Rencontre sur le Mékong

mercredi 16 octobre 2013

POESIE ET QUETE D'ABSOLU (5) - Poésie expression d'un manque

Poésie non religieuse - poésie sacrée

Certains poètes sont avant tout des "chercheurs"

Le mot "poésie" vient du grec poiein qui signifie "faire, créer" : le poète est un créateur, un inventeur de formes expressives.
La poésie s'est constamment renouvelée au cours des siècles avec des orientations différentes selon les époques, les civilisations, les aires culturelles et les individus. On peut par exemple distinguer le poète artiste soucieux d'abord de beauté formelle, le poète "lyrique" qui cultive le "chant de l'âme ", le poète engagé … et tous ceux qui se pencheront davantage sur les possibilités qu’offre la langue de créer des formes nouvelles, ludiques, voire hermétiques ou bien de révéler le subconscient comme le feront les poètes surréalistes pour qui l’écriture automatique permet d’exprimer  non plus la beauté mais la vérité de l’homme qu’ils cherchent dans l’inconscient.

Au Moyen Age rappelons que les poètes étaient des trouvères ou des troubadours. Or la racine trobare, trouver, suppose une recherche préalable. Quoi qu'en dise Picasso, je ne trouve que si je cherche (même inconsciemment). Cette recherche s'effectue au niveau du fond et surtout à celui de la forme. Ce qui fait la poésie ce ne sont pas les thèmes (amour, mort...) c'est le rythme et les sonorités de la langue : la poésie est d'abord une forme musicale du langage.

Mais pourquoi écrire de la poésie ?
La prose fait essentiellement appel à la raison, à l'intellect. Elle procède par démonstrations, la poésie par suggestions et analogies. La prose explique, la poésie dévoile. La poésies'adresse donc davantage à l'émotion, à la sensibilité. La prose vise la tête, la poésie le couer - l'âme.

Nous ne nous arrêterons pas sur la poésie religieuse ni sur les écritures poétiques à contenu religieux comme celles de Péguy, Claudel ou Pierre Emmanuel. Nous nous réfèrerons aux poètes qui, la plupart du temps, sans en dire le nom, inscrivent leur écriture dans le champ du sacré ou de la mystique ou encore de la spiritualité - même si c'est une spiritualité sans Dieu.

Beaucoup de ces poètes pourraient reprendre à leur compte ce que Guillevic (qui reconnaît la "plénitude prêchée par l'Azur") déclare :
"En perdant mes profondeurs j'ai écarté cette figure d'un Dieu personnel. J'ai gardé mes profondeurs. Je les ai creusées et magnifiées."

Quand Edmond Jabès [1] écrit :


"Au bout, qui t'attend ? - Personne. Qui te feuillettera, te déchiffrera, t'aimera ? - Sans doute, personne. Tu es seul dans la nuit ; seul au monde. Ta solitude est celle de la mort. Un pas encore. Quelqu'un viendra peut-être, perforera le mur ; trouvera, pour toi, le chemin. Hélas ! Nul ne s'y hasardera. Le livre porte ton nom. Ton nom s'est replié sur soi-même, comme la main sur l'arme blanche.

Ou bien : "Écrire, maintenant, uniquement pour faire savoir qu'un jour j'ai cessé d'exister; que tout, au-dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l'envol de l'aigle dont les ailes puissantes, en battant, répètent à l'infini les gestes de l'adieu au monde. "

Quand il écrit cela nous ne sommes pas dans le domaine religieux mais la portée du propos frôle le sacré parce qu'elle touche à ce qui n'est pas dit mais qu'on devine et qui nous dépasse, qui est donc de l'ordre du mystère. Les poètes "religieux", eux, détiennent (ou croient détenir) la clé du sens de la vie qui manque aux poètes non croyants. Iés convoquent les personnages et les scènes bibliques et, malgré les doutes qui les submergent parfois, ils sont moins la proie du néant, du vertige de la vacuité ou de l'absurde qui menacent les autres, ceux qui nient ou pressentent la présence d'une transcendance à laquelle ils se gardent bien de donner un nom.

Dès lors,  une poésie spirituelle peut naître d'une contemplation du monde, peut revêtir les formes d’une prière, l'évocation de la souffrance d'être un homme debout, hors de toute référence à une tradition – qu’elle soit chrétienne ou autre. En cela ils sont plus proches du monde du yoga – le yoga, comme vous le savez, n’étant pas une religion.
La poésie qui nous intéresse ici, est donc celle qui est l’expression d’un manque jamais comblé. Elle se nourrit de cette nostalgie. Mais ce n’est plus la nostalgie d’une époque, d’un âge  d’or révolu ou d’un moment pré adamique, inscrit dans la temporalité, dans l’histoire du développement humain. L’âge d’or était une représentation circonstanciée, inscrite dans la durée. Il vaut mieux voir cette nostalgie nouvelle comme le regret  d’un état de notre évolution intérieure qui concerne ce que nous sommes (= notre essence). Ce que nous sommes fondamentalement ne dépend pas de circonstances extérieures, inscrites dans l’espace et le temps, et n’est pas fondamentalement lié aux notions de progrès social, économique ou politique.
D’ailleurs, les poètes qui nous concernent, les assoiffés d’absolu, nourrissent la même nostalgie, quelle que soit la période politique traversée, quels que soient les sociétés, les mouvements idéologiques et littéraires en cours.

Sans être religieuse, cette poésie tente cependant de dire l’indicible, elle se fait expérience mystique toujours en train de s’accomplir et de naître, elle est "chemin d’éveil " hors du temps humain.
Cette catégorie de poètes nourrissent des ambitions non terrestres. Ce n’est pas la gloire qu’ils désirent, c’est à la fois moins que cela et plus que cela. Ce qu’ils désirent c’est vivre pleinement, absolument et non pas survivre (survivre c’est la destinée impartie au plus grand nombre).
C’est ce que dit R. Paseyro (1925 – 2009) :

Conversion
Tableau du Parmesan - 1528

La tempête, le ciel aveuglé,
la monture qui saute, cabriole
et lorsqu'éclate le feu entre ses pattes
il rompt la selle et offre sa crinière au vent.
En tombant, le cavalier ouvre les bras
et s'écroule une main en l'air.
Sur le chemin de Damas, Paul
demande, non plus de vivre, mais la Vie.

Seulement, acquérir la Vie avec un grand V n’est pas à la portée de qui le veut simplement. S’adresser à un dieu ne suffit plus parce que les dieux sont devenus silencieux ou, peut-être, parce que nous avons perdu la connaissance de leur langage. Il nous faut donc réapprendre à décrypter les signes de leur présence, la nature de leurs messages en demeurant à l’écoute du monde extérieur que nous habitons et de celui, tout intérieur, qui nous habite.

Rilke (1875 – 1926):

Si l'on chante un dieu

"Si l'on chante un dieu, 
ce dieu vous rend son silence. 
Nul de nous ne s'avance 
que vers un dieu silencieux. 

Cet imperceptible échange 
qui nous fait frémir, 
devient l'héritage d'un ange 
sans nous appartenir."  (
Vergers)
Entrer en contact avec ce monde hors de notre portée, n’est pas une mince affaire… D’autant que la présence de ce monde pour pressentie qu’elle soit, ne se révèle jamais clairement. C’est par sa sensibilité extrême que le poète peut en capter confusément l’existence – s’il y croit, évidemment. Et comment rendre compte de cet envers du décor ?

J. P. Lemaire (né en 48 à Sallanche, prof H.IV) écrit dans À Bouche close
"Derrière la brume
fine de la page
l’envers muet du monde
le fantôme des vies
passées sous silence
Tu ne peux traverser
l’infime frontière
tu écris seulement
pour en suivre l’ombre
et les révéler de ce côté-ci
comme des perce-neige 
"

Le cheminement vers cet au-delà se fait à tâtons, il s’agit d’une quête, certes mais qui, si elle aboutit, aura d’abord été une errance souvent périlleuse :
 "Entre nous l’éternité
recreuse ses clairs abîmes
que le temps avait peu à peu comblés
avec les cendres des semaines
pour aller l’un vers l’autre
il faut marcher sur l’arc-en-ciel
plus solide à mesure qu’il monte
et dont le pied se perd 
"
(Lemaire)
Nous allons nous apercevoir que le poète non religieux mais spirituel (parfois malgré lui), est au prise avec les mêmes questionnements que les chercheurs spirituels. Les uns et les autres expriment les mêmes angoisses devant le mystère de la nature humaine, ils rencontrent les mêmes obstacles, les mêmes espoirs, les mêmes impuissances. Leur cheminement à tâtons les conduit par les mots-instruments à se frayer un passage dont ils espèrent confusément qu’il les mènera à la découverte du sens. Leur boussole ne réagit pas aux lois rationnelles de la science ni à celles de la logique intellectuelle de la réflexion. Ils laissent le verbe et surtout sa musique (on l’a dit : rythmes et sonorités) évoquer ce qui appartient à l’inexprimable. Ce verbe naît de leur inspiration, d’un souffle mystérieux par lequel ils se laissent respirer. Les vers surgissent inexplicablement et les guident vers un but dont ils ignorent la nature exacte.
A ce niveau ils sont donc bien semblables aux chercheurs spirituels et nous allons voir qu’ils partagent avec eux, avec nous peut-être, bcp de points communs, même si la voie qu’ils ont choisie (l’écriture) demeure une démarche intellectuelle, malgré ce qui la différencie de la prose discursive ou romanesque, alors que le chercheur spirituel utilise certes les facultés mentales dont il dispose (ce sont les mêmes) mais ne vise ni à s’exprimer ni à communiquer. Une divergence énorme apparaît sur ce point : les fins du mystique, tout comme les moyens de sa démarche sont fondamentalement différents de ceux de l’artiste, même inspiré.
Arrêtons-nous-y brièvement. Comme tout art, la poésie éditée est destinée à transmettre aux autres l’expérience vécue par le moi. Un poète, en principe a besoin d’un lecteur (comme un musicien a besoin d’un auditeur et un peintre d’un spectateur)
Le chercheur, lui, le yogi par exemple, n’a que faire de la reconnaissance d’autrui ; il vise à se libérer de l’ego, de l’agitation mentale qui assourdit, des vritti qui perturbent et empêchent la claire vision. Son ambition est autrement plus folle que celle de l’écrivain puisqu’il part du principe que la transformation de l’être est possible et qu’il n’agit que dans le but de cette libération, de cet éveil. Il ne vise pas à être compris, il évolue dans une solitude qu’il ne cherche pas à briser – qu’il recherche, même - alors que le poète, lui, subit douloureusement à la fois l’incompréhension et la solitude.
Les moyens du yogi sont psycho-physiques (le souffle, dans toutes les mystiques y compris chrétiennes, avec les postures, dans le cas du yoga…) Sa démarche implique comme préalable l’accession au silence – alors que le poète met touts ses efforts et ses espoirs dans la parole.

Pourtant… pourtant que de points communs réunissent les uns et les autres ! Et c’est ce que nous allons voir maintenant.




[1] Edmond Jabès est né au Caire le 16 avril1912 et est mort le 2 janvier à Paris en 1991. Il écrit en langue française. En 1957, il est contraint, à cause de ses origines juives, de quitter l'Egypte, pays où il a toujours vécu. En 1967, il opte pour la nationalité française.
Max Jacob, qu'il rencontre à Paris en 1935, mais avec lequel il correspond déjà, le conseille et le guide.
Proche des poètes surréalistes, il se refuse, néanmoins, à faire partie de leur groupe.
En 1959, Edmond Jabès publie, sous le titre "Je bâtis ma demeure " ses poèmes et aphorismes écrits entre 1943 et 1957. Combien de mots griffonnés sur des tickets de métro!

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