parfois difficiles de s'en extirper. Le mieux est d'en connaître la nature pour les délier efficacement, peut-être les apprivoiser, les utiliser pour progresser. Ces lianes, ce sont essentiellement les émotions.

L'émotion est une réaction psycho-physique, en principe non contrôlée, souvent perturbante, en lien avec des souvenirs réactivés, heureux ou traumatisants, conscients ou oubliés (refoulés). Elle surgit donc d'une rencontre souvent fortuite et soudaine entre deux situations : celle vécue dans l'instant  (événement, parole…) et celle issue d'un passé qui, sans crier gare, envahit brusquement notre champ de conscience.

De cette rencontre – collision parfois brutale et même cataclysmique – naissent alors des réactions, comme les répliques d'un tremblement de terre. Ces réactions concernant l'affect, sont plus ou moins violentes et à dominante positive ou négative. Tout dépend de la coloration (sombre ou lumineuse mais aussi en clair-obscur) du souvenir réactivé…

Retenons d'abord que je ne suis donc pas "ému à cause de l'autre" ou à cause de n'importe quelle raison extérieure,  mais que l'émotion a sa source en moi, ne concerne que moi. C'est mon passé qui me submerge et fausse la juste perception de la situation actuelle. Mon passé et, plus précisément, ce que j'ai ressenti alors : peur, joie, colère, honte, frustration, culpabilité… Ce flot envahissant peut occulter complètement ce qui se passe ici et maintenant.[1]

Quand l'émotion est à dominante positive, tout va bien, je suis sur un confortable nuage. Je la laisse se déployer, et même je l'entretiens… Nous ne nous arrêterons pas à ce type d'émotions sur lesquelles il y aurait pourtant beaucoup à dire.

Si l'émotion est à dominante négative, je me sens immédiatement très mal et potentiellement en danger. De là, plusieurs réactions se présentent, les plus fréquentes étant celles-ci :
-       Je me rends sourd et aveugle en niant inconsciemment – on dira alors en "refoulant" – ce que je suis en train de ressentir ;
-       J'arrange la réalité, la modifie, la minimise pour la rendre plus supportable ; au besoin je me défends contre cette émotion dangereuse pour mon confort en évitant de chercher en moi ce qui l'a provoquée et en mettant mon malaise sur le compte d'un événement externe, d'une personne ;
-       Je compense en me réfugiant dans une addiction  (drogue, sommeil, consommation, travail…)
-       Le plus souvent, je n'ai pas le choix, c'est plus fort que moi, je suis possédé par la réaction émotionnelle : pleurs, cris, silence pétrifié, etc. Pendant un instant je ne m'appartiens plus.

Aucune de ces réactions n'est souhaitable. Toutes sont dommageables.
Comment dès lors agir au mieux ?

En tant que pratiquant de yoga, aurais-je à ma disposition une posture mentale qui serait satisfaisante sur tous les plans ? Une attitude juste ? Une stratégie qui préserverait à la fois autrui (que je peux rendre responsable de mon état au point de vouloir l'éliminer – concrètement ou symboliquement) et me permettrait de demeurer dans un état d'équanimité non pas feint mais réel ?

Prendre l'émotion perturbante de front, comme une ennemie, c'est aller dans le mur. L'émotion n'est pas une ennemie : elle est une partie manifestée du moi qui attire notre attention sur une réalité que nous pouvons traiter comme l'opportunité d'un progrès.

Que faire alors ?
Faire preuve de volonté, de combattivité comme on nous l'a sans doute beaucoup rabâché dans notre enfance ?

Si le caractère même de l'émotion est de surgir malgré moi… comment l'empêcher de se manifester ? Soyons clair : ma volonté seule ne peut empêcher les manifestations de l'émotion – elle peut éventuellement les masquer : mais derrière le masque séduisant ou  impénétrable, le visage, souvent grimaçant, effrayant, demeure. Et rien n'est réglé.

Que faire alors ? D'abord travailler de façon holistique en pratiquant les âsana, la respiration contrôlée, la détente et la méditation. Une pratique régulière, modifiant peu à peu le substrat dont se nourrit notre existence, permet d'atténuer progressivement les traumatismes causés par un choc émotif ( = elle m'annonce qu'elle va me quitter parce que je suis un gros naze). Les effets dommageables de l'émotion ( = je suis démoli ou/et furieux, je vais la tuer et/ou me suicider, etc.) sont alors anéantis ( = je conserve mon pouvoir d'écoute, mes facultés de réflexion, etc.) et parfois elle-même se dissout ( = je suis triste mais cette tristesse ne m'affecte pas de manière rédhibitoire [2]). Cela se fait plus ou moins lentement mais cela se fait.
On peut même alors être extrêmement surpris un beau jour de constater qu'une situation qui, jusque là, nous perturbait terriblement semble avoir perdu tout pouvoir : je viens de revivre ce qui me mettait à tout coup hors de moi… et voici que cette fois, je n'ai pas été envahi par la colère ! Les circonstances étaient identiques et pourtant elles ne m'ont pas chaviré, elles m'ont comme traversé : aucun tremblement, aucune sensation de brûlure, nulle crise, aucun mot tueur… comme si je venais de vivre une éruption bien connue, mais cette fois en spectateur à la fois attentif et distant, débarrassé de toute crainte, éloigné de tout besoin de violence.

Cela suppose avoir préalablement – et  probablement plusieurs fois – s'être entraîné à reconnaître  l'émotion lorsqu'elle surgissait, en avoir aussi identifié la nature, l'avoir acceptée pour ce qu'elle est, donc ne pas l'avoir minimisée et encore moins niée. Ces étapes préalables sont nécessaires : il convient de bien examiner l'envahisseur pour en contrer les actes potentiellement destructeurs.

Pour apporter quelques explications yogiques, précisons que c'est dans manas  (mental, perception) que se trouvent les mémoires (consciente et inconsciente) : y sont inscrits tous les souvenirs latents, douloureux ou heureux, prêts à se réveiller si un déclencheur les active. Le yoga va faire en sorte que je cesserai peu à peu de m'identifier à ce que  propose – impose – manas…  si je fais appel à buddhi (mental actif, discriminateur, intelligence supérieure, faculté d'éveil) et  si je laisse place au Témoin en moi (Drashta).
"Contrôler ses émotions", comme on dit souvent, insistons-y, ne s'effectue donc pas par une prise de pouvoir de la volonté (= l'ego) car une répression violente aboutit à un refoulement ou à un déséquilibre psychique grave.

La paix attendue surgira d'elle-même lorsque j'aurai suffisamment observé, mis à jour les différents mouvements plus ou moins visibles de cette mécanique mentale, découvert les rouages et leur fonctionnement : la manière dont tel mot a éveillé tel souvenir, lui-même relié à une souffrance physique ou psychique, alors réactivée, etc.
Une fois démontée (même imparfaitement[3]) cette mécanique, il devient plus aisé de comprendre qu'elle ne concerne plus celui que je suis ici et maintenant, mais qu'elle n'est qu'un fantôme, une illusion, puisque mon passé est révolu et que le souvenir n'est pas la réalité de l'instant actuel. Ce qui a été n'existe plus. Ce sont mes peurs qui donnent de la consistance, rendent réels ces spectres que j'enfante et qui ne peuvent rien sur moi si je leur refuse un pouvoir qu'ils ne détiennent que de moi.

Ce n'est pas du jour au lendemain que je peux me faire l'horloger de mon mental, acquérir ce pouvoir. Nous sommes ramenés à la nécessité de développer parallèlement les compétences que le yoga permet – sans  même d'ailleurs qu'elles représentent un objectif en soi. La pratique assidue du yoga (comme voie possible mais il y en a d'autres) favorise l'émergence du Témoin, cet autre moi-même, plus conscient, plus lucide que le moi représentant l'état habituel du mental. Je deviens plus conscient, me libère : je suis de moins en moins otage de pulsions incontrôlées, de moins en moins la marionnette de mes états d'âmes, de moins en moins la victime passive (et parfois consentante) de mes émotions.

Ajoutons à cela que si le yoga est accompagné d'une hygiène de vie (recherche de la nature, nourriture saine...) et une hygiène de l'âme (rejet des modes et des courants de pensée débilitants imposés par notre époque, attention portée à autrui, regard positif…) adaptées à la sâdhanâ, ma quête de lucidité n'en sera que plus rapide.

Pour illustration, traitons brièvement deux situations fréquentes, riches en émotions fortes. La première : le décès d'un proche.
Si je vis chacune des émotions activées par cette disparition en étant conscient que c'est sur moi que je pleure (pour telle ou telle raison peut-être rattachée à l'enfance, à des croyances erronées…) ; si je prends conscience que je suis objet d'un processus mental irrationnel en ce sens que je ne peux changer la réalité factuelle alors que je peux ajuster ma perception de cette réalité à ce qu'elle est réellement, je me mets déjà sur la voie de la guérison ; le jeu des apparences (maya) et de mon ressenti, construit sur ces apparences qui me rendent aveugle à ce qui est, ne peut alors que m'apparaître.

La prise de recul, l'effort de distanciation lucide, le raisonnement, le recours à des convictions (religieuses peut-être, mais pas seulement) ou à la connaissance de ce qui est réel, préparent le terrain et aideront en temps voulu à restaurer un état mental plus apaisé. Mais cette démarche, insistons-y, pour ne pas rester purement intellectuelle, mentale, pour être véritablement intégrée au plus profond de l'être, doit s'inscrire dans une pratique yogique (en particulier la méditation) continue et confiante.

Seconde situation fréquente : les émotions surgissant d'un dialogue difficile[4]. L'autre m'a délivré un message, a prononcé des mots (un seul parfois suffit) qui m'ont déstabilisé et fait monter en moi révolte, colère, tristesse, etc. On objectera que si l'autre m'est étranger ou bien s'il fait partie de mes proches, mon émotion (par exemple la colère) s'exprimera différemment. Certes, mais, dans un cas comme dans l'autre, le processus de déconnexion d'avec l'ego tyrannique sera le même. Cette déconnexion, cette "désidentification" à la colère (la colère et toutes les autres émotions sont causées par avidya : l'aveuglement, l'ignorance) aura lieu à l'issue d'une observation consciente du phénomène  (reconnaissance de l'émotion, acceptation, compréhension) menée en parallèle avec la démarche active et la transformation profonde, souvent inconsciente, engendrée par le yoga.
A l'issue de cette double démarche, telle parole (ou telle situation) qui aurait pu être traumatisante se voit comme désamorcée et ne me blesse plus.

Pour nous résumer, si, comme Tarzan ou Jane, nous voulons évoluer librement sans trop souffrir dans la jungle des émotions (négatives, surtout, mais sachons que, positives ou négatives, elles sont par essence de même nature) il est nécessaire de mener en parallèle deux actions :
- la première est le regard direct, l'analyse de ce qui se passe réellement en nous lorsque nous sommes émus. Cette compréhension, non seulement intellectuelle mais "inspirée", permet l'apaisement du mental et une meilleure saisie de nos réactions. Nous y voyons plus clair.
- la seconde est un travail en profondeur effectué dans la durée (démarche yogique).
C'est alors que les effets délétères de l'émotion perturbante pourront ne plus se produire. Ils nous auront quitté sans que nous ayons eu à lutter, comme un fruit mûr lâche la branche en douceur, lorsque son heure juste est venue.

Cela dit, gardons-nous de traiter toute émotion comme une ennemie à abattre à tout prix. Tant que nous ne sommes pas éveillés, considérons qu'une émotion est toujours une chance à nous offerte d'exercer notre aptitude à nous rendre plus lucides et aussi plus humains, plus sensibles et plus attentifs aux autres – ces  autres qui nous ressemblent tant par leurs… émotions, toutes jumelles des nôtres.

Gérard Duc






[1] La réaction à la situation-déclencheur provoque des effets psychologiques mais aussi physiologiques : pâleur ou rougeur, accélération du rythme cardiaque, sensation de malaise ou de joie, tremblements, impossibilité de bouger, etc.

[2] Un éveillé ne serait pas affecté du tout. Il est évidemment libéré du désir de posséder.
[3] Prétendre démonter parfaitement les multiples pièces de cette mécanique des latences, des souvenirs enfouis, n'appartient pas au premier venu… Surtout s'il s'agit de tirer au clair les événements de nos vies antérieures - mais cette dernière archéologie de l'esprit n'est pas indispensable au progrès.
[4] Combien de malentendus à cause d'un mot différemment compris par le locuteur et l'interlocuteur, mot – ou phrase - bien souvent anodin pour monsieur Dupont mais qui, dans l'esprit de monsieur Durand, a fonctionné comme un détonateur et créé un état émotionnel sans commune mesure avec l'intention initiale du sieur Dupont…
En un langage plus spécialisé, on dirait que le cerveau cortical (qui me permet de diriger la personne que je suis) se laisse déborder par le cerveau limbique (centre des émotions) : me voilà déstabilisé, en proie à un état plus en rapport avec l'instinct qu'avec la raison…

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