YOGATHÉRAPIE ET YOGA
Tout en reconnaissant que le yoga constitue une excellente prévention, le journaliste Laurent Giordano écrit qu'il "… n’est pas en soi une thérapeutique. Cette pratique millénaire indienne est un art bien plus total qui vise à réunir, équilibrer et apaiser le corps et l’esprit. Ses outils principaux sont les asanas (les postures), les pranayamas (les exercices respiratoires) et la dhyana (la méditation)."[1]
D'autres nuanceront, précisant que le yoga n'est pas une thérapie mais qu'il a néanmoins des vertus thérapeutiques.
Rappelons qu'en grec thérapeuthès signifie "soigner". Pas "guérir" mais créer les conditions pour qu'advienne la guérison, donc "prendre soin".
Quoi qu'il en soi, actuellement, on voit se multiplier les centres de yogathérapie, cette dernière appellation s'étant visiblement installée une fois pour toutes dans le paysage linguistique de ce début de XXIe siècle[2].
Notre propos ne sera pas de discuter la validité de l'utilisation du yoga en vue de soigner mais de réfléchir si, bien que s'intitulant "yogathérapie", cette technique de soin n'a pas ignoré l'objectif premier des yoga originels en ne retenant que les bienfaits collatéraux apportés au corps et à l'esprit. Et, ce faisant, nous nous demanderons si la yogathérapie n'a pas cédé à la tendance consistant à mettre en avant les attraits d'une discipline orientale (un "plus" pour le marketing) sans pour autant proposer ce qui en constitue la véritable richesse.
Un champ d'action encore incertain
Très développée en Amérique mais de plus en plus en France, la yogathérapie, méthode corporelle globale non encore reconnue par la communauté médicale, consiste à utiliser les outils du yoga en vue de prévenir certains maux et de prendre en charge des personnes atteintes par des problèmes psychologiques ou physiques. Habituellement, il ne s'agit pas d'un cours de yoga adapté à des maladies mais, après consultation, la mise en place de soins intégrant des techniques de yoga : respiration, postures, détente, méditation, prise de conscience, le but étant de ramener un équilibre naturel perturbé. A ces techniques se rajoutent parfois d'autres éléments comme l'alimentation, d'autres thérapies complémentaires, les INM (Interventions non médicamenteuses), etc.
Lorsqu'on cherche à en savoir davantage sur les domaines médicaux concernés (internet fourmille de sites sur le sujet), au bout du compte il apparaît que le yogathérapeute peut intervenir sur toutes les fonctions physiques du corps, tous ses systèmes, tous ses organes et sur beaucoup de troubles psychologiques[3]…
Plus délicate à évaluer, la nature des bienfaits apportés. Après avoir fait un tour d'horizon de ces mêmes sites, un non-initié ne pourra pas savoir avec certitude si les soins annoncés sont destinés à prévenir, soigner, traiter, guérir sa maladie ; améliorer, entretenir, restaurer sa santé.
Des références temporelles
En 1993 le Dr Lionel Coudron fondait l'Institut de Yogathérapie à Paris. S'il parle de yogathérapeutes, il prend soin de préciser sur son site que la yogathérapie n'est pas un substitut aux thérapies médicales mais un "ensemble d'outils complémentaires utilisables conjointement aux traitements médicaux" [4]
De plus, il a le bon sens de parler de "réharmonisation" du corps, renforcée par l'hygiène des rythmes, l'hygiène alimentaire, l'activité physique, le développement des relations aux autres et le travail sur les relations à soi.
Dans une ligne proche, en 2012, le Dr Jocelyne Borel-Kuhner, urgentiste, algologue, yogathérapeute à l’Hôpital Simone Veil à Eaubonne, inaugurait la première consultation en yogathérapie. Son but ? Essentiellement soulager la douleur comme celle de patients atteints de polyarthrite.[5]
Notons enfin que La FFYT ("Fédération française de yoga thérapie") fondée en 2014 a été dissoute en janvier 2018 et semble avoir été remplacée par la "Fondation française de yoga thérapie".
Yogathérapie et essence du yoga
Nous n'avons pas ici à démontrer que les objectifs des yoga originels n'ont pas pour but premier d'améliorer la santé du pratiquant. Le deuxième aphorisme des Yoga Sutra de Patanjali définit ce qu'est le yoga : "Yoga Chitta Vritti Nirodha" ( = Le yoga c’est l’arrêt des pensées automatiques, l’arrêt des tourbillons du mental.)
Cette définition coupe court à toute tergiversation : même si la maladie est considérée comme un obstacle à l'évolution intérieure, le yoga n'a pas pour but de prendre en charge un mal-être physique ou psychologique. Il est une discipline permettant d'amener le mental au silence afin que se fasse la jonction de la conscience avec l'Absolu (Divin, Soi, Conscience extraneuronale, etc.), le Kaivalya pâda (dernier chapitre) traitant de la Libération (moksa).
Le yoga traditionnel [6] guide donc les individus vers la Libération et, par voie de conséquence, vers les réponses aux questions fondamentales concernant notre nature, notre origine, nos objectifs et les moyens d'accomplir au mieux notre existence en lui donnant un sens. Postures, respiration, détente ne sont que des moyens mis au service de cet objectif unique de nature spirituelle.
Or la yogathérapie n'a gardé que les moyens, laissant de côté la dimension transpersonnelle de la discipline originelle. En conséquence d'aucuns diront que la réunion des deux vocables – "yoga" et "thérapie" – crée une alliance sinon illégitime, du moins un amalgame spécieux. Une mainmise lexicale a eu lieu, l'esprit et la vocation du yoga se trouvent détournés[7] par défaut. La part vive, le noyau incandescent qui donne tout son sens et son éclat au yoga est évacué.
Culture thérapeutique et malaise existentiel
Sans que soit mise en doute ses effets positifs sur la santé, par le fait même de sa dénomination pour le moins ambiguë, la yogathérapie illustre quelques caractéristiques peu réjouissantes de notre époque – caractéristiques qui se trouvent – ironie du sort ? – aux antipodes de l'esprit même du yoga…
Qui dit yoga dit sagesse. Or, comme l'écrit le philosophe Comte-Sponville "La sagesse ne se réduit pas à la santé"[8]. La "pensée sanitaire" ainsi que la qualifie un autre philosophe, François George, représente une préoccupation majeure des concitoyens des classes aisées. La maximisation sanitaire est incontestable : nous assistons à une médicalisation de notre vie ; tout est bon pour exploiter cette tendance excessive d'individus bien portants tremblant de peur à l'idée de tomber malades. La santé devient une idéologie tyrannique que véhiculent les fanatiques du bien-être pour qui seul compte le corps (les salons du bien-être font recette même dans les petites villes rurales). Ces anxieux misant sur la totale maîtrise du corps et de ses fonctions, pensent ainsi mettre fin à leur malaise existentiel et à des défaillances qui, en réalité, n'ont rien à voir avec la santé du corps.
La plupart d'entre eux se pensent en êtres autonomes : ils ont leur corps, leur psychisme qui constituent leurhorizon existentiel et ils ne sont reliés à rien d'autre. Ils s'occupent de se soigner parce que seul compte le "véhicule" mortel dont ils sont esclaves. Comme dit Carl Cederström "La culture thérapeutique n'a fait que verser de l'huile sur le feu du narcissisme".[9]
Que devient la transcendance ?
Autre trait des temps. Nous faisons tout pour satisfaire nos désirs et nos passions (rappelons que patior en latin signifie "souffrir"), et inventer de nouveaux attachements. Nous ne pensons plus du tout, avec le philosophe antique, que nos maux physiques puissent être en rapport avec les passions susceptibles de nous malmener. Or, plus que jamais réceptifs aux discours à visée consumériste, les citoyens (en particulier les plus jeunes) veulent tout, tout de suite et sans effort. Quel sens prennent actuellement Aparigraha, le cinquième yama de Patanjali ("ne pas convoiter") ou encore Santosha (le niyama, le "contentement") ?
La yogathérapie oserait-elle emprunter cette voie de la modération en déclarant que s'abandonner à la pente des passions (au sens large) ne mène pas à la santé intérieure ? Ou, plus directement encore, vise-t-elle au développement harmonieux non seulement du corps ou de l'esprit mais aussi de l'âme ? Il ne s'agit pas ici de religion. Nous entendons par "âme" (du latin anima, le "souffle"), le principe vital et spirituel, immanent ou transcendant qui "anime" le corps. Tout pratiquant de yoga sait que si la respiration joue un rôle dans le bien-être général, le "souffle" (ou prâna), rattaché au corps prânique, concerne un niveau autrement plus subtil que le sthûla sharira, corps grossier… Parmi les recherches que nous avons menées, rien dans la Yogathérapie, ne se rapporte explicitement à la dimension transcendante de l'être. Ce qui donne raison à Georges Vigarelle, (conférence de décembre 2000) pour qui "La vieille expérience de la transcendance semble s'être rabattue sur l'expérience de la sensation".
Prendre soin de l'être c'est inclure l'Être
Nous sommes donc bien dans ce mainstream consistant à éviter toute référence directe à la métaphysique ou à la spiritualité – ces notions ne sont pas vendeuses. Ce qui pourrait se concevoir dans le cadre d'une médecine officielle, est plus difficile à admettre d'une thérapie qui, paradoxalement, se réfère explicitement au yoga et dont on serait en droit d'attendre qu'elle place en priorité la maturation de l'âme et sa libération.
On pourrait envisager que, se prévalant d'un lien avec la spiritualité (présence du vocable yoga), et assumant ce lien, elle aille au moins dans le sens où les anciens thérapeutes (y compris ceux d'Alexandrie)[10]concevaient le malade, à savoir comme "l'homme qui a perdu l'orientation juste de son désir"… Une thérapie se réclamant d'une tradition ancienne ne devrait-elle pas conserver au moins les principes philosophiques qui en constituent le noyau et en font la valeur ?
Êtres mortels, nous sommes aussi êtres hors du temps et hors de l'espace – et c'est sans doute là que se trouve notre véritable identité. Curieusement, alors que la physique la plus en pointe confirme la possibilité d'une Conscience-énergie, alors que les thérapies, même éloignées de toute spiritualité, restent de moins en moins arc-boutées sur des principes révolus, la yogathérapie ne semble pas faire grand cas dans sa pratique de l'être en tant que partie constituante du cosmos. Quelques phrases convenues dans une brochure accrocheuse ne suffisent pas à donner le change[11]. L'objectif – séduire le client – a quelque chose d'obscène.
Certains thérapeutes prennent soin du corps, du psychisme ; au mieux, certains se soucient de nos attentes, de notre quête intérieure… C'est de cela, de tout cela à la fois, de l'être dans sa totalité, que devrait s'occuper une thérapie se réclamant d'une tradition à dimension anthropologique et à prétention holistique. L'humain n'est pas seulement un corps, un psychisme mais, que cela soit conscientisé ou non, il est un être spirituel et désire réaliser quelque chose qui ne mourra pas.
Prendre soin de l'Être en nous (du Divin, du Transcendant, du Soi, de la Conscience, n'importe) c'est prendre soin de ce qui va obligatoirement bien et s'y appuyer pour restaurer par ailleurs un équilibre perturbé, recentrer ce qui a quitté son axe… Seul ce qui est sain en nous peut nous guérir. Ainsi, le yoga, par la méditation, peut nous faire pénétrer dans cet espace de paix inconditionnée. D'aucuns rétorqueront que la méditation est incluse dans la yogathérapie. Malheureusement cette méditation proche de la "méditation de pleine conscience", pour bienfaisante qu'elle soit, demeure à un niveau biologique, alors que la dimension propre à la méditation yogique fait appel à la présence inconditionnée qui sommeille en nous et ne demande qu'à être activée, éveillée.
Quand les gens organisent leur vie autour de la poursuite du confort matériel et du bien-être physique et mental sans autre perspective que d'accroître ce confort et ce bien-être, le bonheur qu'ils attendent ne vient pas et ils se retrouvent impuissants, désemparés, au bord de la dépression. Croyant que l'humain peut se réduire à un cerveau dans un corps avec la mort pour seule perspective, il est cohérent pour ces personnes de ne pas envisager d'autre perspective d'épanouissement que le bien-vivre – envisageable tant que le corps fonctionne encore… En revanche, d'autres – pour qui l'horizon s'ouvre plus largement – ont besoin de trouver des praticiens avec une conception de la vie non limitée à la seule mécanique biologique. Il serait souhaitable que, ne serait-ce que par le choix de sa désignation, la yogathérapie, à défaut d'être rebaptisée, puisse s'impliquer sur d'autres plans que ceux de la santé physique et psychique.
Gérard Duc
[2] Le terme a été créé en 1970 par le Dr Bernard Auriol (cf. sa thèse : Yogathérapie de groupe)
[3] Début 2016, la revue allemande Aerzteblatt International publiait une synthèse sur les effets du yoga dans le traitement des troubles mentaux .Entre 1997 et 2014, 2 644 références furent épluchées. Après comparaison avec une absence de soin, il apparaît que le yoga agit positivement sur l’anxiété, la dépression et les troubles du sommeil. Il surpasse une simple activité physique, mais pas un traitement psychothérapeutique standard.
[4] "Médecine complémentaire", "médecine douce", "médecine alternative" sont synonymes.
[5] Elle présente la yogathérapie, sur une vidéo enregistrée à l'occasion de la 3e Rencontre des Associations OSCAR le 23 février 2018 https://www.youtube.com/watch?v=HSaad2GQr6E
[6] Bhakti yoga, Jnâna Yoga, Karma yoga sont les trois voies (trimarga) menant vers cette Libération, le Raja Yogareprenant les trois voies précédentes en y associant le Hatha Yoga.
[7] Ce dévoiement n'était pas inévitable : par exemple la méthode Pilates qui s'inspire pourtant du yoga n'a pas créé ce type d'amalgame lexical trompeur.
[8] Revue Psycho-media n° 34, 2012
[9] Syndrome du bien-être (éd. L'Échappée, 2016)
[10] L’Âyurveda, présente des similitudes avec l’enseignement et le mode de vie des Thérapeutes d’Alexandrie, une communauté juive du Ier siècle.
[11] Ainsi cette légende sous la photo d'un Indien, shilum en main : "La yogathérapie se base sur le yoga : cet art ancestral a été inventé en Inde et montre ses bienfaits depuis des siècles !" https://www.superprof.fr/blog/historique-methode-yoga-sante/
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