Rencontre sur le Mékong

vendredi 1 mai 2020

INDE : POURQUOI ELLE ?

VOYAGE INTÉRIEUR (et imaginaire) D'UN ENFANT DU SIÈCLE

où pourquoi aller chercher en Inde ce que nos philosophies et cultures occidentales contiennent peut-être aussi ?



"Les religions prétendent résoudre [les] grands problèmes avec une certitude inspirée ou révélée, mais l'énormité même de leurs divergences montrent qu'elles aussi font un choix entre diverses idées, entre divers aspects de la Vérité… et procèdent à une construction sur la base d'une expérience spirituelle limitée." (Srî Aurobindo)

Lorsqu'on est enfant, les adultes – en particulier les parents – ont forcément raison et leur discours est admis inconditionnellement… Puis l'adolescent qui réfléchit un peu développe son esprit critique, observe que les vérités présentées comme définitives divergent et il se met à douter. Cela peut le perturber, d'autant plus si elles relèvent de sujets dont dépend le sens de sa vie, en particulier celui des croyances religieuses[1]. Il se dit alors que, dans le domaine concernant le Divin, s'il est une Vérité (et il doit y en avoir une !), celle-ci ne peut qu'être unique. Or chaque religion propose/impose comme absolues des vérités différentes voire contradictoires… De quoi semer le trouble dans un jeune esprit. De quelle autorité supérieure peuvent se prévaloir la famille, les professeurs, les proches, pour prétendre qu'ils détiennent la lumière concernant l'existence ou l'inexistence de Dieu, son éventuelle nature, etc. ? [2] Qui a raison ? Qui d'ailleurs pourrait avoir raison ?

Pour peu qu'il s'intéresse aux idées, notre jeune personnage (imaginons qu'il soit chrétien) se met à chercher, découvre la pensée du Siècle des Lumières, les penseurs rationalistes du XIXe s., les existentialistes du XXe s., Freud, les écrits de scientifiques matérialistes ou non, les philosophes chrétiens ou athées… Face à des critiques contradictoires pourtant fondées en raison, confronté aux divergences inhérentes aux croyants ou incroyants de tous bords, il perd tout repère. Refusant d'admettre les abus divers commis par les adeptes d'une foi (ses professeurs lui ont parlé des Croisades, de l'Inquisition, de la colonisation espagnole de l'Amérique, etc.) il en arrive assez logiquement à considérer que "sa" religion semble avoir été créée pour enrichir les puissants, servir leurs intérêts les plus bas, anesthésier les foules, opprimer les étrangers, servir les maîtres de l'économie et de la politique… De là pour lui à déduire avec Voltaire que c'est l'homme qui a créé Dieu et non le contraire, il n'y a qu'un pas… Pour peu qu'il ait côtoyé quelque prêtre pratiquant sa foi de manière hypocrite ("Faites ce que je dis, pas ce que je fais…") c'en est fini une fois pour toutes.

Du moins le croit-il alors… Parce qu'au-delà de la religion institutionnalisée et instrumentalisée, si cet esprit continue à s'interroger sur le mystère de la Création, s'il est sensible à l'arrière plan métaphysique ignoré ou combattu ou tout le moins revu et corrigé par l'ordre ecclésiastique, tout peut encore changer. Car il découvre alors une profondeur et une élévation de pensée qui n'a guère de rapport avec l'étroitesse et les turpitudes d'un Christianisme historiquement prosélyte, avide, cupide et souvent brutal. Ce sont les grandes figures mystiques qui le fascinent, même – et surtout – celles qui, comme Maître Eckart, furent condamnées parce qu'elles n'étaient pas prisonnières du dogme et visaient à établir et à entretenir un contact direct avec le Divin.[3]

Seulement le doute demeure… Ce qu'il a découvert de dégradant entache ce qui aurait pu satisfaire son désir d'authenticité et sa soif d'absolu – dans la mesure où cette soif l'habite encore… Certes, il réussit à ne pas réduire la spiritualité originelle aux contrefaçons mais en même temps la parole officielle reste dérangeante et dogmatique : les écrits des Pères de l'Église, ceux des théologiens, lui paraissent par trop autoritaires, déconnectés de la réalité et s'égarant en considérations fumeuses et théoriques. Et puis, s'il retient la parole première "Aimez-vous les uns les autres…"[4] comme devant constituer le fondamental de toute religion authentique, il a beau replacer les actes horribles du passé dans leur contexte historique puis songer à Mère Teresa et autre modèles exemplaire, en considérant la manière méprisable dont cette religion est encore récupérée par des esprits pervertis, il demeure sceptique…

Pour peu que, devenu adulte, sa quête de vérité et ses investigations l'aient mené à la rencontre des spiritualités orientales – dont l'Hindouisme –, il va se trouver très vite en présence d'une religion sans dogmes, certes se réclamant des Veda, mais laissant à chacun la possibilité de suivre son svadharma (son propre devoir). Au-delà du polythéisme initial (plus apparent que réel) et des courants qui en font la complexité, il se rend compte que l'Hindouisme est tolérant puisqu'il reconnaît que les "moyens ou les manières d'accéder au salut (moksha) sont multiples" [5]. Quant aux êtres qui l'ont incarné (Râmakrishna, Vivekânanda, Ramana Maharshi, Ma Ananda Moyi, Râmdâs, Aurobindo, etc.), capables d'entrer en communion intime avec l'Absolu, ils lui apparaissent exemplaires. De plus leurs propos sont intelligibles et parlent autant au cœur qu'à l'intelligence.

Il découvre aussi :
-       que la pensée qui se rattache à cette croyance propose un ensemble de connaissances spirituelles, empiriques et scientifiques, jamais enfermées dans des dogmes étroits et limitants.
-       que le Divin (le Brahman) des hindous n'est pas perçu comme le Dieu personnel des chrétiens dont la tendance anthropocentrique le désole.
-       que les découvertes de l'Hindouisme sur la nature de l'esprit, la perception, le comportement humain et la conscience permettent à chacun d'être responsable de son devenir sans préalablement aliéner sa liberté en se soumettant à des interdits multiples et des croyances rigides.
-       que l'Hindouisme et le yoga qui en est issu, proposent une démarche expérimentale intime alors que le Christianisme impose réponses et injonctions souvent déconnectées des réalités humaines de l'individu.
-       que la volonté d'atteindre la "Réalisation" de l'absolu suppose une attitude active, passant ni par l'attente d'un avènement miraculeux ni par le mental, mais par une pratique impliquant tout l'être, y compris le corps[6] et qui peut trouver son accomplissement dans cette vie même. Pourquoi attendre la problématique résurrection des morts, une Apocalypse ou l'intervention d'une Grâce hypothétique venue de l'extérieur ?

L'Église officielle pourchassait tous ceux qui osaient s'écarter d'une lecture naïve de l'Ancien et du Nouveau Testament qu'elle avait elle-même dénaturés (y compris les documents de Qumran). Notre adulte détourné de la foi sait cela et sait également que, sur le plan mystique, le Dieu chrétien ne se réduit pas à ce qu'en ont fait les religions. Cependant, en passant par l'Inde et les textes hindouistes (en particulier les Upanishad), il a eu facilement accès à ce qui lui paraît être le plus vraisemblable concernant la nature de Dieu : omniscient, omniprésent, à la fois transcendant et immanent, éternel, Un-sans-second, impossible à représenter, à imaginer, le Brahman sans attributs, sans formes – ou avec attributs et formes puisqu'il peut se manifester sous l'aspect de dieux personnels (Ishvara, et la trimurti : Brahma, Vishnou, Shiva, etc.) En cela il comprend d'ailleurs que si l'Hindouisme pratiqué par des fidèles crédules est polythéiste, il s'agit en réalité d'un monothéisme.

A ceux qui lui objecteront que l'Hindouisme est essentiellement individualiste il nommera les six darshana ou courants de pensée[7] philosophico-théologiques, ayant comme principe la non-violence – ou non-nuisance – (ahimsâ, premier des cinq yama), la compassion, la générosité donc l'amour du prochain qu'incarnent on ne peut mieux les grands maîtres de cette religion.

En un mot, il aura trouvé dans cette vision une métaphysique cohérente, claire, et la possibilité d'une démarche spirituelle accessible, authentique, débarrassée des discours impérieux ou lénifiants et des bonnes intentions dont l'enfer chrétien est pavé.  

Cependant, le temps passant encore, notre personnage sera peut-être amené à revenir sur les croyances simplistes de sa jeunesse, à en dépasser les noirceurs, à les approfondir et à nuancer sa perception. Il constatera alors que, si nombre de points les opposent, la plupart des religions ne sont pas toujours incompatibles et surtout, que sur le plan mystique, les convergences sont multiples.[8]

Certes, beaucoup de discordances demeurent, dont la théorie de la réincarnation, incompatible avec celle de la résurrection[9], même si nombre d'études décèlent dans le nouveau Testament des indices laissant penser que la notion de métempsychose était familière aux apôtres eux-mêmes. En voici quelques exemples parmi d'autres :
‪Jésus (Mt 11,14) dit à propos de Jean-Baptiste : "Et lui, si vous voulez m’en croire, il est cet Élie qui doit revenir ; et encore : Élie est déjà venu, et ils ne l’ont pas reconnu." (Mt 17,12). Enfin : "Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle "? (Jn 9,2).[10]

* * * 

Pourquoi aller chercher en Inde ce que nos philosophies et cultures occidentales contiennent peut-être aussi ?
Tous ceux et toutes celles qui orientent leur spiritualité pour "cause d'Inde" et pour avoir découvert ses penseurs, sont légion. Nous avons évoqué l'Hindouisme parce que le yoga en est issu, mais nous aurions pu aussi bien parler de l'attirance que représente par exemple le Bouddhisme.
Sous forme d'un portrait, nous avons imaginé une seule réponse, certes caricaturale, donc peu nuancée (on ne retrace pas un cheminement à ce point intime en deux ou trois pages) ; des explications, il y en aurait sans doute bien d'autres, plus subtiles, plus argumentées. Pourtant aucune d'elles ne pourrait prétendre justifier de manière générale les raisons d'une trajectoire intérieure que même ceux qui l'ont empruntée s'expliquent difficilement.
Chaque religion est le produit d'une culture. Il peut donc paraître surprenant que nous-mêmes, produits d'une culture, nous puissions nous détourner de la religion qui s'y rattache. D'autant que c'est souvent à l'issue d'une recherche sincère, souvent longue – et parfois douloureuse car vécue comme rupture. Que répondre à cela ? Pas grand-chose de convaincant. D'autant que, fréquemment, cette découverte intuitive peut prendre le visage resplendissant d'une évidence inentamable bien qu'irrationnelle. Aucune réponse pleinement satisfaisante ne peut alors faire écho au "pourquoi".
Plus étrange encore le phénomène que l'on peut expérimenter lors de la première lecture d'un texte hindouiste : la sensation de redécouvrir un patrimoine spirituel intime jadis rencontré. Comprendront de quoi il est question ici tous ceux qui, "par hasard", au fond d'une vieille malle oubliée au grenier, ont un jour retrouvé un livre complètement effacé de leur mémoire et que, pourtant, ils reconnaissent entièrement…

Par peur de trop de longueur, ont été mis de côté les découvertes scientifiques  actuelles, en particulier la physique post-quantique. Il se trouve que nombre de ses hypothèses corroborent les théories ô combien éclairées d'anciens textes métaphysiques de l'Inde. Nul doute qu'il y aurait aussi, dans cette convergence, de quoi expliquer l'intérêt qu'on peut porter à cette sagesse orientale et à la voie royale qu'elle propose aux humains – sans pour autant les détourner de ce qui, à l'origine, constituait le dénominateur commun de toutes les religions, religions dont nous pourrions finalement nous dispenser si nous étions capables de mettre en acte une seule chose : l'amour du prochain.

G. Duc


[1] Cf. Srî Aurobindo : " C'est une étrange croyance, couramment acceptée, qu'il suffit d'enseigner aux enfants les dogmes de la religion pour les rendre pieux et moraux. C'est une erreur européenne, dont l'application ou bien conduit à l'acceptation mécanique d'un credo sans effet sur la vie intérieure et sans grand effet sur la vie extérieure, ou bien crée des fanatiques, des piétistes, des ritualistes, d'onctueux hypocrites."
[2] "Au cours de l'histoire, il est souvent arrivé que l'une ou l'autre des religions imparfaites ait été prise trop au sérieux et ait été considérée comme bonne et vraie en soi, au lieu d'être prise comme un moyen de parvenir à la fin dernière de toute religion." A. Huxley
[3] Maître Eckhart, privilégiant une vision métaphysique de l'Unité fut condamné en 1329.
[4] Jean, 13-33 "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples…"
[5] Cette dernière déclaration appartient au cadre de la foi hindoue, défini en 1966 par la Cours suprême de l'Inde, la plus haute juridiction du pays. Il y est également précisé que "malgré le nombre des divinités à adorer, on peut être hindou et ne pas croire qu'il faille adorer les idoles".
[6] Sont considérées par l'Église catholique comme déviations : adultère, relations sexuelles pré-maritales, actes d'homosexualité…
[7] Sâmkhya, Purva-Mimamsa, Uttara Mimamsa, Yoga, Vaisheshika, Nyâya.
[8] C'est ce qui a d'ailleurs incité Arnaud Desjardins à écrire En relisant les Évangiles.
[9] La Bible n'affirme nulle part que la réincarnation est une réalité, mais aucun passage ne le nie explicitement. Pourquoi ?

 "L'explication est donnée par un membre même de l'Église. Le père Jérôme, qui vécut de 347 à 420 après J.-C. et à qui l'on doit la Vulgate, traduction de la Bible en latin à partir du grec, écrit que «La doctrine de la réincarnation a été dans les temps les plus anciens communiquée à un petit nombre d'élus, comme une vérité qui ne devait pas être répandue dans la masse du peuple" (Christopher Vasey)
[10] Clément d'Alexandrie, Origène, Pères de l'Église, étaient partisans de la réincarnation, admise par le Christianisme primitif. Leur enseignement sur la préexistence des âmes fut condamné au 2nd Concile de Constantinople en 553.

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