Rencontre sur le Mékong

dimanche 20 janvier 2013

YOGA : REPONSES A DES QUESTIONS FONDAMENTALES (2) - sens du travail

Quel sens donner à notre travail ?



Est-il possible de donner à notre travail (même le plus ingrat) des objectifs exaltants ?



LE KARMA-YOGA - Le terme karma a ici le sens de « travail ».

Ce qui apparaît d’abord, dans la BG (Bhagavad-Gîta), c’est que nous ne pouvons pas ne pas agir : « Car nul ne demeure même un instant sans action ; tout être est inévitablement contraint à l’action par les modes nés de Prakriti » (III,5)
Donc agissons mais sans nous attacher aux fruits : « Nous avons droit au travail mais seulement au travail et jamais à ses fruits » (II, 46)  « Etabli dans le yoga, accomplis tes actions, ayant abandonné tout attachement, égal dans l’échec et dans le succès… » (II, 48)
« Agissons »… Mais qui agit, en fait ? Moi, bien sûr ! Pas du tout : « Alors que les actions sont faites entièrement par les modes de la nature, l’homme dont le moi est égaré par l’égoïsme pense : c’est moi qui les fais. » (III, 28)
Si je ne me considère pas comme l’auteur de l’action, je ne crée pas de karma : « … celui qui Me connaît n’est pas enchaîné par les œuvres » (IV, 14)
N’attendant rien de cette action dont je ne suis pas l’auteur, rendant au Divin ce qui lui appartient, j’entre alors dans une paix intérieure et un non désir qui ne m’enchaînera  pas : « En abandonnant l’attachement aux fruits des actions, l’âme en union avec le Brahman atteint à une paix fondée en Brahman dans le ravissement, mais l’âme qui n’est pas en union est attachée au fruit et enchaînée par l’action du désir ».
« Aussi, sans attachement fais toujours l’œuvre qui doit être faite ; car, en faisant l’œuvre sans attachement, l’homme atteint au Suprême » (III, 19)
Pour Swâmi Vivekânanda, le Karma-yoga est un « système éthique et religieux dont le but est de nous faire atteindre la liberté par l’altruisme et les bonnes actions. » (Les yogas pratiques, Albin Michel) L’ennemi n°1 est alors l’égoïsme.
Ces grandes lignes tracées, posons-nous quelques questions…

Dans quel but  travaillons-nous ?
Chercher pourquoi nous travaillons est important. La réponse, qui n’est pas si simple, est inévitablement plurielle. Repérons tout de même celle qui l’emporte sur les autres. Celle que nous cachons peut-être inconsciemment  derrière une autre…
-       pour gagner un peu d’argent : ce qui nous permet d’assurer le nécessaire (gîte, couvert, habits)
-       pour gagner beaucoup d’argent : ce qui nous permet d’assurer le superflu (souvent nécessaire lorsqu’il est acquis)
-       pour nous exprimer
-       pour nous sentir utile (… aux proches, à la société)
-       pour améliorer le monde
-       pour nous survivre (édifier une œuvre)
-       pour être reconnu, admiré
-       pour être puissant et dominer (… autrui, le hasard)
-       pour tromper l’ennui
-       pour nous cacher notre misère (cf. le divertissement pascalien)
-       pour expier une faute (cette faute originelle qui nous contraint à gagner notre pain à la sueur de notre front…)

Est-il possible d’éviter l’accumulation du karma en n’agissant pas ?
Le « programme d’action » d’un karma-yogi est d’épuiser le karma dont il est chargé et de veiller à ne pas en accumuler davantage. On pourrait penser que ne rien faire permettra au moins de ne pas en créer. Seulement vouloir ne rien faire c’est encore faire - sans compter tout ce qui se passe en nous d’inconscient et qui est action. Rappelons la BG II,46 (cf supra) : nous avons droit à l’action mais pas aux fruits. En d’autres termes je peux agir mais sans désirer le résultat. Voilà qui devrait rassurer un peu…

Ne pas désirer les fruits suppose-t-il que je doive abandonner les fruits ? En termes concrets : si je pratique une tâche rémunérée, devrais-je abandonner mon salaire ?
Dans un contexte hindouiste rigoriste, sans aucun doute, mais le texte cité condamne plus l’« attachement aux fruits » que les fruits eux-mêmes. L’essentiel se joue donc plutôt dans la conscience que j’ai des motivations de mon travail que dans les motivations elles-mêmes. Dans mon rapport à l’argent plus que dans l’argent lui-même. Ayant besoin d’argent pour vivre, je peux difficilement être complètement détaché de mon salaire (celui qui prétendrait le contraire serait présomptueux – à moins d’avoir déjà vécu l'expérience du chômage sans s’être départi de sa sérénité). Mais je peux fort bien accomplir mon travail sans pour autant être obsédé par l’argent qu’il va me rapporter. En quelque sorte j’accepte le salaire (fruit de « mon » travail) mais je ne lui accorde pas d’autre importance que celle qu’il a : me permettre une vie décente. Cela n’est pas aussi simple qu’il y paraît.

Une question est souvent posée : n’est-il pas plus difficile à un riche qu’à un pauvre de rester sur la "voie du milieu"? 
Si on se réfère à la Bible (mais on trouverait aisément une réponse équivalente dans des textes d'une autre culture), les riches ont  plus de peine que les pauvres à « entrer dans le royaume de Dieu ». Il est facile de comprendre pourquoi : l'argent appelle l'argent, comme on dit. Et il est probablement difficile de garder un esprit de détachement (donc un esprit libre) avec en compte en banque qui aligne  les  zéro.
Cela ne signifie pas pour autant qu'il  soit plus aisé au pauvre d’être détaché du peu qu’il possède – et à quoi, presque inévitablement, s'accrochent ses espérances. Dès lors, qu’est-il plus facile (ou difficile) : perdre un empire financier ou son dernier pagne ? Il n'est pas de réponse  tranchée possible à cette question mal posée. Tout dépend de l’individu et de la manière dont il vit sa pauvreté ou sa richesse. Ce qui est certain c’est que la pauvreté n’est pas en soi une vertu ni la richesse un vice.

Paresse et non-agir : est-ce pareil ?
Même (surtout) dans le domaine de l’activité professionnelle (ou non) nous sommes tous de tendance rajasique (active) ou tamasique (passive) – plus rarement sattvique (activité « juste »). La « non-action » est-elle une vertu ? (la non-action est aussi un des points essentiels du taoïsme[1]) La réponse est « oui » à condition que j’aie la capacité d’agir[2]. Parvenir à la non action suppose donc que je suis  actif et non  oisif de nature. Fuir le travail n’est pas un bon moyen pour se réaliser !
Vivekânanda dit clairement les choses : « Un chef de famille qui ne s’efforce pas de gagner de l’argent est immoral ».  « La poursuite de la richesse qui est redistribuée n’est pas une mauvaise chose ». « En creusant des réservoirs, en plantant des arbres… en construisant des ponts… le chef de famille avance vers le même but que le plus grand yogin » Ces déclarations sont là pour éviter toute dérive.
La non action, le renoncement, en Inde, interviennent en principe en fin de vie. C’est le 4ème âshramas, sannyâsin, qui vient après brahmacharya, grihasta et  vânaprashta.[3]  Notre terme de retraite pourrait trouver là son sens plein : je me retire non pas forcément du monde comme fait le sannyâsin, mais je m’extrais de son agitation, je prends du recul, de la distance – sans pour autant me désinvestir : il ne s’agit pas d’un repli égoïste, mais d’une manière de regarder plus attentive parce que plus détachée. Et si mon regard se fait plus juste, mes actes ont plus de chances de l’être également.
On pourrait aussi évoquer à l'opposé de la paresse, le non-repos de certains esprits suractifs, incapables de ne rien faire, de ne pas se livrer à une activité physique ou intellectuelle. Combien de décès surviennent comme par hasard quelques temps après la mise à la retraite ?
Une forme très contemporaine de dépression se manifeste dans l’hyperactivité. Ce danger qui nous pousse à nous réfugier dans le faire nous guette tous, y compris dans le domaine du yoga où il est fort possible de basculer dans la recherche enfiévrée de la perfection… De stage en réunion et de séminaire en voyage on se rend aveugle à l'Essentiel pourtant posé sur notre épaule, oiseau familier qui ne nous quitte jamais! 
                                                                                 
L’action sans les fruits : est-ce possible ?
On s'en doute, les fruits ne sont pas toujours sonnants et trébuchants.
Puis-je préparer un examen sans espérer la réussite ? aider un individu sans guetter de sa part un signe de joie ? agir pour le bien de mon association sans attendre une parcelle de reconnaissance ? peindre un tableau, composer un opéra sans songer au succès (ou à l’échec) qui s’ensuivra ?
Suis-je capable de pratiquer le yoga sans rien escompter physiquement, psychologiquement, spirituellement ?
La réponse est « non », sauf si je suis un jivan-mukta, un « libéré vivant ».
En revanche, ce que je peux développer, c’est la remise en perspective du rapport que j’instaure entre mes actes et  les résultats que j’en attends. L’expérience nous apprend souvent que la joie espérée lors de l’aboutissement d’une entreprise quelle qu’elle soit est finalement beaucoup plus minime que ce que nous escomptions ; et qu’en fait cette joie était présente dans l’acte lui-même. Qu’importe le résultat final lorsque chaque instant vécu devient lui-même ce résultat ? Cette attitude qu’on peut développer a de plus le mérite d’éliminer - en tout cas de relativiser - la notion d’échec : si j'ai agi le mieux possible, sans commettre d'erreur, sans me dissimuler d'intention égoïste je n'ai rien à me reprocher en cas de ratage (dont peut d'ailleurs surgir une leçon très utile).
Vivekânanda pose clairement la question : « Il est très bien de dire que nous devons être absolument sans aucun attachement, mais comment y arriver ? » Sa réponse est que chaque bonne action faite sans aucune arrière-pensée, au lieu de nous forger une nouvelle chaîne, brise l’une de celles qui nous lient. « Chaque bonne pensée que nous envoyons au monde sans rien attendre en retour s’emmagasinera là-haut et brisera une chaîne, nous rendra de plus en plus purs… ». L'accent est donc mis ici sur la spontanéité de nos actes et l’attention que nous leur portons : si je suis « à ce que je fais » (de ce point de vue l’expression populaire est intéressante), il n’y a aucune place pour la comparaison, non plus que pour toute autre pensée parasite : l’état de congruence s’instaure et avec lui l’harmonie de tout l’être – harmonie qui est bonheur.
Il nous est parfois difficile d’accomplir une tâche qui, en soi, ne nous enthousiasme guère. L’attitude efficace consiste à faire ce que l’on peut, honnêtement, ce qu’on estime  adapté à la situation présente, sachant que Dieu « disposera » du résultat – résultat dont on ne s’inquiétera pas, qu’il paraisse « positif » ou « négatif ».
On sait qu’il est possible aux êtres spirituellement avancés de vivre toute action comme n’étant plus la leur : ils ne sont plus que des instruments dans la main de Dieu. Ils font non pas ce qu’ils veulent eux, mais ce que le Divin veut en eux. On arrive ici aux lisières du bhakti-yoga.
Il est cependant primordial de voir le danger de ce type de comportement : si je suis quelqu'un d’un peu exalté je peux facilement me prétendre instrument soumis au Divin alors que c’est mon subconscient  (et en aucun cas le Divin) qui me dicte mes actes. 

La plupart de nos actions (et les pensées qui s’y rapportent)  laissent  en nous des impressions profondes qui créent du karma. Comment éviter cela ?
« Toute action, mauvaise ou bonne crée des tendances. » Que signifie cette fréquente déclaration ?
Dans la journée je peux être amené à rencontrer 200 personnes et le soir ne plus voir qu’un seul visage, alors que ce visage n’est entré que durant quelques secondes dans mon champ de vision, puis y songer durant des heures, jusqu’à l’insomnie peut-être… C’est ainsi qu’une « impression » même très fugitive peut nous dominer, nous asservir. Imaginons que cette impression ne se soit pas produite : l’esprit serait resté en repos et j’aurais passé une bonne nuit. Combien d’impressions nous envahissent-elles durant une journée, un mois, une vie ? Nous sommes de véritables enregistreurs et, depuis notre plus tendre (est-ce le bon mot ?) enfance, stockons en nous une multitude de ces vibrations, de ces messages visuels, auditifs, sensoriels donc, mais aussi émotifs, reçus de façon plus ou moins inconsciente. Certains nous traversent sans s’arrêter mais d’autres se gravent en nous, s’accumulent, nous alourdissent jusqu’à l’angoisse parfois et empêchent notre liberté.
La question qui se pose logiquement est  alors : comment empêcher ces impressions ? Nous ne pouvons répondre qu’en répétant ce qui précède : après avoir nettoyé les impressions anciennes, agir aussi juste que possible, sans être attaché aux résultats ; ainsi ne s’accumulent ni déceptions, ni frustrations, ni colère, ni satisfaction excessive, ni orgueil, etc. Il s’agit donc aussi, pour réussir cela, d’être très au clair avec soi-même (se connaître jusqu’aux tréfonds les plus douloureux de son être) et attentif : observer, être vigilant, conscient, agir de plus en plus  comme témoin, puis comme témoin détaché, jusqu’à devenir semblable à la nourrice que Râmakrishna prend en exemple : elle traite l’enfant comme le sien mais le quitte sans regret… De ce point de vue la méditation - si possible accompagnée-  peut permettre une exploration efficace.

N’avons-nous pas tendance à croire que les autres dépendent de notre travail ? Que nous sommes irremplaçable ?
Je me suis investi pour mener à bien telle ou telle entreprise en rapport avec mon travail : une vraie réussite ! Suis-je capable de ne pas attendre de reconnaissance ? Devant m’absenter, je confie ma tâche à un collègue : suis-je capable de lui faire entièrement confiance ? Suis-je serein ?
Qui n’a pas autour de soi quelqu'un qui se plaint d’avoir trop à faire mais ne délègue jamais ?
S’attacher à la tâche qu’on accomplit ou s’attacher à un objet, c’est la même attitude. Je peux être aussi dépendant de mon travail que le drogué de son opium ou l’amateur d’art du dernier tableau acheté. Qui ne s’identifie pas à sa fonction ? Quel médecin est assez sage pour ne pas se prendre pour un médecin ?  un prêtre pour un prêtre ? un juge pour un juge? Un professeur de yoga pour un professeur de yoga ? Dire : je suis plombier, je suis comptable finit par nous leurrer : je ne suis ni plombier ni comptable : ma fonction  appartint au domaine du faire et non de l’être. Dès lors que je comprends cela , que je ne m’identifie plus à ma fonction, je cesse de me juger irremplaçable, j’abandonne une chaîne.

Comment puis-je agir dans l’esprit du karma-yoga si j’exerce ma profession dans un contexte privilégiant la concurrence, l’émulation, la compétition ?
A chacun, suivant le schéma déjà évoqué, de procéder à un « état des lieux » : suis-je jaloux de certains collaborateurs ? Suis-je du genre à les discréditer ou, plus finement, à les mettre dans des situations difficiles?  Ai-je tendance à me précipiter sur toute occasion qui me permet de briller, d’être remarqué ? Quel est le but profond de mon dernier acte professionnel ? de ma dernière décision ? Ce but est-il compatible avec l’idéal que je me suis fixé ? Ai-je un plan de carrière ? Pourquoi ai-je été aimable avec la dernière personne avec qui j’ai été aimable ? 
Il faudrait (au moins) un numéro complet de cette revue pour dresser la liste des questions (souvent perfides !) qui nous montreraient que l’univers du travail professionnel et particulièrement du travail en entreprise  est un excellent terrain d’entraînement au karma-yoga ! Je laisse à ceux qui connaissent bien le sujet le soin d’apprécier à leur juste mesure les difficultés – donc les chances de progrès – que représente une telle situation. Le travail de l’artiste ou de l’artisan solitaire, du commerçant, de la mère de famille, offrent sans doute de multiples occasions de pratiquer, mais l’immersion au sein d’une équipe à vocation technocratique exige d’un prétendant au progrès spirituel des qualités pour le moins non négligeables…

Dans la perspective de la BG, un soldat (qui peut être amené à tuer – et qui le sait) s’appliquant à bien agir dans l’instant a-t-il un comportement plus « juste » qu’un médecin efficace qui soigne dans la perspective toujours présente de faire fortune ?
A chacun de répondre à cette question perfide. L’intérêt d’une telle caricature est de mettre en évidence notre tendance à juger « moralement » de toute situation : il nous est certainement difficile d’admettre qu’un tueur puisse être plus pur qu’un prêtre, et pourtant… (cf. BG XVIII,17).

Agir en vue d’aider le monde à progresser : que vous inspire cette déclaration ?
Quand je « fais le bien », qui progresse ? le monde ou moi ? Et d’abord, que signifie l’idée de « progrès du monde » ? Depuis qu’il existe, le monde est-il meilleur ? pire ? Les sages, depuis qu’il en existe ont-ils rendu le monde « meilleur » ? Changer le monde suppose que je lui suis extérieur. Le suis-je ? N’y a-t-il pas des liens entre ce que je pense être moi et ce que je crois être extérieur à moi ? Avant de vouloir changer ce monde que je crois extérieur, ne devrais-je pas d’abord  chercher à changer ce qui est plus de mon ressort ?
Par exemple : suis-je suffisamment en paix avec moi-même pour militer contre la guerre des autres ? Qu’est-il plus urgent : dénoncer l’égoïsme du voisin ou détruire le mien ?
Ces questions ne risquent-elles pas d’être des alibis à mon égoïsme ? Doit-on ne rien faire pour autrui sous prétexte qu’on n’est pas parfait ? Cette dernière question découle-t-elle des précédentes ou en est-elle une mauvaise interprétation ?




[1] Un personnage de Queneau (dans Les fleurs bleues) dit d'un autre : " Il  trouve toujours quelque chose à ne rien faire"… belles formule taoïste!
[2] A chacun d’élargir la réflexion : dans quelle mesure le renoncement est-il une qualité ? la non violence ?
[3] Dans le christianisme, que penser de la tradition qui veut que bien souvent le jeune prêtre renonce au désir avant d’avoir connu le désir, abandonne toute quête de fortune avant d’avoir connu la richesse, etc. ?

                                                                                                   GD

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