Rencontre sur le Mékong

vendredi 18 janvier 2013

MECANIQUE QUANTIQUE ET TEXTES DE L'INDE (3)


Qu'est-ce que le "réel" ?Quand la science rejoint le yoga



L'espace et le temps

Tout ce qui existe, nous l'estimons par rapport à une image – un reflet – de ce que nous prenons pour une réalité extérieure objective. Nous fonctionnons toujours "par rapport à…"  Intervient inévitablement la référence spatiale. Est-elle fiable ? Un objet n'est en soi ni grand ni petit. Il n'a de taille que par rapport à ma propre évaluation. Dans l'optique d'un microbe ce livre est gigantesque, dans celle d'une montagne il est minuscule. Quelle est alors la taille réelle de ce livre ? Il n'en a pas ou il les a toutes. Il n'est manifesté dans l'espace que par mon regard. L'espace lui-même est ma propre création et nos inventions les plus sophistiquées ne dissipent même pas cette grossière erreur de perspective ! "Le monde existe, dit Jean Klein, parce que vous existez avec vos sens. Le monde est simplement voir, entendre, sentir, toucher et goûter. Vous surimposez ensuite un concept à la sensation pour qualifier et celle-ci cesse parce que les deux ne peuvent se manifester ensemble..Une fois que la conceptualisation s'arrête, vous connaissez la paix, le silence, la perception pure : la conscience seule reste."

Une objection surgit : l'espace existe bel et bien en dehors de moi puisqu'il existait avant ma naissance et existera après ma mort ! Cette affirmation qui ressemble à du bon sens, aux yeux des vedantistes comme à ceux des physiciens est un énorme non-sens. Elle impliquerait en effet la possibilité pour moi de voir ce qui se passe en dehors de ma présence. D'être là quand je n'y suis pas !

La conscience que nous avons du temps nous apporte sans cesse la preuve qu'il est lui aussi projection subjective. La durée des derniers jours de ce voyage heureux n'a rien à voir avec la durée me séparant de mes retrouvailles avec celle dont je suis amoureux. Les deux heures d'une névralgie ne sont pas les deux heures d'un joyeux repas… Qui dit que, pour ce papillon éphémère, huit jours d'existence sont "brefs" ? Comment les ressent-il de son propre point de vue ? Comment expliquer la "vision panoramique" permettant parfois de revivre toute son existence en un éclair fugitif ? Les quelques secondes d'un rêve peuvent permettre de vivre une longue aventure truffée de péripéties qu'il faudrait des mois pour accomplir dans l'état d'éveil… Les exemples probants ne manquent pas.

Comment pourrait-on dès lors affirmer que le temps, comme l'espace, puisse exister en-dehors de la perception que nous en avons ? Les horloges ? L'aiguille de la montre parcourt un espace – un rapport conventionnel certes utile pour fonctionner ensemble, mais arbitraire, inutile si je vis seul sur une île et de toute façon insaisissable par la conscience, où que je sois. En effet, les "moments" soi-disant constitutifs d'une durée ne peuvent être cernés : qui pourrait prétendre saisir le "moment présent" ? Fixer un point qu'on appellerait "présent" est impossible. Ce "point" est d'ailleurs une illusion, il n'a pas plus de réalité que ce "qui n'est plus" (le passé) ou "ce qui n'est pas encore" (l'avenir). Est-il d'ailleurs indépendant, isolé de ce que j'appelle le "passé" (qui n'existe plus) ou le "futur" (qui n'existe pas encore) ? Le "moment" n'existe pas en soi, non plus que la "durée" qui serait une sorte de collier de perles – des "moments" – se juxtaposant. Le prétendre ce serait dire que rien, ajouté à rien, produit… quelque chose. Ce qu'on appelle le temps semble décidément constituer une réalité issue de notre cerveau et le "mouvement du temps", n'exister que dans notre conscience et non hors d'elle.

Temps et espace sont des notions abstraites : prendre l'un et l'autre comme des réalités c'est s'abuser, vouloir se raccrocher à une illusion parce que nous en avons l'habitude – et qu'elle nous permet de fonctionner à un certain niveau.  Nul ne reçoit d'information directe du temps ou de l'espace en tant que tels, purs, absolus. Je ne peux me représenter l'espace qu'en imaginant des choses, des objets et le temps que par un changement, un mouvement. Je ne peux me faire une idée directe de l'un ni de l'autre en soi.
Mais, dira-t-on, et la mémoire ? Les souvenirs ? Ne prouvent-ils pas l'existence du passé ? Non : quand ma mémoire fonctionne-t-elle ? Seulement "maintenant", au moment où je me souviens, au présent donc.
Et les mesures que nous faisons de l'espace ? Ne sont-elles pas définitives ? Non, bien sûr, toute mesure, qu'elle soit spatiale ou temporelle n'est que relative – donc changeante. Les "étoiles fixes" de l'astronomie ne sont pas plus fixes que ne l'est un bloc de granit ou de plomb constitués d'électrons, de protons, de neutrons et autres particules constamment en mouvement. Il nous est difficile d'admettre que les informations que notre vue, notre ouïe, etc. nous transmettent ne sont pas justes. Notre cerveau s'habitue vite à prendre les apparences pour de la réalité. Un trajet en train passé à regarder par la fenêtre suffit à ce que, le train s'arrêtant, nous ayons l'impression fugace mais troublante de reculer… Le désert le plus minéral, pétrifié, semble on ne peut plus immobile alors qu'il se déplace à la même vitesse qu'une mégalopole – soit approximativement à 110 000 kilomètres à l'heure (vitesse de rotation de la terre à sa surface). L'arbre que je montre du doigt en disant "C'est ici", se trouve donc à une distance vertigineuse de l'endroit montré quelques secondes auparavant. Ce point est sur la terre… qui tourne sur elle-même, qui tourne autour du soleil, ce dernier se déplaçant dans notre nébuleuse, elle-même se déplaçant dans un amas galactique parcourant le cosmos… Et les savants, ne se basent-ils pas sur des mesures rigoureuses, avec des appareils étalonnés ? Bien sûr, mais qui observe les résultats ? On en revient toujours à l'humain, à ses sens, ses perceptions. Le principe de relativité s'applique évidemment à notre conscience. La seule certitude est qu'en ce domaine nous sommes les dupes d'un illusionniste invisible et très doué.

Cela nous mène à un constat troublant formulé bien avant Einstein, par Zénon ou Pythagore en Grèce et nombre de philosophes en Inde : d'un certain point de vue, l'espace est mesurable donc rationnel ; mais, d'un autre point de vue – plus proche de ce qui EST – il est immesurable et infini. Ces deux points de vue, rationnellement inconciliables, nous contraignent à constater une fois de plus que l'espace est une idée subjective. "Ici" et "là" n'ont aucune réalité propre, cernable, et s'excluent l'un l'autre.
Nous avons dit qu'il en allait de même pour le temps : un souvenir d'il y a trois secondes ou d'il y a vingt ans ne sont que subjectivement "distants" – ce dernier terme ne signifiant rien de réellement possible[1].

Notre vie sur terre se passe néanmoins dans les limites que semblent imposer temps et espace. Tout ce que nous sommes capables de représenter se rapporte à ces deux notions. Mais leur signification change suivant les circonstances et dès lors tout phénomène s'y rattachant est perçu non pas objectivement, mais par la pensée – subjectivement, donc. C'est mon esprit qui perçoit ; et cette perception change constamment suivant les moments, mon humeur, une émotion fugace… Un jour le ciel est d'un gris apaisant, le silence est repos… Un autre jour la même apparence de ciel sera triste et le même silence funèbre…
Dès lors, même si un million de personnes s'entendent sur une observation identique, même si toutes ces observations concordent, elles demeurent des interprétations. Prendre le même système de référence mène en principe au même résultat mais ne signifie en rien que le système est valide – donc que le résultat est acceptable. Il fut un temps où la majorité des regards scrutant l'horizon estimaient que la terre était plate ; plate et immobile… Il convient de nous ôter de l'esprit que nous puissions être en communication directe avec le monde : nous le percevons de différentes façons, en fonction de nos sensations, de nos systèmes de référence. Changeons par exemple le système de référence d'une image en la projetant au ralenti sur l'écran : le mouvement du sprinter que nous voyons n'est pas une illusion. Notre mesure du temps a été affectée par une altération de notre perception…

Notons enfin qu'espace et temps s'impliquent mutuellement, ne peuvent être convoqués l'un sans l'autre. Voir deux objets distants, c'est les voir successivement. Si le soleil nous apparaissait immobile (= espace) nous ne pourrions mesurer la durée (= temps). Isoler temps et espace c'est nier ce continuum dont dépend pourtant notre expérience du monde. Notre esprit dissocie ce qui ne fait qu'un, refuse d'accepter que ce temps et cet espace lui appartiennent – ou plutôt sont une de ses facettes. Temps et espace, le monde tout entier, sont l'observateur – donc indissociables de sa perception. Ce monde semble varier parce que nous varions… Les grands maîtres n'ont rien dit d'autre : "Quand vous parlez du passé, c'est aussi maintenant. Il n'y a pas de passé, passé et futur n'ont aucune réalité. Ce que nous appelons le passé est une pensée présente, le temps comme l'espace sont une manière de penser un état d'esprit." [2]

Au niveau de l'infiniment petit, les notions de temps et d'espace doivent être pensées autrement que nous le faisons habituellement. Une particule (atome, ion, photon, etc.) est dite "délocalisée" dans l'espace, c'est-à-dire qu'elle est à la fois ici et là-bas. Détectée par un instrument de mesure elle se relocalise en un lieu déterminé mais imprévisible : quoi qu'on sache de sa nature, il est impossible de prévoir où la particule sera manifestée. "Pour résoudre ce paradoxe du monde quantique, les physiciens n'ont pas manqué d'imagination. Everett a alors postulé qu'au moment de la mesure, la particule ne fait pas un choix arbitraire unique entre tous les lieux où elle peut se manifester : pour lui elle se relocalise en tout point possible, mais chaque point qu'elle occupe alors existe dans un univers particulier. Autrement dit, l'observateur de notre monde la voit se matérialiser en un lieu précis, tandis qu'un observateur d'un univers parallèle la verrait se matérialiser en un autre lieu, et ainsi de suite… avec autant d'univers qu'il y a de lieux possibles pour la particule. Le postulat des univers est purement théorique, indémontrable, et présente des difficultés[3] dont surtout, le fait que pour chaque particule de notre univers (il y en a plus de 10 puissance 79), sa relocalisation créerait une quasi-infinité d'univers parallèles…" [4]

Dans l'univers quantique l'espace n'est pas tridimensionnel et il n'y a pas de temps absolu. Chaque objet en mouvement possède sa propre échelle de temps. Si deux observateurs considèrent un même phénomène en se déplaçant à des vitesses différentes (mais proches de celle de la lumière), ils ne pourront pas aboutir à un témoignage commun : ce que l'un aura perçu à un moment de son passé, sera apparu à l'autre à un moment de son futur : le temps s'écoule plus lentement si la vitesse se rapproche de celle de la lumière (dilatation de temps). Une horloge en mouvement retarde sur une horloge fixe. Il n’y a donc pas plus de temps absolu, qu'il y a de séparation objective entre le passé et le futur.

Que faire de cette connaissance, dans la vie de tous les jours ? Il nous est certes très pratique d'utiliser le temps des horloges dans le quotidien ! En revanche, il convient de prendre conscience que nous ne vivons que "maintenant"… "Par exemple, si vous avez commis une erreur dans le passé […] et que vous revenez mentalement dessus sans arrêt, si vous vous critiquez et éprouvez des remords ou de la culpabilité, c'est que vous êtes tombé dans le piège du moi et du mon." [5]



[1] Ainsi, l'éternuement que je viens d'avoir n'est pas plus proche ni plus éloigné que la construction des pyramides ; l'affirmer serait raisonner en termes d'espace ce qui est un non-sens.
[2] Jean Klein, op. cité.
[3] La "difficulté" évoquée ne paraît guère acceptable : un univers n'occupe pas de "place" ; par conséquent une "quasi-infinité" ne saurait poser de problème qu'à notre conception réaliste du monde…
[4] Science et Vie, oct. 2009, p.11
[5] Eckart Tolle Le pouvoir du moment présent, éd. Ariane Editions, 2000.

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