Rencontre sur le Mékong

dimanche 13 août 2017

YOGA et TRANSHUMANISME (1)

Transhumanisme, projet démiurgique
ou l'ultime solitude


"Dans la fourmilière, c'est l'ultra moderne solitude" (Alain Souchon)


LES NOUVEAUX PROMETHEE

Comme on le sait, Prométhée créa de l'humain à partir de boue - ce que Zeus ne lui pardonna pas. La cause de la colère du dieu des dieux était que Prométhée s'attribuait un pouvoir divin qui ne lui revenait pas. Quant aux motivations ayant poussé Prométhée à s'emparer de ce pouvoir et à  rivaliser avec Zeus en se faisant créateur, nous en sommes réduits à les deviner... Était-ce pour assouvir un besoin de puissance ? Pour se rassurer sur sa capacité à franchir les  limites de son pouvoir ? Ces questions, comment ne pas se les poser à propos des scientifiques qui, actuellement, éprouvent le besoin de créer des humains "plus qu'humains" ? A les entendre, tous prétendent améliorer la condition humaine. On pourrait croire leur démarche désintéressée. Ce serait pure naïveté. Car leurs motivations profondes sont autrement ambiguës et, au-delà de leurs discours généreusement  "humanistes", il est assez facile de percevoir leur désir de dominer la nature – à commencer par la mort – et de mettre fin à la peur intime de ne plus exister. N'envisageant d'aucune façon la possibilité d'une transcendance, ils s'en remettent au seul pouvoir de leur intelligence et des technologies qu'elle engendre
Dès les origines, l'homme chercha à dominer la matière. Dès le XIXe s. les sciences s'occupèrent surtout de l'énergie. Au XXIe s. l'information est au centre des recherches. Un pas supplémentaire est en train d'être franchi qui fait se marier l'intelligence artificielle et l'intelligence humaine. Nous sommes à la veille d'une confusion dont les conséquences ne semblent pas être mesurées. Refusant d'être dépendants des lois de l'Univers certains scientifiques prétendent lui imposer leurs propres lois. Se désolidarisant de la Nature – du cosmos – dont nous sommes issus, par une démarche exclusivement matérialiste ils entraînent l'humain sur la voie d'un exil qui risque de le mener vers une contrée sans âme dans laquelle des hommes-machines auront pour objectif prioritaire de durer coûte que coûte, avec les autres mais chacun pour soi. L'ultime solitude aura été atteinte


QU'EST-CE QUE LE TRANSHUMANISME ?

Il est assez significatif que le terme de transhumanisme ne se trouve toujours pas dans les dictionnaires papier alors qu'il existe depuis 1957, utilisé pour la première fois par Julian Huxley (premier directeur de l'UNESCO), frère d'Aldous (auteur du roman Le Meilleur des Mondes). En revanche, sur le web, les définitions ne manquent pas. Ce "mouvement culturel et intellectuel international prônant l'usage des sciences et des techniques afin d'améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains" (Wikipedia), bien qu'encore peu connu en France, commence à faire parler de lui depuis qu'articles, émissions, conférences et ouvrages lui sont consacrés. Mais ce sont surtout les Américains et en particulier les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et les ingénieurs de la Silicone Valley qui sont à l'origine de ce qui s'annonce d'ores et déjà comme une lame de fond en train de recouvrir le paysage technologique planétaire. 55 % de la vie numérique (e-mails, e-commerce, musique, vidéo, réseaux sociaux…) d’un utilisateur moyen est passée sur ces quatre plates-formes (chiffre de 2014)
La définition citée est lacunaire. En effet, les sciences et techniques concernées n'ont pas pour seul but d'"améliorer" l'humain, de le "réparer"[1] dit-on également, mais aussi de l'augmenter".
On comprendra facilement que "réparer" un organisme humain ne soulève guère d'objections (ou alors il faudrait remettre en question le port de lunettes, de prothèses[2], etc.) Mais la biochirurgie passe de plus en plus de la "réparation" à l'"augmentation", ce qui ne manque pas de prêter à réflexion, dès lors qu'il s'agit d'ajouter au corps un objet issu de la technologie afin de doter un humain de compétences non naturelles. Entre les deux démarches la frontière est mince mais les implications considérables.
La notion même de "nature" dans l'expression "nature humaine" perd son sens originel dès lors qu'est considérée comme "naturelle" toute modification apportée à l'homme par l'homme. La question de fond, posée depuis l'Antiquité par nombre de philosophes, demeure entière : "Qu'est-ce que l'homme ?" Cette question cruciale devient de plus en plus complexe par le fait même que s'estompe rapidement la séparation entre l'être vivant et la réalité inanimée – ce qui vit et ce qui est inerte étant dorénavant hybridé (en 2007, Craig Venter  crée une bactérie de synthèse donc artificielle[3]). Se pose très vite aussi la question de l'intelligence, celle-ci n'étant plus la prérogative de l'humain, ni même celle des animaux, voire des végétaux. On parle sans même s'en étonner d'objets "intelligents" comme la voiture. Et cette intelligence des machines est appelée à dépasser la nôtre, affirment les technosciences. Tous les paradigmes sont d'ores et déjà bouleversés…

UN FAISCEAU D'INNOVATIONS

Apparemment, le projet d'augmentation ne pose aucun problème éthique aux tenants du transhumanisme. A commencer par Ray Kurtzweil, ingénieur en chef chez Google, dont les projets agendés (jusqu'alors toujours réalisés) réduisent à des notions scientifiques réalistes ce qui semble relever de la science-fiction[4].
Parmi ces innovations pouvant nous interpeler, notons :
- la pose d'implants dans le cerveau ou ailleurs (déjà expérimentée) sera banalisée en 2025
- le prolongement de la vie à un âge très avancé dès 2025, prémisse à la mise en place d'un corps indéfiniment améliorable[5]
- la fabrication d'organes par imprimante 3D en 2031
- Le projet de la société Calico, fondée en 2013 et dirigée par Arthur Levinson[6], grâce aux centaines de millions de dollars investis, ayant pour but affiché de "tuer la mort" dès 2045
- Téléchargement du maillage synaptique neuronal sur un serveur : «Dans trente ans, les humains seront capables de télécharger leur esprit en totalité vers des ordinateurs pour devenir numériquement immortels.» (Ray Kurzweil, Global Futures 2045 International Congress, 2015)
On aura compris que, du transhumanisme, on s'achemine vers le posthumanisme.

La californienne "Université de la Singularité"[7] (soutenue par Peter Thiel, cofondateur de Paypal) introduite en France en 2015[8], annonce l’avènement vers 2060 d’une intelligence supérieure à l’intelligence humaine. Larry Page, fondateur de Google, avec différentes figures liées à la firme, ont lancé cette "Université" destinée à dynamiser, faire converger et diffuser les différents travaux de recherche qui permettraient d’atteindre ce but.

Si les transhumanistes ont des points de vue parfois différents, ils ont aussi des points communs. Tous sont matérialistes, tous ont pour démarche la prise en charge de l'évolution, ce qui suppose l'acceptation de diverses interventions dans de multiples champs des connaissances scientifiques actuelles. Leurs projets sont croisés et s'interpénètrent à partir de ce qu'on appelle la convergence des NBIC, à savoir : Nanotechnologies[9], Biotechnologies, Intelligence artificielle et Sciences cognitives (robotique, cerveau).
Ces domaines, par le fait qu'ils concernent l'humain et, pour certains, les premiers moments de sa constitution, impliquent le génome - ensemble du matériel génétique qui préside à la formation d'un individu. Rappelons que ce matériel est contenu dans toute cellule et plus précisément dans le noyau où se trouvent les chromosomes (23 paires), eux-mêmes constitués d'ADN portant environ 25 000 gènes indiquant aux cellules le rôle qu'elles doivent jouer. L'ADN contient toute l'information génétique (génome) nécessaire au développement et au fonctionnement de notre corps.

Hormis l'allongement de l'existence et l'augmentation des capacités naturelles, il faudrait un long chapitre concernant les interventions sur ce génom[10] qui permettent déjà aux futurs parents dans certains pays de choisir la couleur des yeux, de la peau, etc. de l'enfant qu'ils désirent. La sélection naturelle fait place à l'artificielle et l'eugénisme[11] triomphe.
L'ectogénèse (création hors du ventre de la mère grâce à un utérus artificiel[12]), même si  on n'a pas encore mis au point le placenta artificiel, a déjà permis à un couple de Jordaniens d'obtenir au Mexique un enfant au code génétique modifié et possédant trois ADN ! Après la GPA (Gestation pour autrui), l'enfant "hors-sol" n'est plus une vue de l'esprit.[13]
La modification du génome laisse entrevoir l'augmentation de l'aptitude au raisonnement et l'élargissement de la mémoire externalisée par des adjonctions confiées à Google.
Depuis avril 2016, Fredrik Lanner, biologiste travaillant sur les cellules souches à l’Institut Karolinska de Stockholm, a mis au point des expériences qui impliquent l’édition du génome sur les embryons humains. Les expériences sont maintenant approuvées en Suède, en Chine et au Royaume-Uni…
Mentionnons également la découverte du rôle des télomères et de la télomérase dans le maintien de l'intégrité du génome, le vieillissement et le contrôle de la prolifération cellulaire. Cette découverte a valu le Nobel 2009 à Elizabeth Blackburn, Carol Greider et Jack Szostak. Les télomères sont les structures à l'extrémité des chromosomes qui protègent ceux-ci de la dégradation. L'ennui est qu'à chaque division cellulaire, ils sont raccourcis. Quand leur longueur atteint un seuil limite, cela déclenche l'entrée en sénescence de la cellule. La télomérase est une enzyme qui reconstitue l'extrémité des chromosomes et qui, judicieusement utilisée, prolongera la vie des cellules.[14]


DES OPTIONS INCONCILIABLES ?
Les transhumanistes s'accordent tous sur une pieuse intention : ils souhaitent le bonheur de l'homme et affirment viser la fin de la souffrance, de l'humiliation, de la vieillesse et de la mort. Larry Page[15], directeur de Alphabet Inc., filiale de Google, investisseur de Tesla Motors, envisage un monde interconnecté avec l'humain et ce, pour le plus grand profit de tous. Notre intelligence, reliée à celle des machines, rendra notre vie plus facile. Ses perspectives semblent dénuées de tout calcul machiavélique de domination et les seuls obstacles envisagés sont d'ordre technique donc destinés à être bientôt levés.
Le plus surprenant peut-être est qu'aucun d'eux ne fait entrer en ligne de compte une autre réalité que le couple corps - mental.[16] C'est un peu comme si l'univers numérique, binaire, conduisait ces technoscientifiques à penser l'humain en termes également binaires. Quid d'une troisième dimension, qu'elle ait pour nom : âme, prâna, ki, chi, pneuma, rûach, spiritus, esprit, souffle ? Cette troisième dimension, celle d'une transcendance, d'un au-delà de l'intelligible, du rationnellement compréhensible, est radicalement niée par les leaders du transhumanisme actuel.
Il va dès lors de soi que les tenants d'une religion, quelle qu'elle soit[17], crient au loup et condamnent ces pratiques au nom d'une transcendance, du divin, du sacré, des dogmes, etc.
Le problème est que tout argument, tant qu'il s'appuie sur une croyance, est impuissant à convaincre des scientifiques pour qui n'existe rien d'autre que la connaissance. Il est vain de vouloir lutter contre l'athéisme en voulant imposer Dieu.
De plus, distinguer ce qui nous humanise de ce qui nous déshumanise n'est pas évident. D'où un inévitable dialogue de sourds. D'un côté les "technolâtres" ou "biotransgressifs" ; de l'autre les "technophobes" (ou "bioconservateurs") qui, disent les transhumanistes, sont destinés à devenir les "chimpanzés de l'avenir". Entre ces deux types de postures, il reste cependant de la place pour une attitude moins outrancière et une réflexion plus nuancée et plus lucide comme, par exemple, celle des acteurs de Humanity+ [18]




[1] Ce qui est déjà une façon de le réifier : jusqu'alors on "réparait" un objet, pas un être vivant.
[2] Un bras bionique commandé par le cerveau existe depuis 1998
[3] Voir ce qui concerne la "Biologie de synthèse", domaine scientifique mariant biologie et ingénierie.
[4] Voir la liste des projets datés à l'adresse : iatranshumanisme.com
[5] Cf. les souris de l'université de Rochester. Une équipe américaine a prolongé de 30% l’espérance de vie moyenne de souris en nettoyant leur organisme des cellules sénescentes. Ils sont de plus parvenus à éliminer plusieurs pathologies liées à l’âge et à augmenter leur espérance de vie en bonne santé. «Le problème majeur serait de conduire des essais pendant 30 ans sur des jeunes en bonne santé, avec le risque d’effets secondaires importants», souligne Jean-Claude Ameisen (Le Monde 3 févr. 2016
[6] Biologiste, siège au conseil d'administration d''Apple et du laboratoire pharmaceutique Hoffmann-La Roche,
[7] Il ne s’agit pas d'une université (aucun diplôme) mais d’une entreprise qui a vocation à générer des profits. A sa tête en France : Zak Allal, 28 ans, entrepreneur, médecin, pianiste. Sa définition de cette école : « C’est un point dans l’évolution de l’histoire de l’humanité où l’on connaîtra une accélération du changement tellement intense qu’on atteindra un point de non-retour. Cela coïncidera avec l’apparition d’une super-intelligence. » 3 000 dossiers pour 80 places. Coût des études : 30 000€ les 10 semaines…
[8] Jean-Paul Mazoyer, directeur de "informatique et Industrie", groupe de Crédit Agricole SA, déclare : "le niveau d’ambition de l’Université de la Singularité est assez inhabituel, je trouve ça intéressantLe travail sur les exosquelettes et sur l’intelligence artificielle nous intéresse bien plus que le transhumanisme qui n’est pas notre sujet ».
[9] Nano = un milliardième de mètre (50 000 fois plus petit que le diamètre d'un cheveu)
[10] Emmanuelle Charpentier a inventé la technique de CRISPR/Cas9 qui a révolutionné le domaine de l'ingénierie génétique et consiste à couper-coller l'ADN.
[11] "Ensemble des méthodes et pratiques visant à intervenir sur le patrimoine génétique de l'espèce humaine" (Wikipédia) avec toutes les dérives socio-politiques que cela peut engendrer.
[12] Les chercheurs parviennent à reproduire les cinq premiers jours de la gestation ainsi que les derniers jours (semaines 24 à 35) dans des « super-couveuses »
[13] Rien de scientifiquement impossible à la création d'un humain à plus de 3 ADN.
[15] En 2016, selon Forbes, sa fortune est estimée à 36,4 milliards de dollars.
[16] Ce dualisme a sa source au XVIIIe s. qui envisageait un "homme nouveau" en-dehors de toute métaphysique. Le terme de "mental" que nous choisissons ici est parfois remplacé par "esprit" par d'autres auteurs.
[17] Comme par exemple le Père Jean Boboc, théologien orthodoxe et docteur en médecine (nombreuses vidéo sur l'internet)

2 commentaires:

  1. J'aime te lire... il ne faut donc pas être inquiet, mais attentif.

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    1. En effet. Donc s'informer et informer en essayant de ne pas déformer !

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