LES IMPASSES PSYCHIQUES DU YOGA
(et de toute spiritualité)
Le contenu de cet article, suscité par la lecture des écrits de Marc-Alain Descamps[1], prolonge celui du n° précédent des Cahiers : "Mâyâ : un problème insoluble ?"
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Le concept de "spiritualité" est difficile à cerner tant le mot lui-même recouvre une nébuleuse de sens en lien avec les religions, l'occultisme, l'ésotérisme, le sacré mais peut aussi s'en distancer puisqu'il existe une spiritualité laïque voire athée.
Son étymologie, tous les pratiquants de yoga la connaissent : "spiritus", c'est le "souffle", proche des termes de "prânâ", "ruach", "pneuma". Pascal établissait une distinction intéressante entre "l'esprit de géométrie", rationnel, mathématique, et l'"esprit de finesse", de nature supérieure. C'est ce dernier sens qu'on retrouve dans la spiritualité qui nous intéresse, en rapport avec la transcendance et une dimension supérieure à l'intellect.
D'après M.-A. Descamps cette spiritualité "…ne peut être étudiée que si elle est aidée par la psychanalyse. Mais la psychanalyse va être à son tour éclairée par la spiritualité, alors elle deviendra ouverte et globale, c’est-à-dire inspirée par les sagesses de l’Orient. On peut donc la nommer une transpsychanalyse. Les notions de pluralités des vies (samsara ou réincarnation), de causalité universelle même morale (karma), d’illusion de la matière et des données sensorielles (maya) et de descentes périodiques du divin (avatar) sont maintenant des possibilités à prendre en considération"
Les entraves psychiques
La psychanalyse actuelle peut aider à mieux comprendre ce que met en jeu la spiritualité. Freud plaçait au premier plan les pulsions déterminant pour beaucoup le comportement humain. Ces pulsions, limitant notre libre-arbitre, passent au second plan lorsqu'un individu évolué nourrit en lui un idéal.
De même, l'inconscient (considéré par Freud comme un lieu de "rebut" où sont stockés traumas, complexes et fantasmes) peut devenir source créatrice dans la mesure où il a été "assaini" par une prise de conscience. Or ce qui est conscient est apte à devenir surconscient (ou superconscient, supraconscient – termes synonymes). A cette dernière catégorie appartiennent les états supérieurs de conscience, les rêves conscients, l'Éveil…
Le surmoi freudien doit aussi être évoqué comme une réalité limitante. Il concerne morale, notions de bien et de mal, crainte de l'enfer, aliénation, violence due à nos peurs. Une première forme de libération peut se faire en ce domaine lorsque l'individu agit de manière "ajustée", non par crainte d'un châtiment (humain ou divin) mais par amour du "Bien". Si un tel individu agit ainsi, c'est qu'il a découvert en lui la notion de "sens" – sens de son existence et sens d'un univers non soumis au hasard. De la morale (issue d'exigences divines) on passe alors à l'éthique, née d'une prise de conscience et d'un choix librement adopté.
Se libérer de ces entraves
On aura compris que lever les limitations évoquées ci-dessus permet une forme de maturation, de cette "Réalisation" qui autorise la sortie progressive de l'égocentrisme, de la "mégalomanie infantile", le renoncement aux besoins du moi, aux désirs incessants, trompeurs et dictatoriaux qui masquent notre véritable nature. Extase, Satori, Éveil, Samâdhi, Nirvâna, Illumination, Entrée dans le Royaume – suivant les cultures – ne sont possibles que si nous nous désitentifions de l'image réductrice que nous avons de nous-mêmes, c'est-à-dire de notre apparence physique, de notre profession, de notre milieu social, familial, etc. L'ego entretient notre statut narcissique et nous empêche d'intégrer notre appartenance au Tout dont nous demeurons séparés. C'est la Mâyâ hindouiste, l'illusion dont il convient de déchirer le voile. Nous abandonnons alors l'"enfant-moi", nostalgique du sein maternel et vivant dans la crainte de mourir en perdant tout ce qui garantit son bien-être.
D'après M.-A, Descamps, pour échapper à cette toile d'araignée psychique (pulsions, inconscient, surmoi…), le rêve-éveillé (à ne pas confondre avec les "rêveries imaginatives", les "rêveries compensatoires", les "promenades guidées" ou les "méditations sophrologiques") permet d'accéder au surconscient. Il s'agit alors d'échapper progressivement au piège des mots, du mental, des concepts, d'accepter de "ne plus penser" pour se "laisser penser". Dire "n'importe quoi*, ne pas contrôler ni censurer permet de libérer l'imaginaire, autorise la possible expression d'images fortes issues de l'inconscient et amenant un processus de guérison.
De même les mythes, expressions de l'inconscient collectif, en "psychanalyse spiritualiste[2]", aident le patient à élaborer une mythologie personnelle qui n'est pas de nature autobiographique et favorise l'accès à l'essence de l'Être. Quand cette sublimation, étudiée par Jung, se produit, le sujet se trouve confronté (souvent de façon inattendue) à un sentiment d'amour fulgurant et inconditionné.
Il peut être difficile d'entendre d'abord que s'impliquer intensément dans la spiritualité (ce que peut supposer la pratique yogique) exige une "remise en ordre psychologique" ; ensuite, que si l'on n'a suivi ni psychothérapie ni psychanalyse, la démarche doit en tout cas avoir lieu au cours du cheminement spirituel grâce à un Maître reconnu… Insistons toutefois : le propos concerne celles et ceux qui vouent leur vie à ce type de quête…
Quoi qu'il en soit, étant donné qu'il est plutôt rare d'être accompagné par un Maître spirituel, il ne reste plus qu'à compter sur ses propres capacités. Seulement "l'œil ne voit pas l'œil", et il est très difficile de résoudre seul ses propres problèmes psychologiques – à plus forte raison une névrose ou une psychose. Les traumatismes, enfouis sous les couches sédimentaires de notre passé ou de nos passés, sont le plus souvent insoupçonnables. Et faire comme si tout allait bien se solde irrémédiablement par des années d'efforts inutiles et de stagnation spirituelle.
Les pièges de Mâyâ
S'impliquer intensément dans une voie spirituelle, si l'on n'a pas préalablement "nettoyé le terrain", conduit à pervertir une démarche intérieure a priori bénéfique. Chaque type d'engagement spirituel correspond alors et s'ajuste au problème non reconnu. M.-A. Descamps inventorie les comportements les plus fréquents que nous résumons ici :
- L'indifférent coupé de ses sensations, le déprimé revenu de tout, choisissent la voie du Renoncement.
- Ceux qui vivent dans la dépréciation d'autrui et souvent d'eux-mêmes, optent pour un ordre prêchant l'humilité.
- Les suicidaires, en tout cas ceux qui se haïssent et sont victimes de psychoses d'identité, ont pour obsession la "mort de l'ego".
- Les instables, incapables de construire dans la durée, deviennent errants, pèlerins, vagabonds sous prétexte qu'ils sont "libres".
- Celui qui a peur d'autrui et de la vie en général, recherche l'isolement, s'enferme dans une cellule, une grotte, avec… son égoïsme.
- Le claustrophobe, en revanche, devient prêcheur itinérant.
- Le masochiste s'impose des mortifications physiques ou psychologiques.
- Le dominateur orgueilleux se consacre au bien de "sa" cause ou de "son" ordre, bref, au mouvement auquel il s'identifie.
- Les délirants partagent en principe leurs visions et les dialogues qu'ils croient entretenir avec le divin. Ceux dont la personnalité est fractionnée entendent des voix, vivent des phénomènes divers (transes, possessions…) qu'ils considèrent comme "intuitions", "messages prémonitoires", etc.
Notons que les comportements cités ne sont pas pervers en eux-mêmes. Ils le deviennent parce que ceux qui les adoptent sont victimes de leur aveuglement – de mâyâ.
Les ashrams, les séminaires de yoga ou autres nous font parfois rencontrer des personnes qui, sans être nécessairement engagées dans une démarche extrême, jouent un rôle d'emprunt dont elles sont à la fois actrices et spectatrices. Il est aisé de sourire devant ces pseudo mystiques souvent puérils, mais soyons vigilants : même lucides, nous sommes tous potentiellement exposés à de telles dérives.
Il convient donc de nous poser les questions permettant d'être au clair sur l'authenticité de nos tendances. C'est ainsi que…
- … si je cultive le détachement du monde et de ses biens, il peut être utile de me demander si ce n'est pas par indifférence, par déception ou par résignation.
- … si je suis humble, modeste, déteste les orgueilleux, ne serait-ce pas à cause d'un mépris de moi-même dont l'origine est peut-être à rechercher dans mon enfance ou après (abandon, trahison…) ?
- … si je privilégie le renoncement, le lâcher-prise, ce peut être dû à un état sinon dépressif en tout cas de désillusion.
Et ainsi de suite. Aussi sincère que nous soyons, chaque attitude en soi positive peut être mimée par un sujet présentant une faille psychique, niée ou invisible.
Tout cela n'est guère réjouissant. Mais nous sommes ainsi faits : les traumatismes sont souvent refoulés dans l'inconscient et indétectables sur simple demande. Néanmoins, même enfouis, ils peuvent ressurgir lors d'une pratique comme par exemple la méditation. Si la prise de conscience entraîne peur, pleurs, colère ou quelconque autre émotion intense (c'est souvent le cas), la solution consiste à observer ladite émotion avec le même regard tranquille qu'on poserait sur un nuage traversant le ciel.
Conclusion
Si nous admettons être plus que notre corps, plus que nos émotions, plus que notre cerveau, nous aspirons presque inévitablement à la dissolution des conditionnements qui rassurent l'ego mais interdisent l'accès à un état de plus grande liberté.
Si, dans cet élan, nous confions au yoga (ou à toute autre voie spirituelle) la mission de donner un sens de nature transcendantale à notre existence, nous pouvons être tentés de nous engager dans une sâdhanâextrême et solitaire. C'est alors que surgissent les pièges.
Pour peu que nous ayons vécu ou que nous vivions des états d'expansion de conscience, un espoir naît et grandit en nous. La quête entre alors dans une phase cruciale exigeant une vigilance et une lucidité extrêmes. En effet, l'attente peut devenir obsessionnelle et empêcher toute progression. De nombreux chercheurs d'absolu sont comme aspirés par un vortex mental, véritable labyrinthe dont ils n'ont pas conscience. Les années passent et ils tournent en rond. Soit ils se résolvent alors à tout abandonner, soit ils s'obstinent en s'affublant de rôles consolateurs mais illusoires qui les égarent davantage et égarent ceux qui, peut-être, les suivent. C'est pourquoi une aide extérieure préalable peut s'avérer précieuse, voire indispensable à qui s'investit corps et âme dans une démarche susceptible d'apporter le Salut, l'Éveil ou la Libération.
Gérard Duc
[1] "Né le 10 juin 1930 à Agen et mort le 29 décembre 2018 à Paris, [M,-A. Descamps] est un enseignant, philosophe et psychologue français, professeur de yoga et écrivain. Il a enseigné la psychologie à la Sorbonne, puis à l'université René-Descartes de 1966 à 1994. Il a été psychanalyste et didacticien du GIREP." (Wikipedia )https://fr.wikipedia.org/wiki/Marc-Alain_Descamps . Le GIREP est un groupe de psychanalystes qui utilisent les ressources du rêve- éveillé.
[2] Psychanalyse qui refuse de se laisser enclore dans des apriori matérialistes. "Après avoir pendant tout un siècle exploré les couches les plus basses et les plus profondes de l'être humain, les temps sont venus de s'occuper aussi de ce qu'il y a en lui de plus haut. C'est donc une psychanalyse des Hauteurs qui trouve ici ses fondements." (M.-A. Descamps)
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