Rencontre sur le Mékong

samedi 14 mars 2015

YOGA : PARADIS A VENDRE

PARADIS TERRESTRES À VENDRE

De même qu'elle est exploitée outrancièrement par des multinationales qui s'enrichissent en la massacrant, la nature est un recours commode à tous ceux qui, sans forcément la détruire, en font un argument de vente en l'associant non seulement au bien-être mais aussi à la spiritualité.
De ce point de vue la nature est une mine d'or : les personnes en manque d'air, de verdure, de grands ciels, de beaux paysage et celles en quête de sens (ce sont souvent les mêmes) sont prêtes à payer parfois très cher l'organisme ou le guide (spirituel ou touristique, on ne les distingue pas toujours) qui propose de "découvrir au cœur de soi-même la Paix et l'Harmonie dans des sites exceptionnels de grands espaces et de lumière"[1]. Le lien ambigu établi entre "Paix", "Harmonie"[2] (ou toute autre perspective nirvanesque) avec un site géographique naturel devient dorénavant quasi systématique[3].

En d'autres termes on associe de plus en plus des cours de yoga au cadre dans lequel ils sont proposés. "Yoga et journées nature", "Yoga et stages découverte", "Marche consciente dans un cadre naturel", "Voyages méditatifs sur les Causses", "Yoga en forêt de Compiègne"… on est tout proche d'un Yoga-sur-gazon-au-bord-de-ma-piscine-à-débordement – sauf que l'environnement proposé est beaucoup plus alléchant s'il est préservé de toute trace humaine visible. Forcément : la proximité avec la transcendance s'en trouve renforcée…
De là à affirmer que plus l'homme est absent, plus le Divin est présent, il n'y a qu'un pas. Curieux paradoxe, évidemment : comment aimer le Divin en évitant les humains ?
Bien sûr, tombe alors la question inévitable : "Et les grands sages, alors ? Ceux qui préfèrent le désert à la société des hommes, qu'en penser ?" A la suite de cette question succède en principe la seconde: "Ce choix n'est-il pas d'ailleurs une forme de fuite déguisée, d'égoïsme ?"
Est-il nécessaire de répondre ? Certains mystiques, qu'ils soient ermites, anachorètes ou moines ne fuient pas leurs semblables, ils prennent leurs distances afin que la vie ascétique de méditation ou de prière qu'ils mènent ne soit pas perturbée par des distractions incessantes, et aboutisse ainsi à une transformation complète de la psyché leur permettant alors d'agir efficacement, sur un plan subtil, pour le bien du plus grand nombre.
Les sages de certaines traditions s'isolent (dans une nature souvent rude voire inhospitalière) afin d'atteindre l'Éveil dont ils font ensuite profiter les humains. Difficile de trouver plus altruistes que ces guides spirituels réellement éclairés qui passent de la solitude la plus éprouvante à la présence quotidienne d'une foule en incessante demande…
Le rôle qui est attribué dans ce dernier cas à la nature est bien éloigné de celui qu'on lui fait jouer pour vendre des stages de yoga profilés Club Med. 

Il est difficile de ne pas rappeler ici que l'origine avant tout spirituelle du yoga, son essence même, de nature métaphysique, s'estompe de plus en plus au profit du confort physique et mental petit-bourgeois qui le ravalent au rang de médecine douce : il faut être mieux dans son corps et mieux dans sa tête. Quant à être mieux dans son âme, voire à "être" tout court…
La nature joue dès lors un rôle très différent suivant qu'elle est recherchée par un "fou de Dieu", un disciple sincère en quête d'absolu ou un bobo qui soigne en priorité les bobos affectant son équilibre physique ou psychologique. Dans ce dernier cas (le plus fréquent) l'amour voué à la nature est hygiénique mais pas spirituel.

Si les sites internet mariant les mots "nature" et "yoga" se comptent par dizaines, c'est évidemment que les adeptes du yoga ont en eux une soif dont ils ne distinguent pas forcément la véritable quiddité ; le "bien-être" qu'ils recherchent est diversement et confusément coloré : physique, mental, spirituel… un peu tout cela à la fois.
Peu importe : sans doute y a-t-il derrière ce besoin de nature une nostalgie originelle, sincère, comme si nous avions conservé en nous le souvenir du paradis terrestre… Besoin de pureté, d'innocence qu'on ne trouve pas – ou peu – dans un cadre urbain… Car ce sont bien sûr les citadins les plus concernés, eux qui remplissent l'escarcelle des heureux entrepreneurs futés, vendeurs de verdure rédemptrice.

Mais même si certains abusent des âmes naïves pour leur soutirer de l'argent, on rétorquera qu'il existe d'honnêtes professeurs et/ou d'honnêtes associations qui font payer "le juste prix". Où serait alors le mal ? Certes. De nos jours plus que jamais, la loi de l'offre et de la demande prévaut et, tant que l'équilibre est correct, on ne peut rien y trouver à redire, commercialement parlant.
C'est ce "commercialement parlant" qui crée le malaise. Si l'on s'extrait un instant de ce que l'habitude, le contexte socio-culturel, etc. finissent par nous faire trouver "normal" (vendre – acheter), que penser alors de cette démarche consistant à offrir seulement à ceux qui en ont les moyens financiers (= pauvres s'abstenir) la possibilité de "découvrir au cœur de soi-même la Paix et l'Harmonie" ? Jésus  proposait-il des stages dans "des sites exceptionnels de grands espaces et de lumière" ? Dieu sait (!) en tout cas que ses clients en auraient eu pour leur argent.

Que penser donc de ce curieux amalgame qui confond spiritualité et confort, être et bien-être, yogi et clients ? Que le prix soit honnête ou non, la démarche consistant à vendre de l'arbre, de l'animal, de l'air pur et de beaux paysages en les associant étroitement à une démarche spirituelle est une forme d'abus mercantile que les principes yogiques originels, authentiques, auraient bien du mal à justifier.
Que mon temps soit rétribué convenablement parce que je donne des cours de yoga, cela peut se concevoir. Attirer des clients en leur vantant le cadre naturel pour lequel ils devront payer en sus, peut prêter à contestation si, à des objectifs légitimement proposés, j'en joins de spirituels, reliés à la présence de la nature. Il y a dans cet amalgame une incompatibilité majeure, une perversité. Mais une perversité de moins en moins perceptible parce que la confusion des genres est inhérente à l'époque actuelle et que certains savent merveilleusement la mettre à profit. Viendra peut-être un jour où, sur les derniers lieux épargnés par la pollution, on devra payer très cher une salutation au soleil accomplie au lever d'un soleil en voie de disparition.

                                                                                                                                 GD



[1] Phrase prise telle quelle dans un site internet.
[2] Les majuscules donnent à ces deux termes une valeur d'absolus – on bascule donc dans le spirituel.
[3] Deux autres exemples de publicités trouvées sur l'internet parmi beaucoup d'autres :
"Pour un week-end nature, une retraite spirituelle de plusieurs jours, partager un stage ou une tranche de vie… ce coin de paradis est le vôtre!
Lové en plein cœur du Tarn, le lieu dit […] recèle tout un éventail d'hébergements aussi naturels qu'originaux. En chambre d'hôte ou à plusieurs dans le gîte, dans la cabane perchée ou la yourte mongole… à vous de trouver celui qui correspond à vos aspirations !
Aux antipodes de la société de consommation, un lieu propice au ressourcement à découvrir !"  Et, dans un autre contexte finalement fort proche du précédent :
"Retrouvons ce contact avec la nature et l'énergie d'amour et de paix d'Assise pour nous laisser inspirer par la vie de Saint-François.
Ce stage de 7 jours à Assise en Italie vous conduira sur les pas de Saint-François où vous pouvez vivre et comprendre l'importance de la nature dans la vie de ce Saint. Nous visiterons des lieux où sa vie s'est déroulée : Assise, chapelles et églises, ermitages, forêts et montagnes…"

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