Rencontre sur le Mékong

dimanche 20 janvier 2013

YOGA : REPONSES A DES QUESTIONS FONDAMENTALES (4) - Connaître mieux

Il existe une "connaissance" qui va bien au-delà de nos aptitudes ordinaires


La "connaissance" peut mener à une compréhension du Réel autrement plus exaltante que tous les savoirs d'ordre intellectuel...

Le Jnâna-Yoga (abrégé : JN)



Le JY est le plus souvent traduit par « yoga de la connaissance ». S’agit-il de « connaissance intellectuelle », de celle que recherchent tous ceux qui s’instruisent en vue d’accroître leur savoir ?
S’il s’agissait  de ce type de connaissance il suffirait de potasser la question jusqu’à ce que surgisse la libération (qui est, ne l’oublions pas, le but du yoga originel). Tout érudit serait un jivan mukhta, un libéré vivant. L’illumination spirituelle n’est pas l’ « Eurêka » intellectuel d’Archimède. Nous sommes sur deux plans différents (mais pas forcément opposés).
La notion de "connaissance" est vaste... Thomas d’Aquin établissait une distinction entre les vivants connaissants et ceux non connaissants. Il expliquait la distinction ainsi : « Les connaissants se distinguent des non connaissants en ce que ceux-ci n’ont que leur forme propre ; mais le connaissant est capable de participer à la forme d’une chose étrangère. » Le chêne, le granit, l’hirondelle ont leur propre « forme » qui est leur perfection. Mais cette perfection est en quelque sorte inamovible, "imperfectible". Ce qui caractérise l’humain c’est non seulement le fait de posséder lui aussi sa « forme propre » mais sa capacité à s’étendre au-delà de lui-même, à participer à la nature d’autrui et de la vivre. Par la connaissance sensible (exemple : « Ce ciel est bleu et gris ») et par la connaissance intellectuelle (ou, pour simplifier,  sa capacité d’abstraction. Exemple : « l’homme est un animal sociable »), il prend « possession » du monde extérieur et du monde intérieur. C’est alors qu’intervient l’ « intelligence »  par laquelle l’homme, comme dit Aristote, « devient toute chose ». Il faut entendre par là qu’à son plus haut degré, cette intelligence vise idéalement à saisir l’ « essence » des choses. Elle y parvient tant qu’il s’agit pour elle de notions génériques (qu’est-ce qu’un minéral, un végétal, un animal ?) mais si elle tente de capter l’essence des multiples espèces contenues en ces genres, elle ne peut qu’énumérer des propriétés : tel végétal c’est cela, plus cela, plus cela, etc. Notre intelligence ne peut donc nourrir notre vie intérieure qu’à partir du matériel, du « corporel ». En cela elle est très limitée. 

Serait-ce alors ce qu'on appelle l' « intuition » qui, en quelque sorte, prendrait le relais de cette intelligence limitée ?
Là encore, c'est un problème de vocabulaire : tout dépend de ce qu'on entend par "intuition". Certains penseurs estiment que l'intuition humaine est une opération particulière de la raison. Elle ne peut donc saisir les "essences". Seul le Divin (dont l'Intuition serait forcément identique  à son Essence) possède la compréhension de tout l'Etre – créé et incréé – avec toutes ses modalités d'existence.  D'autres considèrent que notre intuition est avant tout source d'illusion; d'autres de vérité, voire de la Vérité…

Nous sommes donc dans l'incertitude la plus complète ?
Oui si nous nous enfermons dans le champ de la philosophie ou de la métaphysique en parcourant les voies multiples des explications théoriques qu'elles proposent. La force  de l'hindouisme est que ses "penseurs" sont aussi des expérimentateurs. Si le yoga n'était qu'une philosophie il serait une théorie de plus et rien d'autre. Il serait objet de connaissance, intéressant peut-être pour notre intelligence dévoreuse d'idées, mais pas plus intéressant que d'autres théories tout aussi séduisantes pour le mental.
La force du yoga en général, donc du JY en particulier, est qu'il est non pas seulement objet de connaissance mais surtout moyen de Connaissance – ce que devrait être au fond toute philosophie. Car à quoi bon les théorie – mêmes les plus brillantes – si elles ne changent pas la vie ? si elle ne permettent pas à l'homme de s'accomplir – pour ne pas dire se "libérer"[1] ?

Donc, si l'on veut  comprendre la nature du JY considéré comme "yoga de la Connaissance", il faut se garder de l'assimiler à une opération intellectuelle, intuitive même. Il n'est pas moral, pas physique… Que reste-t-il alors? Quel est son champ d'existence?
Le JY vise en effet la délivrance non pas par le Sâmkhya (sur lequel s'appuie néanmoins par certains aspects la BG), non pas par le Bhakti-yoga, ni par le Karma-yoga, mais par ce moyen qu'est le JY d'accéder à la Vérité nouménale. Autrement dit par une transformation de la conscience, sorte de mue à l'issue de laquelle, tout en restant soi-même, on n'est plus dupe de l'illusion complète dans laquelle on considère  le monde, les autres, sa propre réalité d'être.
Le jnâna-yogi veut échapper à l'illusion qui nous fait prendre les phénomènes (tout ce qui est perceptible, intelligible…) pour l'essence même de la Réalité (vérité nouménale) dans laquelle ils prennent leur source. En termes sâmkhiens on dira de façon un peu triviale que le jnânin ne veut plus prendre Prakriti pour Purusha.
Cette illusion (la Mâyâ de l'Advaïta Vedanta) concerne à la fois le temps (kâla), l'espace (desha), la causalité (nimitta) qui ne sont que des mirages. Se débarrasser de l'illusion permet alors d'accéder à la connaissance du Principe originel de tout ce qui "est" – le reste n'étant qu'apparences. Ce Principe, c'est Brahman, la seule Réalité soumise à aucun changement. Nous avons, profondément ancré en nous, le sentiment de vivre dans un monde fait de dualité : il y a moi et les autres, moi et le monde, le bien et le mal, le juste et l'injuste, le plaisir et la souffrance… Ce sentiment est dû à notre ignorance  (avidyâ, ajnâna). Il est pure illusion, tromperie, produit de l'imagination. Seul Brahman est réel (et Atman qui est Brahman en nous) le Soi, Cela. De ce point de vue, la "connaissance" permet une sorte de "re-naissance" qui se fait grâce à la dé-couverte de ce qui était déjà là, mais caché : "Celui qui voit que toute action est faite en vérité par Prakriti, et que le Moi est le témoin inactif, il voit". " Quand il perçoit l'existence diversifiée des êtres demeurant dans l'Etre éternel unique et jaillissant de Lui, alors il atteint au Brahman" (XIII, 30-31)

Cette "connaissance" telle que vous la présentez est-elle nommée comme telle dans la BG ?
Et comment ! Dès le ch. II, sloka 16, il est question des jnânî-bhakta, ceux qui sont "amoureux de la connaissance" et qui "voient les vérités essentielles". Notez bien : pas ceux qui "connaissent" intellectuellement ces vérités mais ceux qui les "voient", donc qui les vivent par l'expérience. Il ne s'agit pas là de ces vérités à prouver par le discours argumentatif mais à expérimenter intérieurement[2]. Ce constat est réitéré et clairement formulé : "… les hommes de connaissance qui ont vu (non ceux qui savent seulement par l'intelligence) les vrais principes des choses, t'instruiront" (IV, 34). Cette vérité, disent les sages, est de l'ordre de l'évidence mais nos doutes, nos peurs, notre ignorance donc, empêchent sa claire vision.
Nous reviendrons sur la notion d'ignorance. Poursuivons notre lecture : "Parmi les vertueux qui se tournent vers Moi (le Divin) il y a quatre sortes de bhakta : ceux qui souffrent, ceux qui cherchent le bien dans le monde, ceux qui cherchent la connaissance et ceux qui M'adorent avec la connaissance…" (VII, 16). "Parmi eux, celui-là est le meilleur qui a la connaissance, qui est toujours en union constante avec le Divin…" (VI, 17). "… beaucoup d'êtres purifiés par l'austérité de la connaissance sont arrivés à Ma nature d'être" (donc à la nature divine du Purushottama) (IV, 10). "Par elle (cette connaissance) tu verras (encore ce verbe de perception) toutes les existences sans exception dans le Moi, donc en Moi-même" (IV, 35). "Je te dirai (…) la connaissance essentielle, et avec elle la connaissance totale, telle que, quand on la connaît, il n'est rien qui reste à connaître" (VII, 2).

Quelles sont les conditions à remplir préalablement pour prétendre accéder à ce type de connaissance – de "clair-voyance"?
La BG le dit très clairement : il faut d'abord être convaincu jusqu'au plus intime de ses fibres : il faut avoir la foi. Comment avoir la foi si on ne l'a pas, cela c'est un autre problème. Mais cet état de certitude intérieure (de quasi évidence d'une réalité qu'aucun discours rationnel ne peut exprimer ni transmettre) est primordial. A moins d'être inconséquent, comment engager à la légère toute son existence dans la voie du renoncement le plus exigeant qui soit si l'on ne croit pas à ce qu'on fait ni aux raisons pour lesquelles on le fait ? Voici ce que dit la BG : "Le Bienheureux Seigneur va révéler une vérité libératrice : la connaissance royale, le royal secret […] c'est une pure et suprême lumière que l'on peut vérifier par l'expérience spirituelle directe, c'est la connaissance juste et vraie, la loi même de l'être. Elle est facile à mettre en pratique et impérissable. [Mais il y faut la foi]. L'âme qui n'a pas la foi dans la vérité et la loi supérieures […] devra retourner dans la voie de la vie mortelle ordinaire (sujette à la mort, à l'erreur et au mal)." (IX, 2 et 3).
L'obstacle majeur est donc le doute : " L'ignorant sans foi, l'âme de doute, va à la perdition; ni ce monde, ni le monde suprême, ni aucun bonheur n'est pour l'âme pleine de doutes"(IV, 40) "…ayant, par l'épée de la connaissance, tranché ce doute qu'a soulevé ton ignorance et qui loge en ton cœur, aie recours au yoga…" (IV, 42). Le doute – nécessaire dans le domaine de la vie intellectuelle – s'avère être dans le domaine spirituel le pire obstacle ("aucun bonheur n'est pour l'âme pleine de doute" !). Krishna dit qu'il est dû à l'ignorance : "La connaissance est enveloppée d'ignorance; c'est pourquoi les créatures sont égarées" (V,15)

On peut supposer que le terme d'"ignorance", comme celui de "connaissance" dont il est l'antonyme, n'est pas à comprendre, lui non plus, sur le plan intellectuel…
En effet, et de ce point de vue, un érudit, un spécialiste des métaphysiques indiennes, un orientaliste très savant pourront être complètement "ignorants" au sens où l'entend Krishna. L'ignorance dont il est  question est en fait l'illusion dont nous parlions : nous avons la conviction que tout ce qui compte pour nous sur cette terre c'est cela le "réel". Nous sommes des prisonniers enfermés dans les limites étroites d'un cachot que nous avons aménagé pour le rendre vaille que vaille supportable : l'habitude finit par nous le faire paraître agréable. Ou bien nous avons tellement investi d'efforts depuis des milliers d'années pour le rendre tel, que le voir comme un cachot nous serait insupportable. Et puis la peur du changement, le traumatisme qui consisterait à tout remettre en question, nous incitent à poursuivre notre vie de prisonniers en la rendant aussi supportable que possible. Il y a bien le bonheur… Mais tant pis pour le bonheur : le confort le remplacera…     
                                                                                                                                                      
D'où vient notre incapacité à voir spontanément ce qui est ?
Cette illusion dans laquelle nous vivons vient de ce que notre connaissance est affectée par les  guna. Ce point un peu "technique" fait l'objet du chapitre XVIII qui se réfère directement au Sâmkhya. Arrêtons-nous-y un instant.
La connaissance qui ne voit les choses que sous leur aspect multiple, incapable de saisir l'unité, est dite rajasique.
Celle qui refuse de considérer la multiplicité et s'enfonce dans la routine est la connaissance tamasique.
L'action d'un homme rajasique est entreprise sous l'empire du désir, avec une volonté forte de triompher et beaucoup d'énergie mise en jeu.
L'action d'un homme tamasique est accomplie de façon aveugle, mollement, sous la pression des instincts, sans mesure des conséquences pour autrui.
Le rajasique passe de l'enthousiasme à l'abattement; le tamasique, obstiné, remet au lendemain, ne croit pas à grand chose…
On comprendra que chacun de ces deux types (avec les mélanges possibles de tendances nuancées) conçoit l'existence d'une certaine manière, en fonction de ce qu'il est, de ce qu'il désire. Aussi intelligent et brillant soit-il, artiste, philosophe, astrophysicien ou président de la république, chacun vit et pense dans l'erreur, dans l'ignorance. Un trait essentiel de cette erreur est que chacun (rajasique ou tamasique) croit qu'il est l'auteur de ses actes. C'est le grand aveuglement : "…celui qui – à cause d'une compréhension ignorante – regarde le pur Moi comme l'auteur, en vérité celui-là, l'intelligence pervertie, ne voit pas. Celui qui est délivré du sens de l'ego, dont l'intelligence n'est pas affectée, il ne tue pas, même s'il tue ses hommes, ni n'est enchaîné." (XVII, 16-17)
Reste le personnage du troisième type, le sattvique.
Sa connaissance lui permet de voir "un être impérissable unique en tout devenir, un tout indivisible unique en toutes ces divisions" XVIII, 20). 
Son action sera "justement réglée, accomplie sans attraction ni répulsion" (XVIII, 23). "Libre d'attachement, libre d'égoïsme, plein de résolution ferme (impersonnelle) et d'une calme rectitude de zèle, sans ivresse dans le succès, sans découragement dans l'échec" (XVII, 26). C'est là le portrait de celui qui ne vit pas dans l'ignorance, celui dont buddhi (intelligence supérieure) détermine en lui la pensée et le comportement justes. Mais il pourra aller encore au-delà, ainsi que l'explique Shri Aurobindo : "La culmination de l'intelligence sattvique est atteinte par une aspiration haute et continue de la buddhi lorsqu'elle est établie sur ce qui dépasse la raison ordinaire et la volonté mentale, dirigée vers les sommets, appliquée à une ferme maîtrise des sens et de la vie, à une union par le yoga avec le Moi suprême de l'homme, le Divin universel, l'Esprit transcendant. C'est alors, une fois ce point atteint à travers le guna sattvique, que l'on peut passer au-delà des gunas, monter au-delà des limitations du mental, de sa volonté et de son intelligence, et que sattva lui-même disparaît en Cela qui est au-dessus des gunas […] Parvenus à ce sommet, nous pouvons laisser le Suprême guider la nature en les éléments de notre être dans la libre spontanéité d'une action divine : car il n'y a plus alors d'activité fausse ou confuse, plus d'éléments d'erreur ou d'impuissance pour obscurcir ou déformer la perfection lumineuse de l'Esprit." (La BG, p. 295)

Revenons aux éléments qui risquent de compromettre cette quête de la vérité : à part le doute, de quoi faut-il se méfier ?
De cet ennemi omniprésent qui gouverne souvent notre vie physique, vitale ou affective, mentale ou intellectuelle, etc. et de son alliée inséparable, tous deux formant un couple étroitement uni que  dénonce la BG mais aussi beaucoup d'autres textes. Ce couple infernal, "C'est le désir et sa compagne la colère, enfants de rajas, qui souillent tout, qui dévorent tout. Sache que c'est là le grand ennemi de l'âme [qu'il faut abattre]" (III, 37). Chacun sait combien nous sommes soumis aux attractions, répulsions, plaisirs, chagrins, douleurs, frustrations, rancoeurs, amertume et tout le cortège des sentiments qui nous tiraillent constamment et nous entraînent hors du chemin de l'accomplissement. Le désir est un "feu insatiable" (II, 39) qu'il convient d'éteindre par tous les moyens. Extirpé, le désir fait place à la "vérité calme, claire et lumineuse de l'esprit" (III, 41). Quant à la colère, elle disparaît si le désir n'est plus.

Comment alors se débarrasser de ces obstacles qui nous masquent la Réalité, Brahman ?
Les maîtres le disent et le redisent : par la pratique constante d'une lucidité toujours en éveil, l'attention donc, et par cette attitude consistant à se tourner constamment vers le Divin, comme l'aiguille aimantée se tourne vers le nord. La connaissance intellectuelle de ce dont nous parlons, bien que connaissance inférieure,  n'est pas à rejeter car elle aide à approcher une forme de compréhension pouvant agir comme un tremplin vers ce qui sera ensuite la forme supérieure de la connaissance. Celui qui a vraiment soif aura bien sûr plus de chance de découvrir la source dont il a une connaissance livresque. Mais il est vrai également que cette soif n'est pas toujours assez forte et qu'on se contente des descriptions de la source. Cependant, "…ceux qui cherchent le non-manifesté indéfinissable, immuable, omniprésent, impensable, tenant de soi son équilibre, immuable, constant, ceux-là aussi, par la maîtrise de tous leurs sens, par l'égalité de leur compréhension, par leur vision d'un Moi unique en toutes choses […] ceux-là aussi arrivent à Moi." (XII, 3-4). Ils sont là, les moyens, dans cette attitude sur laquelle revient Krishna : "Un esprit méditatif tourné vers la solitude et qui s'écarte du vain bruit des foules et des assemblées des hommes, une perception philosophique du vrai sens et des vastes principes de l'existence, […] l'amour de Dieu, l'adoration constante et profonde de la Présence universelle et éternelle – telle est déclarée la connaissance"(XIII, 11-12).

L'ignorance qui est à l'origine de notre emprisonnement doit être anéantie : par quels moyens ?
Il faut d'abord savoir qu'il n'y a pas de "truc" ni de recette facile ! Un effort personnel intense est exigé. Shri Aurobindo précise même que "Celui qui pratique exclusivement le yoga de la connaissance s'impose une lutte constante contre les exigences multiples de sa nature; il refuse même de satisfaire à ses exigences les plus nobles…" (op. cité p. 219).
Deux voies sont habituellement proposées : celle de l'affirmation par laquelle on fait entrer tout ce qui apparaît comme multiple dans l'unité : Tat tvam Asi, tout est Cela, tout est Brahman : cet objet, cette personne, ce sentiment, cette idée…
La deuxième voie est celle de la négation et consiste à travailler sur la conception que l'on a de soi-même : je ne suis pas ce corps, pas ce sentiment, pas cette intelligence… L'ego finit ainsi par s'évanouir et on arrive à la conscience de l'atman.
La difficulté est déjà dans la compréhension de ce point de vue (j'aurai beau répéter "je ne suis pas ma colère", si je ne "sens" pas réellement cela, à quoi bon?) mais aussi dans sa pratique sans cesse réitérée, jusqu'à ce qu'elle devienne une manière d'être – sans pour autant être une habitude, un automatisme creux…
Râmakrishna disait que chaque siècle ne produisait qu'un jnâna-yogi ! C'est qu' il ne s'agit pas de faire des phrases : il y a d'abord le rejet effectif, vécu, de ce qui n'est pas du domaine de la quête, de l'absolu; un renoncement aux attachements les plus subtils, non seulement physiques, mais aussi psychiques, conscients et inconscients car tout attachement est un obstacle. Et si je suis un jnâna-yogi à cent pour cent, je ne compte que sur moi même : inutile donc d'invoquer l'aide du Ciel ! Le Bienheureux le dit : "Pour ceux-là qui se consacrent à la quête du Brahman non-manifesté, la difficulté est plus grande; les âmes incarnées n'y peuvent atteindre que par une mortification constante, une souffrance de tous les éléments réprimés, une peine austère et une angoisse de la nature" (XII, 5). Ce à quoi ajoute Shri Aurobindo qu'il ne faut pas pour autant croire que plus la difficulté de la voie choisie est élevée, plus grande est son efficacité. Mais il est vrai qu'il s'agit là d'une voie aussi efficace que les autres :  "Celui qui a la foi, qui a compris et maîtrisé son mental et ses sens, qui a fixé tout son être conscient sur la Réalité suprême, celui-là atteint la connaissance; et, ayant atteint la connaissance, il va rapidement à la Paix suprême" (IV, 39).
Ce qui demeure certain, c'est qu'on ne progresse pas plus en se faisant ignorant qu'en ne comptant que sur la compréhension intellectuelle ! Certes, vouloir connaître l'absolu alors que notre connaissance ne peut que porter sur le relatif, peut apparaître comme une gageure. Swami Vivekânanda (in Jnâna-yoga, A. Michel, p.402) répond pourtant ceci : "Comment connaîtrons-nous le "Connaisseur" (= Brahman)? Le vedânta nous dit : "Nous sommes Lui, mais nous ne pouvons jamais le connaître, parce qu'Il ne peut jamais devenir l'objet de la connaissance" [...] Nous pouvons néanmoins en avoir de temps à autres des aperçus. Une fois que le mirage de ce monde aura été rompu, il pourra revenir encore, mais sans plus avoir pour nous aucune réalité. Nous saurons que c'est un mirage. Or le but de toutes les religions est d'arriver à ce que cache le mirage [...] La première chose dont doit se débarrasser celui qui veut être un jnânin est la crainte; c'est un de nos pires ennemis. Ensuite ne croyez à rien avant de savoir [...]"

Nous verrons, en faisant la synthèse, comment se situe le JY dans la BG. Pour l'instant nous terminerons sur une phrase de Krishna qui semble donner beaucoup plus d'importance au JY qu'au karma-yoga : "Les œuvres [...] sont bien inférieures au Yoga de l'intelligence; désire plutôt trouver refuge dans l'intelligence; ce sont de pauvres âmes misérables, celles qui font du fruit de leurs œuvres l'objet de leurs pensées et de leurs activités." (II, 49) Il suffit de bien lire : ce n'est pas là une critique du karma-yoga, mais de l'attitude erronée d'un karma-yogi égaré ! Retenons-en une vérité importante : notre intelligence ordinaire se mobilise souvent pour des buts sans intérêt et auxquels nous conférons énormément d'importance (au point d'y attacher tout notre bonheur ou tout notre malheur). Cette intelligence peut donc devenir un instrument d'asservissement.
Réfléchissant à cette évidence, comment ne pas souhaiter acquérir un peu de cette intelligence supérieure (buddhi) qui nous ramène à ce que nous sommes réellement : partie du Moi unique ? Si cette intelligence nous maintient un peu dans cette conscience nous ne pouvons que vivre de façon plus juste et nous sentir plus apaisés parce plus libres – donc plus disponibles à l'essentiel et à autrui.   


[1] Mais être pleinement humain, n'est-ce pas cela aussi la "libération" ? Ce serait un autre débat…
[2] J'aime bien l'image du citron : puis-je prouver à quelqu'un par des mots la vérité du goût du citron? 

                                                                                                       GD

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