Rencontre sur le Mékong

vendredi 1 mai 2020

PLANETE EN BASCULE (fin)

LE POINT DE BASCULE
Regards croisés
(2/2)



Srî Aurobindo
C'est sans doute Srî Aurobindo, mort en 1950, qui illustre le mieux cette ambition apparemment folle : hâter le processus de transformation et de maturation psychique et spirituelle de l'homme. Il engage pour cela une démarche intérieure visant à accueillir la Force supramentale (énergie spirituelle localisée au-delà du mental ordinaire) et à la laisser agir afin de hâter la transition et rendre possible en conscience l'avènement d'une nouvelle espèce. "Les hommes devraient être les enfants du passé, les détenteurs du présent et les créateurs de l'avenir. Le passé est notre assise, le présent notre matériau et l'avenir notre objectif et notre sommet." [1]
Il se retire dans la solitude, remet la responsabilité de l'ashram de Pondichéry à Mirra Alfassa, sa compagne spirituelle, appelée "Mère". Le français Bernard Enginger (rebaptisé Satprem – "celui qui aime vraiment"), indéfectible confident-témoin de Mère et auteur de plusieurs ouvrages remarquables, la rejoindra en 1953 et restera près d'elle durant presque 20 ans, notant quotidiennement les expériences intérieures de celle-ci.
Pourquoi ces années d'un travail dispensé par Srî Aurobindo puis Mère ? Non dans un but personnel mais pour accélérer le processus évolutif de la Terre. Pas en s'élevant vers un 7e paradis, mais en s'enfonçant dans les couches les plus denses de la matière pour les éclairer : "…le vrai changement de conscience dit la Mère, est celui qui changera les conditions physiques du monde et en fera une création nouvelle." [2] Mère et son guide n'ont jamais été dupes : ils savaient que les ailes ne poussent pas sur le dos d'un reptile en l'espace de quelques années. La prochaine métamorphose peut prendre des siècles, voire plus, pour qu'un être supramental achevé se manifeste. Leur objectif était d'aboutir au moins à un chainon intermédiaire, une créature de transition dont le pouvoir et l'énergie engendreraient un être accompli.
La démarche de Srî Aurobindo était partie d'un constat : "Tout notre corps est enfermé dans une espèce de prison faite de lois, d’habitudes implacables qui se sont emparées de nous dès notre naissance. Le courant circule un peu dans les premières années de notre jeunesse ; puis, très vite, toutes sortes de lois médicales, physiques, philosophiques, mentales produisent l’encroûtement : on se sclérose de plus en plus, et l’on meurt". [3] Mais il était persuadé que nous avons le pouvoir d'intervenir pour sortir de ce piège. Pour lui, le levier c'était la conscience-force.
Le processus est entièrement intérieur et se met en place hors du temps et de l'espace.
Il s'agit d'intervenir sur chacune de nos cellules pour les délivrer de leurs conditionnements, les habitudes de la nature inférieure pouvant être changées par l'esprit. Et c'est par un changement de conscience que l'évolution du corps aura lieu. "… c'est la conscience elle-même qui, par sa propre mutation, imposera et opérera toute mutation nécessaire au corps." [4]
Durant ses années de solitude il va accroître l'intensité de ses expériences. Celles-ci, devant mener à la transformation, sont tâtonnantes mais d'une puissance effrayante, le corps se mettant parfois à "bouillonner… comme une chaudière qui va éclater".[5] Comment passer de ce vieux corps au nouveau sans secousses sismiques ? La tâche a quelque chose de surhumain mais la motivation est sous-tendue par la volonté de faire émerger une race aussi nouvelle que celle des reptiles nés des poissons ou celle de l'Homo sapiens après celle des primates.
"Si cette conscience était réellement dégagée dans un corps humain, elle pourrait transformer la matière de ce corps, la modeler, la doter de qualités et de pouvoirs insoupçonnés de l’humanité actuelle. C’est cela, la matière de l’espèce nouvelle…" [6]
Peut-on imaginer à quoi ressemblerait ce nouvel homme ? C'est Mère surtout qui transmit quelques informations. Il ne fallait surtout pas voir notre descendant potentiel, dit-elle en substance, comme un prolongement plus évolué de ce que nous sommes actuellement. Le prochain homme ne sera pas augmenté – comme l'imaginent actuellement les tranhumanistes… On ne fait pas du nouveau avec de l'ancien. Oublions donc un super-humain avec une super-intelligence, de super-pouvoirs, capable d'un super-altruisme, etc. "Le supramental est au-delà de l'homme mental et de ses limites." [7] Tout cela est d'une logique imparable : par définition le mental ne peut pas "diviniser" l'homme ; il est instrument de division et son pouvoir repose sur la force – souvent violente – exercée dans tous les domaines : moral, religieux, psychologique, économique, politique… Il devra donc changer intégralement de nature mais également, avec lui, le vital et le physique.
Ses organes auront réintégré le niveau vibratoire originel qu'ils possèdent actuellement au plan subtil. Ils seront donc les sièges d'énergies mues par la volonté consciente. Le cerveau sera un canal permettant d'échanger directement des pensées ; de la même manière le cœur émettra directement des sentiments. Bref, nos centres d'énergie (les chakra) animeront ce nouveau corps sans qu'il soit soumis aux besoins physiques actuels – nourriture, etc. La forme perdurera mais sera devenue beaucoup plus fluide, mobile, légère. Nous ne serons plus des esprits affublés d'un corps encombrant mais des esprits dans un corps vraiment vivant, animé par la conscience. Les objets technologiques et autres, dont nous sommes esclaves, n'auront plus lieu d'être. Notre milieu extérieur sera le produit vibratoire de notre état intérieur.
La question qui se pose est ensuite de savoir si cette évolution vers un homme d'après l'homme se fera avec ou sans nous… Si nous nous engageons  dans un processus de transformation aussi radical que celui qui insuffla la vie dans la matière puis le mental dans la vie, nous nous plaçons devant un choix crucial : soit nous patientons, sachant que la nature n'est pas pressée et qu'elle est insensible quant aux moyens de transmutation souvent brutaux ; soit nous nous faisons les "collaborateurs conscients de notre propre évolution"[8]
Quoi qu'il en soit le changement se fera.
La situation de la planète ne semble d'ailleurs pas laisser le choix… L'état actuel de notre monde aurait sans doute inspiré Satprem qui, le 17 juin 1977, disait à Jean Biès : "Il se passe des choses qu’on n’explique pas ; ça prend des allures extravagantes selon les consciences, selon les pays ; mais il y a partout quelque chose qui est en train de traverser la vieille croûte terrestre. C’est ce que nous commençons de vivre : pas seulement la démolition de l’ancien, mais quelque chose de très nouveau qui est en train de naître, une conscience nouvelle traversant les débris des vieilles structures. Cela se traduit par toutes sortes d’aberrations, des drogues, des Églises, des sectes. Une perception nouvelle essaie de frayer son chemin. Tout le monde attend autre chose, sous une forme ou sous une autre."

Jiddu Krishnamurti
Bien avant sa disparition en 1986, Jiddu Krishnamurti ne se faisait pas d'illusions quant au devenir de l'humanité. De même que notre vie individuelle mène inexorablement à la mort, une société va toujours vers une fin, inévitable tant que l'homme continuera à fonctionner comme il fonctionne.
S'il existe des solutions, il est vain de les chercher hors de soi : "Pour mettre un terme aux tourments de la faim et des guerres il faut une révolution psychologique et peu d’entre nous acceptent de voir ce fait en face. Nous discuterons de paix, de plans, nous créerons de nouvelles ligues, des Nations-Unies indéfiniment, mais nous n’instaurerons pas la paix, parce que nous ne renoncerons pas à nos situations, à notre autorité, à notre argent, à nos possessions, à nos vies stupides.

Compter sur les autres est totalement futile ; les autres ne peuvent pas nous apporter la paix. Aucun chef politique ne nous donnera la paix, aucun gouvernement, aucune armée, aucun pays. Ce qui apportera la paix ce sera une transformation intérieure qui nous conduira à une action extérieure." [9]

Toutes les croyances (religieuses, politiques, idéologiques de toutes sortes) qui s'affrontent ne font que diviser et engendrer des conflits. Les partis politiques, les programmes annoncés ne se différencient qu'au niveau du discours, ne sont que les reprises de ce qui a déjà été expérimenté et a toujours échoué.
La société fonctionne comme projection de mon propre fonctionnement. Je suis donc personnellement responsable du chaos, des destructions. Et compter sur un système pour tout arranger est une façon de nier le problème. " Lorsque nous comptons sur un système pour transformer la société, nous ne faisons qu’éluder la question ; un système ne peut pas modifier l’homme, c’est l’homme qui altère toujours le système, ainsi que le démontre l’Histoire."
Comment certains peuvent être assez naïfs pour croire au surgissement soudain d'un homme providentiel élu pour faire appliquer un programme providentiel ? La structure du monde s'écroule et, sans attendre, nous devons nous faire les architectes créatifs faisant appel non aux lois anciennes mais à des points de vue radicalement différents qui seuls pourront transformer notre environnement.
Seulement nous avons pris l'habitude de confier à d'autres ce qui devrait nous concerner."…Nous sommes si apathiques qu'il nous plaît de penser que les problèmes du monde ne sont pas notre affaire, qu'ils doivent être résolus par les Nations Unies ou par un changement de dirigeants. Cette mentalité est bien obtuse car c'est nous-mêmes qui sommes responsables de cette effroyable misère, de cette confusion générale, de cette guerre sans cesse menaçante.
Pour transformer le monde nous devons commencer par nous-mêmes ; et dès lors ce qui importe, c'est l'intention: notre intention doit être de nous comprendre vraiment et non de laisser à d'autres le soin de se transformer ou de provoquer une modification extérieure par une révolution de la droite ou de la gauche."
La société n'est ni plus ni moins le reflet de ce que je suis avec mes semblables et fonctionne de la même manière que je fonctionne avec eux. Elle n'est rien d'autre que le produit d'individus tels que moi. Comment pourrais-je espérer un changement de cette société, sa transformation si je ne décide pas d'abord de me connaître et ensuite de me changer moi-même ?
Pour Krishnamurti cette connaissance ne se trouve pas à l'extérieur, ni dans le refuge des livres, ni dans celui des croyances ni dans les groupes spirituels. Je dois m'extraire de tout ce qui engendre des conditionnements en prenant conscience de ceux-ci. Échapper à ces entraves exige un changement radical de notre nature, une révolution intérieure instantanée. "Les mouvements basés sur des idées, qui se conforment à certaines façons de voir, ne sont pas du tout des révolutions. Pour provoquer une révolution fondamentale en nous-mêmes, nous devons comprendre le processus entier de notre pensée et de nos sentiments, au cours de nos relations."
Se connaître tel qu'on est ne consiste pas à se connaître tel qu'on voudrait être. Si je suis avide, violent, etc., me l'avouer exige lucidité et honnêteté. Observer ses actes, ses sentiments, ses pensées est difficile car, de plus, ils changent sans cesse, contrairement à un idéal que je poursuivrais (un idéal est une image figée). Savoir qui nous sommes suppose donc une vigilance sans faille, une lucidité toujours plus aiguisée car ce retour sur soi n'aboutit jamais à une situation définitive ; il convient de rester sans cesse dans la nouveauté de l'instant et de se garder constamment en éveil, ouvert, prêt à tout accueillir en faisant fi de toute censure morale.
Cette volonté de nous changer exige donc de nous non seulement de l'attention mais aussi du courage : débusquer l'enfer sous le pavé de nos bonnes intentions n'est pas une démarche rassurante car, au-delà de travers faciles à corriger, c'est souvent notre nature profonde qui est en cause… Par exemple, découvrir que nous fondons toute notre existence sur l'envie du toujours plus et du toujours mieux, peut être profondément perturbant. Cela signifie en effet que nos relations sont construites sur la rivalité, le besoin de dominer autrui, même si c'est courtoisement. Ce dernier constat nous oblige à reconnaître que nous vivons dans un système de conflits incessants ; que, dans ces conditions, prétendre que nous aimons notre prochain est un leurre ; la paix apparente et relative de nos relations ne repose alors au mieux que sur le "respect", beau cache-misère juste bon à dissimuler nos inimitiés et à masquer notre peur en évitant les affrontements directs.
On l'aura compris : face aux catastrophes annoncées, si nous "faisons retour", "Si nous pouvons nous comprendre nous-mêmes tels que nous sommes d'instant en instant, sans le processus d'accumulation, nous verrons comment se produit une quiétude qui n'est pas engendrée par la pensée, qui n'est ni imaginée ni cultivée." "Si nous parvenons à transformer nos rapports dans notre monde, fût-il très étroit, cette action sera comme une vague qui ne cessera de s'étendre."
En d'autres termes, si un nombre suffisamment important d'êtres humains opèrent ce retournement, alors les chances d'un salut global ne sont peut-être pas perdues.

CONCLUSION

"Est-il trop tard ? Y a-t-il encore des solutions ?" interrogions-nous en introduction. Nous l'avons dit : les spécialistes n'envisagent pas de solutions. Des remèdes, éventuellement, mais nous avons vu à quel point leurs effets sont douteux.
La plupart des collapsologues se limitent à constater que les spectres s'approchent ; ils articulent de prudentes suggestions, faisant appel à la solidarité dont ils semblent croire qu'elle est tenable dans la durée à condition de… et de…
D'autres se font lanceurs d'alerte, espèrent être écoutés et incitent les citoyens à imposer leur volonté aux dirigeants politiques.
Certains espèrent que vienne le plus vite possible ce Collapse qui mettrait un terme à l'angoisse de l'attente et permettrait peut-être à quelques survivants de tout recommencer autrement.
D'autres osent imaginer que les progrès de la technique mettront fin aux menaces de la destruction engendrée par la technique.
Certains trouvent dans cette menace globale un bon prétexte pour profiter de la vie sans se restreindre.
D'autres, pensent qu'au terme de cette sixième extinction, comme cela s'est produit au cours des âges, après des  millions d'années,  émergera une autre forme de vie, éventuellement un homo sapiens peut-être plus sage que l'actuel.
Certains envisagent le scénario d'une mutation des consciences, quasi instantanée avec, qui sait, un changement subtil de plan d'existence, comme, pensent-ils, cela s'est déjà produit.
D'autres, tout aussi "spirituels" mais sans doute plus réalistes préconisent une révolution intérieure, individuelle, un retournement de la conscience, une manière nouvelle de vivre avec leurs semblables et avec la nature. Le changement consisterait à mettre de l'amour dans chacune de nos actions – non pas l'amour feint des gentils organisateurs du club humain, mais cet amour rarissime consistant à laisser de côté ses intérêts à court ou long terme, qu'ils soient physiques, intellectuels, affectifs, bref, à abandonner les motivations égocentrées qui dirigent tous nos actes, quand bien même pensons-nous agir de façon désintéressée.

Même sans voir aussi loin du côté de la sainteté[10], mettre en place un nouveau paradigme fait d'altruisme ne s'improvisera pas du jour au lendemain – si toutefois il arrive à s'imposer… Les résistances seront vivaces.
En effet, comment puis-je psychologiquement privilégier un nouveau mode de pensée, à savoir exister avec et pour les autres sans abdiquer de ce qui fonde mon identité ? Car, même si l'homme n'est pas toujours un loup pour l'homme,  fonctionner en groupe n'est pas simple ; inévitablement, les ego s'affrontent. Et l'instinct de conservation humain, contrairement à celui des animaux, s'accompagne spontanément d'un repli sur soi [11]
Sans doute, les enjeux dépassant en importance les attentes du petit amour-propre, beaucoup auront à cœur de mieux écouter les besoins des autres et de ménager leur sensibilité. Mais cela ne suffira pas à aplanir les tensions qui ne manqueront pas de se faire jour. Éviter ne serait-ce que les "pétages de plomb"  impliquera de redresser le regard souvent oblique posé sur notre voisin. Réformer en profondeur les attitudes-réflexes qui gouvernent nos interactions avec autrui ne peut s'improviser.
Sans la connaissance, sans la maîtrise, donc sans l'apprentissage des comportements visant à intervenir sur nos propres  conditionnements de survie (peur – agressivité), il sera vain d'espérer une évolution personnelle suffisamment efficace pour éradiquer tout recours à la violence. C'est ainsi que, par exemple, la CNV[12] bien comprise aura plus que jamais un rôle à jouer, ainsi que le développement de la part lumineuse qui constitue notre être. Nul doute que, quelles que soient leur forme, les techniques de méditation seront alors d'un grand secours et devront se généraliser.
Tout cela ne s'impose pas sur ordre. Mais on sait aussi que quelques êtres exemplaires font vite des émules. Le charisme brutal des mâles dominants aura, espérons-le, fait place au charisme du cœur…
En un mot, si nous réalisons que tout ce qui vit est sacré, si nous ne perdons pas de vue que l'obstacle peut-être le plus difficile à franchir est le passage du projet à l'action immédiate (donc : bannir le futur de l'indicatif !), nous aurons des chances de reconstruire un monde sinon parfait, du moins habitable. Avec, peut-être, comme disait François de Closets, "le bonheur en plus"…


Gérard Duc



[2] Satprem : Srî Aurobindo ou l'Aventure de la Conscience, Buchet/Chastel, 1970, p. 208
[3] Témoignage de Satprem recueilli par Jean Bies.
[4] Satprem op. cit., p. 354.
[5] Mère citée par Satprem, op. cit., p. 368.
[6]Témoignage de Satprem recueilli par Jean Bies, voir note 14.
[7] Satprem, op. cit., p. 344.
[8] Srî Aurobindo cité par Satprem, op. cit., p. 344.
[9] Toutes les citations de Krishnamurti ici présentes sont tirées de La première et dernière liberté, 1954, Livre de Poche.
[10] Sainteté = mise en acte du maître mot de toutes les religions : "Aimez-vous les uns les autres".
[11]L'homme est contradictoire : conscient de ne pouvoir survivre seul il s'oppose sans cesse à ses semblables. Ses stratégies adaptatives sont en conflit perpétuel avec la tentation de l'individualisme.
[12] La "Communication Non Violente" de Marshall Rosenberg n'est pas un simple procédé. Elle mène à une vision exemplaire d'autrui et de soi…

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