MÂYÂ[1]: UN PROBLÈME INSOLUBLE ?
Depuis Lao Tseu qui pose l'ambiguïté du rêveur (homme ou papillon ?) en passant par Calderon dans sa pièce La Vie est un songe ("Serais-je en train de rêver,
bien que je me crois éveillé ?" dit Sigismond), jusqu'à quelques films de SF (comme la trilogie de "Matrix"), nous sommes mis en face du problème que pose à quelques scientifiques et philosophes la nature de ce qu'on nomme la "réalité". Les grands courants spirituels ont apporté très tôt des réponses à cette énigme troublante qu'aucune certitude actuelle n'élucide vraiment. Dans la tradition hindouiste et yogique, la seule vraie Réalité, de nature transcendante, est présente en nous mais masquée à notre conscience par mâyâ. Il est cependant possible de l'expérimenter, de la "réaliser" : les Maîtres en témoignent. Les pratiquants de yoga que nous sommes ne peuvent que souhaiter accéder à cette Réalité ultime, libérée des chaînes et garante de la félicité la plus absolue. Seulement il semblerait bien que son émergence soit hors de la portée du plus grand nombre.
Comment envisager un éventuel accès à cette Réalité ultime dissimulée derrière la réalité que nous vivons quotidiennement ? Il s'agit d'abord d'admettre que le monde phénoménal, celui que nous considérons comme le seul possible et dont témoignent nos cinq sens, n'est en fait qu'un décor dissimulant la Réalité transcendante à laquelle nous appartenons tous. Peut-on prouver cela, à savoir d'abord que ce qu'on voit, entend, touche, etc. est une illusion de nos sens et de notre mental – donc mâyâ ?
L'Advaïta Vedânta[2] distingue quatre états de conscience. L'état de veille (jagrata) se distingue de l'état de rêve (svapna) et de sommeil sans rêve (sushupti). Ces trois états sont transcendés par turîya, état de conscience pure, conscience du Soi qui nous échappe parce que conditionnés par les vasana (vies antérieures) mais aussi, nous le verrons, par d'autres facteurs. L'objectif d'un yogi est d'accéder à cet état qui permet l'Éveil puis, peut-être, la Libération (jivan mukta).
Rêve et veille = mâyâ
On a pour habitude d'opposer rêve et réalité. C'est aller trop vite. Les ondes corticales sont d'ailleurs peu différentes : l'électroencéphalogramme montre que les deux états sont des états de vigilance avec activité mentale.
De même que la réalité sensorielle s'exerce durant les rêves, rendant plausible ce qui ne l'est pas dans la veille, les rêves, de leur côté, imprègnent l'état de veille. Ils agissent sur nos sentiments, voire sur nos actes, même si intervient l'esprit critique. L'esprit critique ne suffit pas à supprimer la dimension saugrenue des rêves. De même, l'état de veille est lui aussi truffé d'aberrations sensorielles, de perceptions erronées ou fantaisistes, d'actions illogiques. Il suffit pour s'en convaincre d'observer à quel point les comportements des humains censés être en état de vigilance sont souvent absurdes, irrationnels voire délirants. Mais notre esprit critique ne perçoit pas facilement ce qu'il voit sans cesse : il se trompe constamment.
Plan physique : nos sens nous égarent = mâyâ
Nombre d'exemples bien connus démontrent à quel point nos sens (qui seuls nous permettent d'expérimenter la réalité dans lequel nous évoluons) nous égarent. Il n'est pas que les illusions d'optiques pour nous convaincre que nous prenons souvent des vessies pour des lanternes. Goût, ouïe, odorat, toucher peuvent facilement être abusés et nous obligent à reconnaître que notre cerveau n'est pas maître du jeu. Serait-ce que nos capteurs sensoriels, même en bonne santé, seraient faillibles ? Non, pas eux, mais les zones cérébrales décryptant les messages émis par eux.
La réalité perçue par nos sens, n'existe donc pas en-dehors de nos représentations. Dans le cas contraire tout serait saisi d'une manière univoque qui pourrait servir de référence à ce qui serait alors qualifié de "juste" et de "faux". Or, ce mur est brun, dit l'un. Non, dit l'autre, il est vert. Non, il est gris, dit un troisième… Qui voit la couleur juste du mur ? Tout étant perçu par notre conscience, rien n'existe vraiment en dehors de l'expérience qu'elle fait du monde[3].
Plan psychologique : nos conditionnements nous égarent = mâyâ
Sur le plan psychique, nos conditionnements nous portent à être facilement convaincus. Que nous le voulions ou non, nous sommes constamment influencés par ce que notre éducation, notre environnement et notre culture nous ont répété comme étant des vérités, des évidences que nous ne songeons plus à remettre en cause. La publicité, les idéologies, les comportements, les dogmes religieux, les particularismes culturels, tout est édifié à partir de cette répétition permanente de messages qui finissent par se constituer en croyances acceptées par le plus grand nombre.
Notre psychisme entretient toutes ces croyances d'autant plus ancrées en nous qu'elles nous maintiennent dans un confort mental. En effet, quitter la doxa, c'est aller au devant des problèmes. Aussi être "tolérant" est souvent un habile moyen d'esquiver la contradiction, le conflit, qui exigent beaucoup d'énergie avec, de plus, le risque d'être mal jugé. Depuis notre enfance nous accumulons des réflexes – actes, opinions, jugements – qui ne nous appartiennent pas mais protègent l'"enfant moi" et que nous finissons par prendre pour des convictions personnelles. Toutefois, aussi persuadés que nous soyons, il nous arrive de trahir par des paroles ou des actes ces imprégnations. Comme si, plus profond que nos soi-disant certitudes, sous le coup d'une émotion, d'un choc provoqué par une personne ou un événement, une vérité plus authentique forçait la barrière de nos croyances. Une part de nous, semble vouloir exercer sa liberté, faire craquer le vernis du paraître et rendre visible notre véritable nature. Cela devrait nous alerter quant au bien-fondé de nos certitudes…
Ne pas être dupes de mâyâ ne suffit pas
Prendre conscience que nous sommes constamment abusés sur tous les plans, c'est déjà franchir un pas vers ce qui est. Prendre conscience de nous-même, c'est observer sans cesse à quel point nous sommes constamment victimes de nos illusions. Même si cela ne suffit pas à nous extraire complètement de ce monde trompeur, réaliser que le moi et toutes ses facettes n'expriment pas ce que nous sommes profondément est une démarche salutaire mais déstabilisante. Le socle de nos certitudes se fissure, menace de s'effondrer, attente à ce que nous prenions pour notre identité. Surgissent alors les questions impitoyablement nécessaires : qu'est-ce qui est vrai en moi ? Qu'est-ce qui est vraiment moi ? Accepter que le vide physique est densément empli (particules, champs électromagnétiques), que les objets n'ont rien de matériel[4], passe encore : la physique nous l'explique en le démontrant. Mais dès qu'il s'agit de considérer autrement sa personne, ce que nous croyons être notre identité, cela ne peut que nous perturber profondément.
Si je ne suis pas ce que je crois être, qui suis-je ? Les écrits fondateurs du yoga (d'autres croyances l'affirment également) nous le disent : "Tat tvam Asi", tu es Cela (Aitareya Upanishad). "Aham Brahmâ asmi", je suis le brahman (Brihadâranyaka Upanishad), "Ayam âtmâ Brahmâ" (Mândûkya Upanishad). C'est une manière de proclamer que nous sommes beaucoup plus que ce que nous croyons être ; en fait, nous sommes le Soi, le Divin.
Même si j'accepte intellectuellement cette donnée, je considère ne pas avoir la possibilité d'expérimenter cette "nouvelle" identité tant elle me paraît hors de portée… J'ai beau essayer de ne pas me mentir, de mettre fin à tous les rôles que je joue en société, m'efforcer d'être honnête avec moi-même, ne pas me vautrer dans un consumérisme provoqué, mépriser toutes les formes de pouvoirs, agir au mieux avec autrui, l'environnement, etc., je sais bien, au fond, que je suis à des années lumières de la perfection dont les sages, les Libérés vivants, sont les incarnations incontestables… Si, de plus, j'ai lu Krishnamurti et que j'ai bien intégré le fait que je dois d'abord me changer avant de prétendre changer les autres et le monde[5], je me sens prisonnier d'une déréliction au fond de laquelle je ne perçois pas d'issue.
J'ai beau pratiquer la méditation, constater une amélioration de mon bien-être, me sentir moins stressé, plus serein, ce n'est pas pour autant que se dissipe mâyâ, le voile qui me tient à distance de ce qui est vraiment et, pis encore, de qui je suis vraiment.
Alors, que faire ?
Soyons clair : l'auteur de cet article ne se considère pas apte à donner une solution qu'il ne possède pas ! Il peut tout au plus se contenter d'exprimer quelques réflexions, quelques intuitions, parler de pistes, de traces dans un désert. Il revient à chacun de suivre ou non ces traces – le mieux étant de se frayer par soi-même un chemin, sachant que les exemples et les paroles de celles et ceux qui ont osé le voyage peuvent nous inspirer. Il existe plusieurs voies de sortie mais peu – et aucune carte, même la plus fiable, n'intègre le GPS magique pouvant nous mener jusqu'à la Terre désirée – sinon promise…
D'ailleurs la métaphore du désert n'est pas très bonne : c'est en moi que je vais voyager… Et l'image du voyage n'est pas valide non plus ; je n'ai nulle part où je doive aller : j'y suis déjà – c'est ce que disent les guides (pas les guides touristiques). Il suffit, disent certains d'entre eux, d'un clignement d'œil pour dissiper l'illusion, alors que pour d'autres il faut y consacrer des milliers de vies…
Ce qui apparaît déjà indispensable c'est "lâcher" ; non pas ajouter à nos compétences des compétences intellectuelles, morales, etc. mais s'en départir ; retrancher, polir la gangue pour faire apparaître la pépite.… Bref, mettre en place pratiquement tout le contraire de ce qu'on nous a soigneusement appris et que nous savons si bien faire !
Comment m'y prendre pour désapprendre ? Toute investigation étant reliée à des convictions, des croyances, des mémoires, quoi que je fasse sera inévitablement marqué du sceau de l'illusion. Comment dès lors me départir de mes conditionnements ? Si, pour les plus visibles, j'y parviens en partie, comment procéder pour ceux dont je n'ai pas conscience ? Et comment être certain que les solutions trouvées, les changements apportés ne sont pas issus d'autres conditionnements ?
Il tombe sous le sens qu'il en ira ainsi tant que j'utiliserai les outils que je sais manier : raisonnement, pensée logique, volonté, tout ce qui a contribué à confectionner mon déguisement. Je ne peux fonctionner qu'à partir de mes souvenirs, de ce que j'ai vécu, observé, lu, écouté… Comment me dépouiller de ce vieil habit empesé qui me colle à la peau ? Comment fabriquer du nouveau avec de l'ancien ? Pourtant, si ma quête est irrémédiablement vouée à l'échec, comment certains réussissent-ils ? Comment le nain que je suis pourrait-il se préparer à toucher le ciel ?
Peut-être en considérant plus attentivement les moments offerts qui m'ont rendu inoubliablement heureux, les quelque secondes de grâce, dont il apparaît qu'elles avaient été possibles parce que je ne les cherchais pas. Des secondes qui m'étaient comme envoyées (d'où ? par qui ?) et m'avaient pris par surprise.
Peut-être en prenant conscience de certaines intuitions, nées sans raison apparente, qui, au bon moment, se sont avérées être exactement ce qu'il fallait faire – ou non, dire – ou non, et dont les effets heureux m'ont stupéfait.
Ou encore, en constatant que des synchronicités m'ont mis sur la voie de la solution à un problème, ont répondu à une question ou dissipé une préoccupation…
Ces expériences (il y en a d'autres) peuvent nous être extrêmement utiles si nous les avons vécues en conscience et en avons observé les constantes :
- elles sont la plupart du temps très fugaces mais d'une intensité inexprimable et rendent infiniment heureux.
- elles n'ont pas surgi au moment où nous aurions pu les souhaiter mais se sont présentées inopinément, voire dans des moments calamiteux.
- elles n'ont pas obéi à la volonté du mental pur et dur : "je veux je veux je veux…" D'ailleurs elles prennent fin par notre désir de les retenir.
Il est aussi possible qu'une méditation soit le terrain favorable à ce que se produisent des états de conscience modifiés offrant des repères utiles à notre démarche. Cependant il s'agit là d'un sujet que nous n'aborderons pas, tant ces états sont complexes et peuvent aussi être sources d'illusion et d'égarement.
On l'aura compris : nous n'avons pas la maîtrise des expériences jalonnant notre quête. En revanche les chercheurs de vérité en témoignent presque tous : nous pouvons préparer le terrain par des comportements adéquats (cf. par exemple les yama et niyama de Patanjali), grâce aussi à l'attention que nous portons à ce qui peut nourrir en nous cette aspiration à l'Éveil.
Déchirer le voile de mâyâ qui nous empêche de réaliser le Soi que nous sommes, ne peut se produire par le simple souhait d'accéder à cette état de félicité et de clairvoyance – mais on constate que le souhaiter constamment au fond de soi, sans crispation, est une condition sinon suffisante, du moins nécessaire.
On rétorquera que certains éveillés l'ont été très jeunes, que "ça leur est tombé dessus" malgré eux (Stephen Jourdain, Eckart Tolle par exemple). Certes, mais on sait aussi qu'ils aspiraient profondément et plutôt consciemment à échapper à cette "réalité" qui ne les comblait pas. Il est probable aussi que, dans des existences précédentes, ils avaient déjà mené à bien le "nettoyage" nécessaire à l'accomplissement de cette métamorphose.
La conclusion s'impose d'elle-même : le mieux est de poursuivre sereinement notre pratique, avec sincérité, sans attendre quoi que ce soit, sans se révolter, sans se dénigrer, sans se raidir dans la volonté d'arriver à tout prix au but. Il n'y a pas de but. Tout est déjà là, dans l'instant présent. Appliquons-nous à le vivre aussi pleinement, aussi amoureusement, aussi consciemment que possible, sans le regret du passé ni les peurs de l'avenir ni le désir forcené de "réussir quelque chose". Restons confiant : cette manière d'être nous prépare à ce retournement de perspective qu'est l'Éveil. La confiance ne fait pas de nos efforts des contraintes. Enfin, méditons ce conseil d'Albert Einstein : “Il n’y a que deux façons de vivre sa vie : l’une en faisant comme si rien n’était un miracle, l’autre en faisant comme si tout était un miracle."
Gérard Duc
[1] Dualité apparente appartenant à l'univers phénoménal ; elle est la nature illusoire du monde. Sa réalité est insaisissable mais l'Éveil permet d'en faire l'expérience. Cela permet de réaliser que le Soi universel (brahman) et le soi individuel (âtman) ne sont qu'un.
[2] Philosophie non dualiste, enseignée par Shankara selon laquelle l'âme individuelle et la Totalité ne font qu'un.
[3] Pour Lacan, l'hallucination, en psychiatrie, appartient au réel car tout réel est de nature psychique…
[4] Un atome est composé de 9.999… % de vide
[5] "La crise mondiale l'exige. Nos vies l'exigent. Nos angoisses, poursuites et incidents quotidiens l'exigent. Nos problèmes l'exigent. Il faut une révolution fondamentale, radicale, parce que tout s'écroule autour de nous. Malgré un certain ordre apparent, en fait nous assistons à une lente décomposition, à une destruction" /Krishnamurti, La première et la dernière liberté, Stock)
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