Rencontre sur le Mékong

mercredi 16 octobre 2013

POESIE ET QUETE D'ABSOLU (7) - Conclusion

Conclusion


A quoi bon la poésie ?

Nos sociétés actuelles "rejettent la poésie comme elles marginalisent la spiritualité ", avance Nathalie Nabert, universitaire et poétesse. La poésie (Malherbe le disait déjà au XVIIe s.) ne sert à rien. Cette "perte du désir de poésie " va de pair avec la "perte du désir de transcendance". Pourtant les grandes crises (nous y sommes !) nourrissent ce désir. L’abondance matérielle nous éloigne du spirituel. Le manque matériel nous y ramène car il nous fait prendre conscience de notre fragilité.


La non-reconnaissance de la poésie, que le poète vit dans une relation plus profonde avec ses poèmes,  une sorte de tête-à-tête, peut être déchiffrée comme le signe d’une crise spirituelle : ce n’est pas la société qui condamne la poésie, mais l’existence de la poésie qui révèle la misère de l’époque, son mal profond, son incapacité à être.

Les poètes, heureusement, même s’ils ne sont pas lus,
continuent à écrire. Ce sont des gens comme nous mais peut-être plus sensibles, plus tournés vers l’intériorité, plus aptes à exprimer ce que nous n’arrivons pas à formuler. Leur mérite est entre autres de mettre des mots sur ce que nous vivons aussi mais confusément, que nous pressentons obscurément en nous. De ce point de vue les poètes, même les mâles, sont des sages-femmes. Ils nous aident à accoucher. Cela dit, eux-mêmes, en tout cas les contemporains, ne s’assignent pas de mission particulière. En fait ils sont devenus poètes parce qu’ils l’étaient en naissant : ils n’ont pas eu plus le choix qu’une poule a le choix de pondre des œufs !

On demandait à Ph. Delaveau ce qui le pousse à écrire. Voici sa réponse :"Je n’ai pas été poussé, comme on dit qu’un voilier, sur le bassin du Luxembourg, est poussé du bâton vers la margelle. C’est la poésie au contraire qui m’a tiré à elle, […] Mais je reste persuadé, au départ, de la réalité d’un appel : je crois à la notion de vocation en art – au sens religieux. Chaque poète, chaque artiste, est appelé à une quête, en recevant une certaine intelligence de la langue et du monde pour  découvrir les conditions de son propre langage. Il reste alors à descendre au fond de soi pour découvrir ces matériaux nécessaires, ou à être disponible aux sources qui nous traversent, qui nous apportent d’étranges et lumineux éclats du monde. […] On connaît le raccourci toujours mythique : "un jour il entra dans un musée et en sortant, il était peintre. " Si les choses sont toujours plus compliquées, il n’empêche qu’il y a quand même du vrai dans ce coup de foudre pour un art, par lequel un être découvre la nature d’un appel."

Voici maintenant la réponse de Juarroz à qui on demandait ce qu’était pour lui la poésie : "La poésie est pour moi la plus grande plénitude de vie à laquelle je puis accéder. Je ne connais aucune expérience vitale de plus grande intensité. La poésie est mon identité. " (Poésie et création).Il dit avoir voulu "dessiner les pensées comme une branche se dessine sur le ciel. Si la poésie et la pensée étaient comme un arbre contre le ciel, peut-être que quelque chose d’aussi limpide qu’un oiseau viendrait s’y poser. (Poésie et création).
Pour Rilke, voici ce que sont les poètes :"Nous sommes les abeilles de l'Univers. Nous butinons éperdument le miel du visible pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'invisible."

Pour Charles Juliet (né 1934 à Jujurieux dans l’Ain - je n’ai malheureusement pas eu le temps de l’évoquer davantage) le poète vise à…"Extraire la vérité de ses propres tréfonds Retrouver une forme d’unité dans la parole ."Quoi qu’il en soit, tous ont de leur art une haute idée. Nous avons vu (du moins j’espère l’avoir montré un peu) que cette activité à laquelle ils s’adonnent est plus qu’un métier. 

C’est une véritable vocation (être appelé) voire une ascèse, en tout cas une démarche tout en profondeur qui engage leur vie et leur âme. De ce point de vue, ce sont des repères, des phares qui peuvent éclairer notre chemin. Ce sont des passeurs, des miroirs aussi, en qui nous nous reconnaissons. Leurs messages n’ont certes pas la clarté des discours philosophiques. 
Échappant aux raisonnements discursifs, les poètes ont ce pouvoir d’utiliser le langage pour lui faire dire plus qu’il ne dit habituellement. C’est pour cette raison qu’ils sont proches des chercheurs spirituels qui, eux aussi, ont fait le choix d’une quête qui, dans ses formes visibles, ou rationnelles n’a rien de transparent aux yeux des non avertis.

Écoutez ce court extrait, il est de C. Vigée, et il me semble qu’il résume bien la dimension énigmatique de cet art mystérieux :
"Persiste une faible pulsation de lumière verte égarée dans la neige, comme une trace où s'allument la joie et la détresse qui peuplent cette vie unique. Au détour du chemin, Partout, nous guettons le chaos :mais jamais nous ne serons de sa compagnie. dans notre fragilité extrême, l'ultime don du corps, à la lueur naïve qui, d'esprit, le couronne. Jusqu'à sans fin nous resterons, vieux jardiniers de l'avenir, fidèles à la rose blanche qui empourpre nos nuits." (mars 2004)"La rose blanche qui empourpre nos nuits " Qui dit que le blanc est froid comme la mort ? Penser hors des clichés. Créer des rencontres de mots surprenantes comme des étincelles, réconcilier les inconciliables nous fait approcher qqch d’apparemment impossible et que, paradoxalement, nous trouvons tout-à-coup évident…

La condition humaine est d’ailleurs telle que toute réflexion la concernant mène à la conscience d’un paradoxe : nous ne sommes pas grand-chose au vu du cosmos qui nous enveloppe, et pourtant, comme disait Pascal, fragiles roseaux, nous sommes plus grands que la nature qui nous domine parce que nous avons la pensée. Le tout est de savoir ce que nous voulons en faire : des armes nucléaires ou de la vie.Depuis ce rien que nous sommes, au regard du tout, nous avons cependant la possibilité de nous accomplir. Nous ne pesons pas grand-chose dans la création. Et pourtant notre légèreté est peut-être notre chance et notre force 
Écoutez une dernière fois C. Vigée  (Les pas des oiseaux dans la neige)
"Deux étoiles filantes sur la montagne obscure : déjà leur cœur de braise agonise et s'éteint. Que reste-t-il de nous quand le temps se retire ?à peine une buée, ce souffle qui s'efface sur le miroir brisé. L'œil ne suit que la trace du vent dans les nuées; Et pourtant nous y danserons, chanteurs au bec léger, crânes d'oiseaux en fête aux frêles osselets déjà remplis de rien : un peu de cendre blanche sur la langue muette."

Nous sommes des étoiles filantes. Dans le ciel de cette terre nous ne brillons pas longtemps mais nous avons pour nous la conscience, donc la capacité de prendre notre course lumineuse en charge et de la prolonger. Encore faut-il être attentif à développer cette conscience. Les poètes n’ont peut-être pas trouvé la clef que proposent certaines disciplines spirituelles pour sortir du bocal (comme dit Satprem). Le moyen qu’ils ont choisis pour exister (écrire) ne les comble jamais tout-à-fait parce qu’il ne prend pas en compte toutes les dimensions de l’être. Cependant ils sont des balises, des repères que nous pouvons utiliser pour nous aider à voir plus clair sur la route de nos forêts.

A nous de rester vigilants, de ne pas nous laisser séduire par les blingbling que la vie nous présente sans cesse. Je nous souhaite de poursuivre notre quête et de ne pas nous en laisser détourner. Vous savez qu’une des vertus mentionnées par Patanjali est la constance, la fidélité à la direction empruntée (abhyasa – l’autre vertu cardinale étant Vairagya – le non-attachement). 
Quoi qu’il advienne, si nous avons pris le départ, persistons dans notre folie, au final beaucoup moins folle que toute la raison du monde dont on peut voir les effets édifiants sur les 1ères pages des journaux…

Avant de nous séparer je vous laisserai sur un dernier extrait de Cl.-H. Rocquet (né 1933), un poème à méditer. Nous pouvons y trouver une motivation si nous doutons, et que ce que nous vivons ne nous semble pas justifier les efforts fournis. Les séductions de la vie mondaine, le confort facile, la paresse exercent sur nous un terrible attrait. Le travail et les loisirs remplissent nos journées jusqu’à saturation, ce sont les sirènes de notre époque qui cherchent à nous débarquer et à nous engloutir. 
Comprenez dans ce texte que Viviane symbolise ce pouvoir de séduction qui fait naître en nous l’envie de nous perdre dans la possession – qui est une quête pervertie. Envie terrible qui peut nous occuper une vie durant et qui n’est jamais satisfaite parce que, finalement, nous ne possédons jamais rien :
MERLIN parle :

"Je pouvais dire aux sources d'être pierres, au ruisseau qu'il se dresse comme un arbre. Je disais aux nuages : "Venez ! Descendez ! " Ils descendaient les flancs de la colline et broutaient l'herbe. Et les troupeaux des vaches devenaient nuages et s'éloignaient en pleurant sur la mer. Je changeais en nid les orages et les posais à la fourche des chênes. Hélas ! Je n'ai jamais su voir l'ordre divin du monde et cette perfection d'une clochette de muguet dans la lumière de Pâques. Je pouvais dire aux îles de faire voile vers l'abîme. L'avare qui plongeait dans ses coffres ses mains étreignait des vipères. Le pauvre avait la surprise au matin d'une table de neige et de pain tiède. Mais je riais de l'un comme de l'autre. Le vent passant sur le champ d'orge ou de blé le faisait champ d'ortie ou de ronce, si je voulais. Les maisons prenaient feu soudain comme des bougies, pour m'éclairer sur mes chemins de nuit. Les chevaliers luxurieux tombaient dans un sommeil de cristal noir.Ô Viviane rousse et couronnée de violettes – couleur de mûre et d'encre écolière, amère enfant ! ô Viviane !J'ai préféré l'odeur de ta chevelure à toutes les odeurs de la forêt et le goût de ta bouche d'airelle à tous les fruits des vergers et des bois, à tous les fruits magiques. À toutes les clartés de lune et de soleil, à toutes les aurores, à toutes les étoiles insensées, à toute la sagesse des étoiles, à tout éclat des comètes, j'ai préféré ton visage et tes yeux, ta lumière charnelle. De toi je n'ai rien eu, rien, que la distance et le désir, le véhément amour qui tord le coeur et l'incendie, le brise, et me voici debout dans le tombeau de ton rire et tu n'as pas eu vers ma misère un seul regard, ô Viviane.– Ainsi pleurait Merlin dans la forêt de givre." (Cl.-H. Rocquet)
                                                                                     G. Duc

              

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