Rencontre sur le Mékong

jeudi 17 janvier 2013

L'HINDOUISME 4 - fiche de Claire - Advaïta-Vedânta


L'Hindouisme 4 : un autre regard sur la réalité… 



Les systèmes philosophiques occidentaux sont assez nombreux (vous en étudierez des aspects en Terminale) mais ils ne remettent pas en cause la notion de "réalité" (= ma réalité et celle du monde qui m'entoure). C'est pourquoi il peut paraître intéressant de vous faire découvrir une conception indienne sur le sujet parce que vous n'aurez plus jamais l'occasion de la rencontrer durant la fin de votre scolarité (et sans doute plus jamais !)

Qui pense ?
Moi, bien sûr ! Mais ma pensée fonctionne-t-elle comme ta pensée ? Ce que je pense est-il davantage vrai que ce que tu penses ? Puis-je affirmer que ce que je pense est la vérité ? ou ma vérité ? En effet, ma pensée, ce qu'elle produit est le résultat de mon hérédité, de mes conditionnements culturels, familiaux, sociaux, spatiaux et temporels ! On comprend vite qu'il n'existe pas de vérité objective valable pour tous (ce serait une vérité indépendante de mon propre point de vue… ce qui est impossible).
Sachant que je ne peux rien prétendre avec certitude, si je dois définir ce qu'est la "réalité", tout ce que j'affirmerai pourra être contesté. Il me faut donc chercher ce qui pourrait être ni démenti ni contredit par quoi que ce soit… Cela revient à me poser la question : qui est inaltérable, immuable ? Dont la validité ne peut être mise en doute quels que soient le lieu, l'époque, le milieu, les circonstances ? En d'autres termes : qu'est-ce qui est réel de manière stable, permanente, invariable ? Seul ce qu'on appelle l'Absolu répond à de telles exigences. L'Absolu seul est objectivement "réel", tout ce qui n'est pas Lui étant relatif.
Voilà une affirmation apparemment extravagante ! Dire "seul l'Absolu est réel", c'est déclarer que tous les phénomènes relatifs (concernant la vie de milliards d'êtres, de tout ce qui compose le cosmos, etc.) sont sans consistance, illusoires ? Pourtant, si je tombe par la fenêtre… n'est-ce pas réel ?

Nous allons voir comment l'Advaita-Vedanta (ou Vedanta non dualiste) balaie ce que nous tenons pour évident et irréfutable, ce que nous croyons être la réalité.
Une simple observation nous montre qu'au niveau du monde manifesté (= tangible : qu'on peut voir, entendre, toucher, bref, appréhender avec nos 5 sens et penser avec notre intelligence), tous les phénomènes s'inscrivent et se développent dans une triple dimension : espace, temps, causalité. Aucun processus physique et psychologique n'échappe à cette loi. Tout événement surgit quelque part (espace), à une certaine époque (temps)  et résulte forcément d'un enchaînement de causes et d'effets. Ces 3 catégories, qui semblent avoir une réalité propre, extérieure à moi, me soumettent à leur loi… C'est du moins ce que nous croyons : les sages de l'Inde démontrent que ce sont des pseudo-évidences !

L'espace
Un objet n'est en lui-même ni grand ni petit. Il n'a de taille que par rapport à ma propre évaluation. Dans l'optique d'un microbe ce livre est gigantesque, dans celle d'une montagne il est minuscule. Quelle est donc la taille réelle de ce livre ? Il n'en a pas ou il les a toutes. Il n'est manifesté dans l'espace que par mon regard.
La porte que je vois de couleur verte est-elle réellement verte ? Non : un daltonien la verrait peut-être rouge. Dans l'absolu ma perception n'est pas plus juste que celle du daltonien : la norme dans ce domaine n'est qu'une affaire de statistique.
Une objection surgit : l'espace existe bel et bien en dehors de moi puisqu'il existait avant ma naissance et existera après ma mort ! Cette affirmation qui ressemble à du gros bon sens, aux yeux des vedantistes, est un énorme non-sens. Elle impliquerait en effet la possibilité pour moi de voir ce qui se passe en dehors de ma présence ! d'être là quand je n'y suis pas !

Le temps
Quand suis-je ? Le 20 février, dimanche, 16h30. Le problème est qu'à peine ai-je fini de noter ce moment, il n'est déjà plus réel. L'instant vécu est donc insaisissable.
Le passé (le mien et celui du cosmos) n'est pas plus "derrière" moi que "devant" car en disant cela je raisonne en termes d'espace (il n'y a aucun "lieu", ni "derrière" ni "devant", contenant les événements !) Donc le passé n'existe plus, n'a pas de réalité, ni l'avenir non plus - qui n'existe pas encore ! Ils n'existent que dans la conscience que j'en ai… maintenant ! L'événement qui a eu lieu il y a deux secondes n'est ni plus près ni plus loin que la guerre de cent ans ou la formation des anneaux de Saturne !
Donc à la question "quand suis-je ?" une seule réponse est possible : juste maintenant - ni avant ni après.
Mais, dira-t-on : la mémoire ? Les souvenirs ? Ne prouvent-ils pas l'existence du passé ? Non : quand ma mémoire fonctionne-t-elle ? Seulement "maintenant", au moment où je me souviens, au présent donc.
Conclusion : ce présent insaisissable est immuable, identique, éternel : il n'y a pas de passé, pas de futur : qu'un maintenant. La réalité espace-temps est donc étroitement dépendante de l'observateur. L'espace et le temps n'existent pas en soi mais par rapport à ma présence. Ils n'ont aucune réalité hors de moi (notons que les travaux de la physique quantique ont débouché sur une perspective largement similaire à cette conception des choses…)

La causalité
On l'a dit : tout processus physique, physiologique, psychologique se développe selon le strict enchaînement de cause et d'effet. Le verre tombe : il se casse. J'insulte un passant : il réagit, etc.
En fait ce n'est pas si évident…
En effet : si je casse un verre… quelle est la véritable cause ?La fragilité de sa matière ? La loi de l'attraction ? Le poids de l'objet ? Ma maladresse ? La porte qui, en claquant, m'a fait peur et m'a fait desserrer les doigts ? Si, maintenant, ayant choisi une raison, je cherche à en connaître la cause, puis la cause de la cause de cette raison, etc. j'en arrive forcément à l'origine des espèces et à la formation du monde.
Qu'en conclure ? Qu'aucun phénomène ne peut être isolé d'une trame d'interconnexions. Qu'un événement résulte de milliers de causes et qu'il contient la totalité de la création.
Là encore, force nous est d'admettre que c'est nous, notre esprit, notre conscience qui fragmente, qui isole un tout mouvant et fluide, qui découpe tout en petits morceaux (d'espace, de temps, de causes…).
Alan Watts fait comprendre cela par une image parlante. Imaginons que nous regardions à travers la fente d'une palissade au moment où un serpent passe de l'autre côté. Admettons que j'ignore ce qu'est un serpent. A travers la fente je vois une tête, puis un corps, puis une queue. Si le serpent repasse dans l'autre sens, je verrai d'abord une tête, puis un corps puis une queue. Si j'appelle la tête et la queue des "événements", j'aurai tendance à croire que l'événement "tête" est la cause de l'événement "queue". Mais si la palissade disparaît et que voie le serpent dans son intégralité, il serait absurde de dire que la tête du serpent est la cause de la queue, comme si le serpent commençait son existence par la queue, la poursuivait par son corps et l'achevait par la queue qui viendrait plus tard ! Quand le serpent sort de son œuf il forme déjà un ensemble inséparable tête, corps, queue. C'est exactement de la même manière que tous les événements sont un seul et même événement. Ce que nous percevons, quand nous parlons d'événements différents (cause-conséquence-cause- etc.) ce sont les différentes séquences d'un phénomène continu (maillons d'une même chaîne).

Espace, temps, causalité, apparaissent donc comme constructions artificielles, fractionnement subjectif d'une réalité globale, d'un tout indissociable. Le monde n'est pas séparable de la conscience que j'en ai. C'est moi qui le perçois comme ceci ou comme cela. Je ne peux capter aucune réalité le concernant hors de moi. Donc me demander "qu'est-ce que le monde" revient à me demander "qui suis-je ?" (avec cette question, on rencontre Socrate !)


Qui suis-je ?
Quand je pense "moi", j'ai l'impression de savoir parfaitement de quoi il s'agit. Comment douterais-je de ma propre existence ?
Oui… mais : qui est ce "moi" dont la permanence et la durée (donc l'immuabilité) me semblent si évidentes ? Qui existe ? Qui suis-je vraiment ?

Suis-je mon corps ?
Mais ce corps est en perpétuelle métamorphose. Chaque cellule évolue, se transforme sans cesse. Le corps du vieillard n'est pas celui du nourrisson, qui n'est pas celui de l'adolescent, etc. Alors, comment ce "moi" dont je sens l'immuabilité pourrait-il être ce qui ne cesse de se transformer ?
De plus, mon corps est l'air qu'il respire, la nourriture qu'il absorbe, la chaleur où il baigne, il est composé de métaux, d'eau, d'énergies et de vibrations qu'il reçoit et assimile, bref, il est le cosmos tout entier. Dire "je suis mon corps" est une grossière erreur.

Suis-je mes sentiments, mes émotions ?
L'émotion est un phénomène mouvant et instable. Ce qui un jour m'exalte, un autre jour m'indigne. Celle que j'aimais, aujourd'hui me laisse indifférent. Tout processus émotionnel est en perpétuelle mutation. Comment le moi, inaltérable, immuable, pourrait-il se réduire à ce qui ne cesse de varier ?

Suis-je mon intellect ? ma mémoire ?
Mes idées, mes connaissances, ma réflexion, mes opinions, tout cela est-il immuable ? Évidemment pas. Pas plus que je mon inconscient, ni mes souvenirs qui ne cessent de se déformer dans le temps, au gré des circonstances.

Alors, qui suis-je ?
Revenons au point de départ : je suis sûr d'exister. Répétons-le : cette conscience d'être n'a jamais varié. Elle est identique aujourd'hui à ce qu'elle était dans ma petite enfance. Ce "je suis" ne peut être altéré ni par la joie, ni par la souffrance, ni par la maladie, ni par suite de telle ou telle circonstance. Je suis ici et maintenant, au-delà du temps et de l'espace, de la forme et du mouvement. Quoi que je fasse, que je dise, que je pense, il y a "derrière" celui qui fait, dit, pense, la présence de ce moi qui est témoin de celui qui fait, dit, pense.
Cet "être" immuable, à l'arrière plan de tous les processus émotionnels, intellectuels, etc. est souvent comparé par les sages indiens à l'écran d'un film. Aussi changeantes qu'elles soient, les images du film sont posées sur l'écran où elles ne cessent de bouger, de changer… mais l'écran est pourtant toujours le même, blanc, immuable. Rien ne l'affecte : ni les balles que tire le gangster, ni la tempête qui fait rage. Pareil pour le miroir, autre image qui nous aide à comprendre. Le nom que donnent les sages à l'écran, au miroir - donc à ce moi qui n'est affecté, modifié par rien (ni mes sentiments, ni mes concepts, etc.) c'est le Soi - l'Atman.
Le Soi est donc ma plus intime réalité, la seule qui échappe à tous les changements. Et même à la mort - on le verra. Il est incommensurable, indéfinissable, aucune échelle ne peut le mesurer. Il englobe à la fois ma personne (= le petit moi changeant au gré de mes désirs, de mes humeurs…) et la totalité de la création. En tant que tel, les Hindous l'appellent Brahman.
Atman et Brahman sont identiques : c'est la même réalité suprême, à la fois nature profonde de mon existence individuelle (Atman) et nature profonde, essentielle de la totalité de tout ce qui existe, de tous les mondes possibles manifestés et non manifestés (Brahman).
Nous touchons là non seulement à la vision centrale de l'Advaita-Vedânta, mais à la conception centrale de tout l'hindouisme. Pour celui-ci, tout l'univers que notre ignorance nous présente sous l'aspect de la multiplicité, n'est autre chose que Brahman. C'est comme la jarre d'argile : elle est une modification de l'argile mais n'est pas différente de lui. Dès lors l'Atman (qui est le Brahman en moi) est identique à l'Atman qui est en chacun d'autrui. Pour nous aider à comprendre cela, une image est fréquemment utilisée : celle des vagues et de l'océan.
En tant que vague (phénomène individuel, particulier, limité et relatif), je surgis du sein de la masse liquide pour rouler quelque temps à la surface des eaux, puis m'étaler et disparaître sur le sable de la plage. Mais, par ailleurs, cette vague n'est pas autre chose que l'océan lui-même !
En tant que vague je suis voué à la naissance, au changement et à la disparition. Mais en tant qu'océan, je suis aussi la totalité des vagues existant, ayant existé, naissant et mourant partout, à chaque instant.

Nous pouvons comprendre cela intellectuellement. Mais le sage, lui, le ressent comme une réalité évidente. Comme vague, il mange, boit, dort, agit ; comme océan il se sait et se sent immuable, éternel, omniprésent, omniscient.

Il n'y a donc plus de "dualité", ni relatif, ni absolu, ni monde phénoménal, ni autre réalité que celle de Brahman. Tout est Brahman. Même l'esprit et la matière, leurs différences n'étant que les différentes modalités d'une énergie primordiale identique. L'Atman-Brahman est en définitive l'unique réalité, indestructible.

C'est pourquoi, aux yeux de ces advaitistes, la mort n'existe pas en soi. Le corps meurt, donc se décompose (puisqu'il est composé) mais Âtman qui est sa nature profonde (non composée) ne peut se décomposé, ne peut donc mourir. Il s'agit d'un changement de forme, d'apparence (cf. la chenille devenant papillon)
De même personne ne peut tuer l'atman en tuant mon corps. Car l'autre et moi ne sommes différents qu'en apparence. Nous sommes deux vagues qui ignorent qu'elles appartiennent au même océan. Si une vague détruit une autre vague cette dernière perd sa forme mais existe encore en tant qu'océan.

Si vous arrivez à comprendre cette manière de penser, vous comprendrez aussi ce qui caractérise la Libération  (fiches 2 et 3). La Libération consiste à vivre dans son esprit et dans son corps cette identité Âtman - brahman (vague - océan !). Donc à mettre fin au fait que je me perçois séparé des autres, séparé du monde, et même séparé de moi-même, parfois. Je dois arriver à mettre fin à cette ignorance qui m'incite à croire qu'il y a moi et les autres, moi et le monde… Je dois comprendre que tout ce que je perçois comme réalité n'est en fait qu'illusion (Maya, en sanskrit) : le temps, l'espace, la causalité, la séparativité, ce que je crois être le Soi mais qui n'est que le petit moi, l'ego qui veut pour lui, qui est déçu, jaloux, jamais rassasié. Je dois arriver à supprimer cet ego et à laisser apparaître ce Soi dont je perçois intuitivement la présence mais que le petit moi tyrannique me fait constamment oublier.  Mais attention ! il ne s'agit pas seulement de comprendre avec son intelligence pour être libéré (sinon tous ceux qui ont saisi ce qui a été expliqué dans ces fiches le seraient !). Il faut intégrer, expérimenter cette réalité… et cela, c'est autrement plus complexe ! (voir la fiche 3 sur les "outils" de la Libération).   

La Libération, l'Éveil, etc. visent donc à faire cesser cette sorte d'hypnose cosmique, de mirage dans lequel nous vivons puisque nous prenons les apparences pour la seule vraie Réalité et notre ego pour notre vraie nature. Le paradoxe est que, pour mettre fin à l'ego, donc pour commencer ce travail de lucidité, il nous faut beaucoup de volonté, d'opiniâtreté, et surtout ne pas nous laisser piéger par cet ego qui essaie toujours de récupérer à son avantage les progrès accomplis. Or cette volonté, cette opiniâtreté… qui nous les procure ? L'ego lui-même. L'ego est donc nécessaire - au départ en tout cas - à mettre fin à l'ego !










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